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Dossier d'un cours réalisé en classe de terminale littéraire par Claudine Lanoë. Selon le programme en vigueur, ce cours portait sur le roman de Flaubert, Madame Bovary, vu à travers les scénarios et brouillons de Flaubert. Claudine Lanoë est professeur de Lettres classiques au lycée Antoine Watteau de Valenciennes. Elle enseigne le latin en hypokhâgne et en khâgne, et la littérature en terminale littéraire. Elle collabore au site associatif des professeurs de lettres Weblettres. Ce dossier comporte :
Nous remercions Claudine Lanoë de nous permettre de publier ce travail. Texte mis en ligne le 16 août 2015. © : Claudine Lanoë. Homais, un être de papierDans
le dossier de l'édition GF, Yvan Leclerc écrit à propos du premier scénario de Madame Bovary : « L'intérêt se
concentre sur la psychologie des personnages et sur l'intrigue amoureuse et
financière : on ne trouve rien encore sur le milieu de la province[1] ;
Homais
et Bournisien, c'est-à-dire les discours positiviste
et religieux, sont encore à inventer ». L'exemple d'Homais permet ainsi d'aborder
la genèse d'un personnage de roman, de saisir le processus de sa construction à
partir de l'étude des documents préparatoires à la phase rédactionnelle, de
comprendre qu'il est « un être de papier », né en quelque sorte logiquement
des choix narratifs de son auteur, mais qu'il tire aussi son origine d'œuvres précédentes,
en particulier du personnage de M. Henry, le père du héros de la première ducation sentimentale,
et qu'il engendrera Bouvard et Pécuchet, devenant un archétype littéraire. Nous
étudierons principalement la genèse du personnage, sa construction progressive
comme personnage au fil des trois scénarios généraux et de scénarios d'ensemble.
Nous porterons ensuite un intérêt particulier à la double entrée en scène du
personnage, à la fois balzacienne et d'une étonnante modernité, et à une
esquisse de l'épilogue (p. 61 des Plans
et scénarios) encore plus étonnante, qui constitue un repentir, Flaubert y
ayant renoncé pour l'épilogue que nous connaissons dans la version définitive.
Nous élargirons ensuite notre étude à l'archétype que semble constituer le
personnage d'Homais dans l'œuvre de Flaubert qui, ne l'oublions pas, toute sa
vie travailla à son dictionnaire des idées reçues et eut, comme l'écrit Michel Winock dans sa biographie de l'auteur de Madame Bovary (p. 53), la conviction que
« la bêtise prend sur le monde un empire absolu ». Dans une note (p. 58
des Plans et scénarios[2])
Flaubert écrit d'ailleurs : « Homais vient de Homo=l'homme »,
nous invitant à deviner le personnage générique sous le nom propre. 1 - La construction d'Homais : phase pré-rédactionnelle – étude des scénarios d'ensemble[3]La
construction du personnage est progressive. Tout d'abord le désignateur du
futur personnage d'Homais demeure « le pharmacien »
jusqu'aux notes du troisième scénario général (p. 18) où il reçoit un nom.
