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Daniel Lefort : Du texte impossible au mot insaisissable.
Mis en ligne le 30 octobre 2023.

Commentaire paru d'abord sur le site La République des Lettres de Pierre Assouline le 12 octobre 2023.

© : Daniel Lefort.

Sur le site À la littérature…, lire 6 autres comptes rendus sur ce livre :
- celui de Laurent Albarracin
- celui d'Albert Bensoussan
- celui de Pierre Campion
- celui de Jacques Goorma
- celui de Jacques Josse
- celui de Jean-Claude Leroy

Très différents entre eux, ils mettent en évidence des différences d'approches et, de fait, la richesse et la force du livre d'Alain Roussel.

Roussel Alain Roussel, Le Tecte impossible, suivi de Le Vent effacera mes traces, Éditions Arfuyen, 2023,13,50 €.


Du texte impossible au mot insaisissable

Au moment où la poésie se raréfie dans l'air quotidien, elle se purifie dans le cercle des poètes authentiques comme Alain Roussel qui ont conservé le sens aigu des pouvoirs du langage en marchant sur le fil de l'expression poétique, à la fois chemin de crête, fil d'Ariane et cordon de dynamite : trois images qui s'appliquent avec assez de justesse à son dernier livre, Le Texte impossible.

 

L'oxymore du titre est un ressort de l'imagination : le texte est possible puisqu'il est là, sous nos yeux, découpé en trois parties. D'abord un poème liminaire - « Lettre-poème pour un amour perdu » -, puis un essai poétique qui donne son titre au recueil et enfin quatre poèmes, regroupés sous le titre « Le vent effacera mes traces », à caractère autobiographique.

 

« Lettre-poème pour un amour perdu » évoque en des vers d'une fluidité magnifique « un dernier feu d'amour dans ma mémoire / avant qu'il ne s'éteigne ». J'y perçois des résonances qui me rappellent « Tournesol » d'André Breton et « Le manteau rouge « de Georges Limbour, poèmes narratifs où la coulée verbale apparie la puissance à la douceur. Poèmes d'errance dans la ville - Arles chez Roussel - où une femme apparaît dans la fulgurance de l'amour fou et moule le creuset où va se dérouler « Le texte impossible ». Breton déambulait parmi les fleurs, Limbour poursuivait le feu follet d'un vêtement dans la nuit, Roussel, lui, s'en remet à la mer pour se laisser porter par « ce chant qui (le) traverse », « indice peut-être d'une nouvelle naissance ».

 

À la suite de ce poème-préambule, « Le texte impossible » est une longue recherche, ou une méditation, sur l'acte d'écrire, faite d'impulsions et de retraits, de trouvailles et d'évitements : flux et reflux, ou plutôt vague déferlante et ressac d'un flot de paroles qui épouse le rythme de la mer comme on peut la voir en Bretagne où les bourrasques océanes viennent avec fracas interroger le rivage :

La vague déferle sans répit. Je finis par m'identifier à elle. […] j'emporte dans le ressac des fragments de pierre vers la haute mer, des parcelles de langue. Je déchiquète ainsi la parole à belles dents blanches d'océan furieux. Des mots résistent à mes assauts. Ils vacillent certes, mais s'accrochent à leur socle, alors je reflue […], je fuis par en-dessous dans un mouvement cyclique qui a quelque chose d'éternel, tantôt brisant les mots, tantôt brisé par eux.

Diastole et systole : chaque phrase est un battement de cœur dont la violence n'a pour égale que celle d'un érotisme flamboyant insufflant dans les corps les ardeurs de l'amour. La poésie sourd du réel le plus ordinaire : boire une bière au café, remarquer un sac à main ouvert sur une chaise, suivre du regard la femme qui s'est levée. Il suffit de laisser sa pensée s'abandonner au vent de l'éventuel, pour reprendre l'expression de Breton. Mais c'est également dans l'écriture qu'elle se loge et se love, une écriture que Roussel manie à la fois avec un sentiment de certitude et une sorte de désespoir : certitude lorsque le mot, la phrase jaillissent à l'improviste ; désespoir quand le « geyser » s'interrompt.

 

Il y a la femme et il y a la ville, Arles, l'une et l'autre évoquées avec une parfaite justesse par le poète, dans la densité de leur mystère et l'intensité du désir qu'elles provoquent. Étrange ville ronde, au charme prenant dès que je l'aperçois depuis le pont autoroutier, rose ou jaune orangé selon l'heure, toute coquette avec ses toits rouges serrés autour de ses clochers. Au centre, on dirait que le vent s'est saisi de l'obélisque au milieu de la grand-place pour la faire tourner comme un toton sur le socle rocheux de ses anciens remparts. La pierre brute du soubassement, pressée en strates obliques, s'écrase sous le ruissellement des rues telle une vague pétrifiée, ou plutôt comme un paquet de mer transformé en un énorme bloc de pierre.

Ces images de mouvement immobile (encore un oxymore) qui se lèvent à la lecture du « texte impossible » disent l'ambivalence constante de la prose inspirée de Roussel. Le gouffre, le naufrage, le vide se creusent à mesure que le texte avance sans réussir à le nier : « on a écrit », « c'est le vide qui fait tourner le moulin à paroles ». Toute la fascination qu'exerce cette divagation (au sens mallarméen) tient à la tension permanente qu'entretient le poète entre le surgissement subit de la pensée et le temps nécessaire de la réflexion qui est aussi questionnement : « je n'écris qu'à la condition d'interroger mon écriture, de l'expliquer à l'instant même où elle s'envole » - processus à la limite de l'impossible, « cet impossible à dire et qui pourtant existe ».

 

Les quatre poèmes qui constituent la dernière partie du livre métaphorisent les étapes de l'itinéraire de toute une vie. Ils se nourrissent de mémoire et revêtent la teinte légèrement voilée du temps perdu. Le dernier, « Fin d'après-midi, l'été », clôt l'ensemble sur une belle note tonique :

[…] je ne craignais rien

ma vie avait déjà fait naufrage

j'avais appris à me rendre invisible

et je cherchais le feu dans la nuit du cristal.

Daniel Lefort

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