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Hervé Martin : Un fils de ploucs chez les énarques.

Hervé Martin a été Professeur d'histoire médiévale à l'université de Rennes 2.
Il est co-auteur, avec Louis Martin, de Le Finistère face à la modernité entre 1850 et 1900, Rennes, Apogée, 2004.

Mis en ligne le 3 juillet 2021.

© Hervé Martin.

Pierre Le Roy, Un fils de ploucs chez les énarques, publication indépendante, diffusion par Amazon, 2021.


Ce livre demande à être mis en parallèle avec le bien connu Fils de ploucs de Jean Rohou. Pierre Le Roy est né en 1941 à Plouédern, près de Landerneau, à une vingtaine de kilomètres du Plougourvest de Jean Rohou. Le niveau social des deux familles était à peu près le même, la pauvreté étant plus accentuée chez les Le Roy que chez les Rohou. Très concises, les pages consacrées à l'enfance au village sont très évocatrices et très émouvantes. Pierre Le Roy n'est pas un aussi bon paotr saout / garçon vacher que Jean Rohou : il lui arrive de ramener à l'étable familiale une vache du voisin ! Le passage par le collège Saint-François de Lesneven, entre 1952 et 1959, donne lieu à des observations très précises sur le régime spartiate et la discipline monacale qui y régnaient. Vient ensuite l'hypokhâgne au lycée de Brest, année illuminée par l'enseignement d'Eugène Bérest, le professeur de lettres classiques, pédagogue incomparable, renommé dans tout le Finistère et au-delà. N'étant pas parvenu à s'adapter au lycée Henri IV, Pierre Le Roy s'inscrit à la Faculté des Lettres de Rennes et y décroche sans peine une licence en lettres classiques, en un temps où les professeurs  de latin et de grec tiennent le haut du pavé.

Quand il s'agit de choisir entre la préparation de l'agrégation de grammaire ou une autre orientation, le brillant sujet de Plouédern prend conseil auprès d'Eugène Bérest, qui lui recommande de faire Sciences Po, pour être plus utile à la société. Après deux ans rue Saint-Guillaume, il est en mesure de se présenter au concours de l'ENA, où il réussit du premier coup, en bon rang, grâce à une excellente note dans l'épreuve de culture générale, très proche de la sacro-sainte dissertation. Après un stage en préfecture à Fort-de-France, occasion de s'initier au ski nautique, il suit donc l'enseignement de l'ENA, dont il pense le plus grand mal. C'est, dit-il, « Sciences Po en moins » ! Il n'en a gardé aucun souvenir !

En fonction de son rang de sortie, il se retrouve au ministère de l'Agriculture, où il est sous-occupé pendant quelques mois, ce qui lui permet de rédiger un Que sais-je ? sur L'Avenir de l'agriculture française (PUF, 1972) qui le fait connaître et lui permet d'accéder à des responsabilités plus importantes. Il sert quatre ministres de l'agriculture, dont Jacques Chirac, cet animal politique hors pair, pour lequel il éprouve une certaine sympathie. Comme il s'est occupé ou du lait, ou de la viande ou des fruits et légumes, sans compter la PAC, il est bien placé pour devenir député en Bretagne.

Il est effectivement candidat centriste aux élections législatives de 1978 dans la circonscription de Morlaix 2, qui englobe Lesneven et Landivisiau, importants marchés de la viande, et Cléder où règnent le chou-fleur et l'artichaut. Il est épaulé par une bonne équipe de campagne venue de la démocratie chrétienne, mais il a maille à partir avec deux autres candidats centristes et un candidat RPR. Rien de pire qu'une droite qui se déchire ! Le récit de cette campagne, qui se fait en partie au gros rouge dans les bistrots, pourrait donner lieu à un téléfilm. Pierre Le Roy est l'objet d'attaques virulentes de la part de son concurrent RPR et d'un des centristes, gendre du ministre de l'intérieur Christian Bonnet, qui l'accuse de trahison. Il n'en recueille pas moins 25% des voix au premier tour et un peu plus au second, car il a eu le courage et l'audace de se maintenir. À son retour à Paris, il est placardisé et n'a plus d'avenir dans la fonction publique.

Pierre le Roy choisit donc de « pantoufler » dans le privé, d'abord au Crédit Mutuel d'Arras, dont le PDG a la folie des grandeurs, et ensuite à Unigrains, une société d'investissement dans l'agroalimentaire, dont il devient l'un des directeurs généraux. Avec ses collègues, il est l'objet d'une accusation infondée d'abus de biens sociaux de la part de la Coordination rurale et de la Confédération paysanne. Il subit à ce titre une garde à vue très sévère, qu'il affronte avec stoïcisme et même une pointe d'humour. On a beau être défendu par des hommes politiques aussi estimables que Michel Rocard et Pierre Méhaignerie, il n'en faut pas moins plusieurs années pour être acquitté, vu la lenteur et les œillères de la justice française. Cette sombre affaire de rivalité entre la FNSEA et deux syndicats agricoles, l'un de droite et l'autre de gauche, pourrait donner lieu à un second téléfilm ! Pendant ces années à cheval sur la fin de carrière et le début de la retraite, notre spécialiste des questions agricoles étoffe sa bibliographie (il a publié au total 11 ouvrages, dont un sur La Faim dans le monde) et met au point son fameux indice du bonheur mondial (IBM) qui lui permet de faire une prometteuse percée médiatique entre 2007 et 2010. Il met également au point un indice du bonheur régional valable pour la France des 22 régions, qui se révèle inadapté pour celle des 13 régions mises en place par la réforme Hollande.

Tout au long de sa carrière et pendant sa retraite, Pierre Le Roy a un fidèle compagnon, qui le réconforte dans les moments difficiles : le football. Brillant avant-centre, il marque des buts à la pelle, aussi bien dans les compétitions scolaires que dans le championnat de district, ce qui nous vaut le récit haut en couleurs d'un match entre deux bourgades du Léon. Spectateur, il a la chance, vu ses fonctions, de bénéficier de multiples invitations pour des rencontres de haut niveau, dont celles de l'équipe de France. « Fan », il suit assidûment le PSG et on pourrait le suspecter d'une certaine complaisance envers les excès du foot business, au nom de la beauté du spectacle.

Il reste à mettre en parallèle les carrières des deux « fils de ploucs » les plus célèbres du Léon. En choisissant l'enseignement, Jean Rohou a emprunté la voie la moins semée d'embûches, qui lui a permis de devenir un éminent spécialiste de Racine, tout en bénéficiant de l'ambiance sympathique qui régnait à l'université de Rennes 2 dans les années 1970-2000. En optant pour Sciences Po et l'ENA, Pierre Le Roy a accédé à un niveau de responsabilité très élevé, mais il s'est trouvé plongé dans l'univers impitoyable des cabinets ministériels, des campagnes électorales et des rivalités entre les syndicats agricoles, où il a dû faire preuve de résilience et de stoïcisme. Ils nous l'un et l'autre gratifient d'ouvrages de référence, l'un plus chargé de statistiques et de remarques de type sociologique (Jean Rohou), l'autre plus riche en anecdotes succulentes (Pierre Le Roy). Si l'on en rapproche le très beau livre de Marcel Thomas, Au collège en Basse-Bretagne (Rennes, éd. Goater, 2010), plus évocateur que Composition française de Mona Ozouf, on s'aperçoit que les studieux Finistériens ont su tirer le meilleur parti de cet ascenseur social incomparable qu'était l'école des années 50, qu'elle fût publique ou privée.

Hervé Martin

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