Il figure alors dans la liste des personnages « pharmacien
Homais » ; Bournisien et curé aussi,
séparés. Il n'a de caractéristiques physiques que dans le troisième scénario
mais dès les notes du premier scénario (p. 3) — nous y reviendrons
plus loin — est doté d'un statut social comme correspondant du
journal de Rouen, et d'une orientation politique : libéral (la structure
binaire maison du pharmacien / église, préfigure l'opposition des deux
personnages). S'il a une amorce de famille en la personne du petit cousin
dès le scénario d'ensemble (les trois phases amoureuses, p. 8), sa famille
s'étoffe vraiment dans des notes du troisième scénario. A - Le premier scénario général p. 1-2Le
« pharmacien » est mentionné, dès le premier scénario général, dans une
note marginale à laquelle renvoie le signe x (interlinéaire) dans le
développement, à propos du « 1er clerc du notaire d'en
face » ; cette note est la suivante : x passe tous les jours
sous ses/ fenêtres en allant à l'étude- la m (barré) il a une chambre / dans la
maison en face chez le / pharmacien. Or,
dès le premier scénario général le personnage de Charles Bovary est
« officier de santé » ; il est donc parfaitement logique dans
l'économie du récit d'avoir le couple officier de santé-pharmacien. Ce
personnage est donc induit par l'existence du personnage de Charles Bovary
officier de santé. Il résulte logiquement du choix par l'auteur de la fonction
de Charles Bovary : si le village a un officier de santé, il doit avoir un
pharmacien. Mais il existe aussi dans l'économie du
récit par rapport au clerc de notaire qui a d'emblée une fonction narrative
(adultère d'Emma avec lui – 1ère version modifiée par Flaubert —
voir les trois phases amoureuses) dont il est le logeur. Bien qu'il soit
encore dépourvu de nom, marginalisé dans le système des personnages, on a déjà
ici à l'état d'ébauche sa fonction sociale et une possible fonction narrative. La
mention de « la maison en face » permet aussi de situer la maison
Bovary et d'organiser l'espace de Yonville. Si
le suicide d'Emma est mentionné, le mode opératoire (arsenic volé dans le
capharnam du pharmacien) ne figure pas encore. En
revanche, des notes p. 3, nous éclairent sur les intentions de Flaubert dès ce
premier scénario : le pharmacien, confident — toujours en
manche de chemise — les confitures, correspondant du journal de
Rouen – libéral. Flaubert
a bien l'intention de donner de l'épaisseur au pharmacien, de l'intégrer au
système des personnages : il est le confident du 1er clerc ; on
a déjà une amorce de portrait « toujours en manche de
chemise » ; il complète son statut social : correspondant du
journal de Rouen – il a des idées politiques (libéral). De
plus ces notes concernent aussi les deux amants dont il cherche les noms :
Henri Leclerc Léopold Adol(barré) Duprey Dupray
henri (barré) Leclerc henri
(barré ) / théodore Duval (barré) Boulanger. Le
pharmacien fait donc lui aussi l'objet de recherches. Le personnage est en
train de se construire. Enfin
la mention des confitures prouve que Flaubert pense déjà au passage de la
colère d'Homais (III, 2 - version définitive) contre Justin p. 319 à propos de
la « clé du capharnaüm » + p. 320/321 devant Emma :
« Ah ! tu ne sais pas !… une poudre
blanche… dangereux… de l'arsenic… ». Il y
revient dans une note de régie p. 52 : « mettre la colère d'H –
dans la 3e p de la 2e( ?) pr qu'elle serve à
l'empoisonnement/ & n'en soit pas très loin ? » B - Deuxième scénario généralLe
deuxième scénario général fait passer la mention du pharmacien de la note
marginale au développement et l'intègre dans la structure binaire flaubertienne
(deux amants, deux mariages, deux villages etc.) : la maison du pharmacien
est opposée à l'église. Voici
ce qui concerne le personnage : Note interlinéaire : admirée du pharmacien (mémoire d'Hivert) La note
de marge du premier scénario général passe en développement : la maison d'Yonville (nommé : ailleurs en 1) sur la place –
l'église – en face le pharmacien. De plus
la mention de l'église renvoie à la structure binaire du roman. L'opposition
entre le pharmacien anticlérical, héritier des Lumières, positiviste, ami du
progrès, et le curé, est désormais en place. C - Scénario d'ensemble (les 3 phases amoureuses) p. 8Le
pharmacien est toujours mentionné à propos du 1er clerc. Ce
scénario comporte une description du jardin « ce jardin est beaucoup plus
gd/ plus droit, plus cultivé & plus fleuriste que celui de Bovary », –
apparition du petit cousin de 12 à 15 ans. Le pharmacien a une famille. D - Scénario d'ensemble (II et III) p. 9-11Flaubert
intègre la note interlinéaire sur l'admiration (bcp
de mémoire) pour Hivert. Justin
a désormais une fonction : jardinier (elle évoluera) – et un âge :
14 ans. Il est
fait mention du vol de l'arsenic chez le pharmacien (p. 11). Le personnage a,
au moins indirectement, un rôle narratif. E - Troisième scénario généralFlaubert
a souligné (bcp de mémoire admirée du
pharmacien : Hivert (souligné). Le
personnage prend corps : description physique et éléments du caractère
(développement des notes). Il est
petit, gros, a des marques de petite vérole ; son caractère est résumé en
quelques mots : grave, farceur, forte tête. Son
statut de correspondant du journal de Rouen est confirmé (statut social). Et Homais
est présent jusqu'à la fin du roman (mais dans ces scénarios Flaubert
termine toujours le roman sur « la petite Bovary envoyée aux écoles
gratuites ») : il a désormais le statut de personnage à part entière. Il
tient cie à Charles pr
veiller Emma ; il ronfle ; note interlinéaire : goûte avec le
curé le matin ; tremble pr couper les cheveux de
la morte. Notes de marge : la place sépare la maison d'H de
celle de Bovary) Léon en
venant qqfois à Y améliore de voc
de H : chic, hasard… Dans les notes le personnage s'étoffe – Sa
femme Ses
marmots Sa
fortune La
teneur de ses articles (description de Y : le pt de vue d'H) pour attirer
l'attention sur Y (cf. l'article sur les comices) Voltairien
Impressionné
par le savoir Il fait partie de la liste des
personnages - « Pharmacien
Homais » : il a désormais un nom. Flaubert le considère comme un
personnage. On voit
donc se construire, au fil des scénarios, son double rôle, à la fois
sociologique et dramatique : Il est
l'opposé du curé, ce que souligne la citation d'Yvan Leclerc. Mais
aussi le double d'Emma : Note p. 4 sur trait de caractère d'Emma « jalouse de la position d'autrui » Note p. 7 (en travers) : Emma envieuse de la position d'autrui ce qui forme / un
lien de malice & de plaisanteries avec le Pharmacien. En
effet, si, du point de vue du couple Bovary, le roman se termine dans les
scénarios généraux sur ce que Flaubert appelle « la catastrophe
finale », c'est-à-dire la mort de Bovary et sa ruine, le romancier ajoute
un épilogue centré sur le triomphe d'Homais. L'étude
des documents préparatoires à la rédaction du roman prouve donc bien que le
personnage du pharmacien Homais est le fruit des choix narratifs de l'auteur
(Charles Bovary, officier de santé forme déjà un couple avec le pharmacien) et
qu'il se construit au fil des scénarios : de la maison du pharmacien qui
permet de situer, dans l'espace de Yonville, le 1er
clerc de notaire par rapport à la maison Bovary, conférant au futur Homais un
simple rôle fonctionnel – Flaubert est alors concentré sur
l'intrigue amoureuse — on passe à la fin de la phase
pré-rédactionnelle à un vrai personnage qui prend d'ailleurs place dans la
liste du troisième scénario général ; personnage qui prend de la
consistance dans les scénarios d'ensemble, les esquisses, ce qui prouve que
Flaubert l'a travaillé pour en faire, dans la version définitive, un des
personnages principaux, le double en quelque sorte d'Emma, validant le
sous-titre Mœurs de province. Il
est également intéressant d'étudier, dans la version définitive l'entrée en
scène du personnage : elle se situe, pour la première au chapitre 1 de la
2ème partie (p. 136), et si une seconde entrée figure au même
chapitre 1 (p. 138), nous ne nous intéresserons qu'à la première. 2 - Une entrée en scène à la fois balzacienne et moderne dans la version définitiveFidèle
au premier scénario général qui évoquait « la maison du pharmacien »,
Flaubert intègre à la description générale de Yonville
la description de la pharmacie. « Mais ce qui attire le plus les yeux,
c'est en face de l'auberge du Lion d'Or,
la pharmacie de M. Homais ! » Il s'agit d'un début apparemment très
balzacien mais ironiquement inversé : le personnage n'est pas à l'image de
son milieu mais le milieu à l'image du personnage. Car
la vanité d'Homais est lisible dans la description : l'ironie de Flaubert est
dans le point d'exclamation et l'hyperbole ; la pharmacie est comme le
phare du village (le quinquet, les bocaux de couleurs) ; le pharmacien y
étale sa science comme la maison étale ses inscriptions dans une variété
des écritures ; les noms techniques abondent comme les « robs » ;
la largeur de l'enseigne et les lettres d'or pour le nom et la
profession, l'appellation pompeuse du « laboratoire » et
l'utilisation ironique de l'italique signalent la cuistrerie. On est dans l'accumulation,
le surdimensionné, l'enflure. Yonville est un petit village où le cuistre peut
régner en impressionnant les ignorants par son savoir (il est en revanche très
veule devant les savants comme Canivet) ; la boutique est aussi à l'image
de son langage truffé de mots savants (p. 277 : « le nepata cataria »,
« sternutatoire » etc.). Or
l'entrée en scène du personnage a lieu ici, et de manière très
particulière : « Le
soir, principalement quand son quinquet est allumé et que les bocaux rouges et
verts qui embellissent sa devanture allongent au loin, sur le sol, leurs deux
clartés de couleur, alors, à travers elles, comme dans les feux de Bengale,
s'entrevoit l'ombre du pharmacien accoudé sur son pupitre. » Ce passage
est travaillé dans les brouillons Pharmacien
– Et la
boutique du pharmacien (inscriptions différentes…Barré) En note
interlinéaire : alors s'entrevoit (barré) …s'entrevoit …l'ombre opaque Lisant son
(barré) accoudé sur son pupitre à lire le journal
(barré) L'adjectif
opaque a disparu, l'action de lire le journal aussi, reste « l'ombre du
pharmacien accoudé sur son pupitre »… Cette
entrée en scène réduit le pharmacien à une ombre, une silhouette désincarnée, à
l'image de ce personnage du roman de Queneau Le Chiendent qui est plat dans l'incipit, prend de l'épaisseur,
puis redevient plat dans l'excipit semblable au début,
laissant ouvertes toutes les possibilités romanesques à venir. Flaubert, avec
cette ombre, nous rappellerait-il que tout personnage de roman est une construction,
un être de papier, une ombre ? Le brouillon permet au moins de dire que le
travail de Flaubert, comme souvent, consiste à barrer, à épurer, « à
retrancher », pour trouver la juste formulation. Cette
entrée en scène est donc double, à la fois balzacienne (la pharmacie est à
l'image du personnage), qui n'est qu'une ombre, la duplication en quelque sorte
de son officine. Or cette mention d'une ombre laisse toute la place au
lieu ; encore ombre le pharmacien va prendre corps p. 138, naître du récit,
d'ombre devenir un personnage incarné. Si
Flaubert a soigné l'entrée en scène du pharmacien, il a également hésité sur sa
présence à la fin du roman. En effet tous les scénarios généraux se terminent
sur « mort de Charles dans son jardin, sa petite fille aux écoles
gratuites. » Or l'épilogue, dans la version définitive, donne toute sa
place à Homais. 3 - Un épilogue qui aurait pu être métalittéraireIl
existe, de cet épilogue, un repentir qui figure à la page 81 de Plans et scénarios (op. cité). Ce texte
a le statut d'esquisse selon la nomenclature établie par Yvan Leclerc. Or si
les documents généraux relèvent de la phase pré-rédactionnelle, les scénarios
d'ensemble, partiels, et les esquisses, correspondent à un travail de Flaubert
pendant la rédaction de son roman[4]
comme en témoigne sa correspondance avec Louise Colet. L'existence de cette
esquisse d'un épilogue auquel Flaubert finalement renonce — d'où le
terme de repentir — prouve donc que Flaubert n'a pas définitivement
fixé le personnage d'Homais quand il commence à écrire Madame Bovary, qu'il est toujours en construction. Cet
épilogue met en scène un Homais décoré de la croix d'honneur, saisi
d'hallucination devant son reflet renvoyé par le miroir. Flaubert
y a renoncé alors qu'il était d'une extrême modernité ; il a une fonction métalittéraire
puisque, explicitement – l'entrée en scène du personnage ne l'est
qu'implicitement — cet épilogue fait référence au code de l'écriture, aux
codes du roman, à la construction du personnage, et signale qu'Homais prend
conscience qu'il n'est qu'un être de papier : « Doute
de lui » …doute de son existence. ne suis-je
qu'un personnage de roman, le fruit d'une imagination en délire,
l'invention d'une petit paltaquot que j'ai vu
naître (note marginale & qui m'a
inventé pr faire croire que je n'existe pas. Le délire s'achève ironiquement : cogito ergo sum le grand mot du rationalisme moderne. La
fonction métalittéraire installe donc un épilogue d'une fulgurante modernité,
qui fait écho à l'ombre du début. Le personnage dans un délire verbal fait
retour sur lui-même, doute de son existence dans la réalité, gomme toute
fonction référentielle à cette même réalité — contrairement à
l'épilogue de la version définitive qui s'inscrit dans le présent de l'écriture —,
interpelle son créateur qu'il traite de « petit paltaquot » ;
l'accuse de l'avoir inventé pour faire croire qu'il n'existe pas dans la
réalité. C'est toute la vanité d'Homais qui se confond avec le vide du
personnage, désincarné, simple reflet dans la glace, vanité au sens d'orgueil,
mais aussi de vide, de néant. Flaubert met à nu la construction littéraire, la
fabrique du personnage, entièrement fictionnel, être de papier, enfermé dans le
roman et dont l'existence dépend uniquement de la volonté de son romancier. Le
cogito ergo sum le résume ; il se réduit à cette
parole. Flaubert
abandonne cet épilogue mais il opte quand même pour une fin qui est elle aussi
métalittéraire : le temps du récit laisse place au temps de
l'écriture ; le présent de l'écriture renvoie à l'écriture du roman ;
et inscrit Berthe et Homais dans la réalité ; le temps du récit se confond
avec celui de l'écriture. Personnage
qui prend de l'épaisseur, envahit l'espace de Yonville
comme celui du roman, Homais est aussi un archétype, incarnant ce que Flaubert
déteste le plus, la bêtise. 4 - Homais : archétype littéraire flaubertienLa note
marginale de Flaubert c'est classe
dans le scénario partiel in Plans et
scénarios, p. 60 correspondant à l'épilogue définitif ironise sur le
triomphe d'Homais, fruit de son pragmatisme et de son opportunisme. La
correspondance avec Louise Colet témoigne de l'intention qu'a Flaubert de faire
d'Homais, l'archétype de la bêtise : À
Louise Colet, 26 avril 1853 : « J'ai une tirade de Homais sur
l'éducation des enfants[5]
(que j'écris maintenant) et qui, je crois, pourra faire rire. Mais moi qui la
trouve très grotesque, je serai sans doute fort attrapé, car pour les bourgeois
c'est profondément raisonnable. […] » San
doute Homais est-il un avatar du commis de La
Physiologie du commis[6]
de 1837, mais il doit surtout beaucoup à un autre personnage sorti d'un roman
de Flaubert, la première ducation sentimentale, le père d'Henry, « un
de ces hommes du grand troupeau […] se croyant raisonnable et cousus
d'absurdités », qui se caractérise par sa capacité à avoir des idées sur
tout et qui préfigure le pharmacien[7].
Il est
aussi dans le brouillon de Bouvard et
Pécuchet (1881) et fait écho, par
son discours au Dictionnaire des idées
reçues auquel Flaubert travailla toute sa vie. Enfin
Flaubert dans une note (Plans et
scénarios, p. 58) écrit : « Homais d'homo l'homme (en latin). »
Ce terme générique fait du personnage un type universel. Flaubert raconte certes
l'histoire d'Emma Bovary (voir la trame narrative du 1er scénario
général), mais il a aussi pour objectif de restituer l'arrière-plan sociologique
de cette histoire : le sous-titre « Mœurs
de province » le prouve. Or Homais, d'homo, homme, est le prototype de
cet homme, de ce bourgeois (Yonville est un bourg),
que Flaubert contemple, avec ironie. Son discours est truffé de lieux communs,
de préjugés ; il est pour le progrès mais évolue politiquement pour finir
conservateur, afin d'obtenir la croix d'honneur. Relisons à ce propos l'article
d'Homais sur les Comices et ses poncifs comme « le soleil tropical qui
répandait sa chaleur sur nos guérets [terres labourées non ensemencées mais
aussi poétiquement moissons], les villageoises « sémillantes », les
vieillards « sorte de patriarches » vestiges des « immortelles
phalanges » (celles du 1er Empire) etc., et Homais ne s'oublie
pas : « il rappelait dans une note, que M. Homais, pharmacien, avait
envoyé un Mémoire sur le cidre à la Société d'Agriculture » et le toast
« à l'industrie et aux beaux-arts, ces deux sœurs ». Ne manquent au tableau
ni « l'humble médaille », ni « les murs discrets de la chaumière ».
Il fait tout pour attirer sur Yonville et donc
surtout sur lui l'attention (voir la fin p. 419 à 420 puis p. 421 à 422 et p. 425). Homais
est donc bien un être de papier. Il naît d'abord du choix de Flaubert de faire
de Charles Bovary un officier de santé et n'a dans le premier scénario qu'un
rôle fonctionnel, celui de logeur du futur Léon Dupuis. Nous avons vu que
Flaubert, d'abord intéressé par l'histoire d'Emma, met en place l'espace de Yonville selon la structure binaire qui lui est chère, le
pharmacien s'opposant au curé. Au fil des scénarios le personnage se construit,
devient un des personnages principaux au point d'être, dans une note, le double
d'Emma. Car si le roman raconte la ruine du couple Bovary, consacrée par la
destinée de Berthe « envoyée aux écoles gratuites », il raconte aussi
l'ascension sociale du pharmacien puisque la version définitive s'achève sur
son triomphe en un alinéa final : « Il vient de recevoir la croix
d'honneur » ; c'est en lui que le sous-titre Mœurs de province prend tout son sens. À Tostes
« tout ce qui l'entourait immédiatement, campagne ennuyeuse,
petits-bourgeois imbéciles […] semblait [à Emma] un hasard particulier[…] » ;
à Yonville, Homais est l'archétype de
« l'homo » selon Flaubert, la bêtise personnifiée, faite homme. Claudine Lanoë Post-scriptum. La
question sur 8 points du sujet de la session de juin 2015 (métropole) portait
sur le personnage d'Homais. La voici : Les scénarios d'ensemble centrent la fin du roman sur « la petite fille de Charles […] envoyée aux écoles gratuites ». Mais c'est sur le triomphe du pharmacien Homais que s'achève la version définitive de Madame Bovary. Que pensez-vous de cette modification ? [1] Le roman, dans sa version définitive, est sous-titré Mœurs de province. Je me réfère ici à l'édition GF procurée par Yvan Leclerc. [2] Les trois scénarios généraux ont été mis en ligne sur le site de l'Université de Rouen (Atelier Bovary). Ils figurent aussi dans l'ouvrage de la collection Manuscrits aux éditions Zulma Plans et scénarios de Madame Bovary Gustave Flaubert, Présentation, transcription et notes par Yvan Leclerc, malheureusement épuisé. Je suis la pagination de ces Plans et Scénarios. [3] Documents utilisés : les trois scénarios généraux
— le scénario d'ensemble (les trois phases amoureuses), le scénario
d'ensemble (II et III début). On distinguera le développement des notes
interlinéaires et marginales ; au fil du travail d'élaboration, d'un scénario
à l'autre, les notes sont intégrées au développement qui prend ainsi de
l'ampleur. [4] À Louise Colet, 19 septembre 1852 : « […] Que ma Bovary m'embête ! […] Cette scène
d'auberge va peut-être me demander trois mois, je n'en sais rien. […] Je m'en
vais faire tout rapidement et procéder par grandes esquisses d'ensemble
successives. » À
Louise Colet, 25 septembre 1852 : « […] Bouilhet dimanche dernier,
m'a du reste donné d'excellents conseils, après la lecture de mes esquisses. »
[5] La tirade d'Homais est au chapitre 6 de la 2ème partie, après la blessure de Berthe repoussée violemment par sa mère à la page 397 (Bibliothèque de la Pléiade) [6] Balzac avait publié une Physiologie de l'employé, et la lecture de La Physiologie du mariage prouve que Flaubert y a puisé des idées pour la psychologie d'Emma. [7] Cf. Madame Bovary, collection texte et contextes, Magnard, p. 221-222 ; ouvrage malheureusement épuisé. |