RETOUR : Contributions

 

Un photographe lecteur de Proust : Brassaï.
Mis en ligne le 10 avril 2003.
© : Jean-Pierre Montier.

Texte publié aux Presses Universitaires de Rennes, à l'automne 2003, dans le volume des actes d'une journée d'étude tenue à l'Université de Rennes 2 en décembre 2001, sous le titre Proust et les images. Peinture, photographie, cinéma, vidéo.

Jean-Pierre Montier est Professeur en Littérature et Art à l'Université de Rennes 2 et membre de l'équipe d'accueil du Celam (Centre d'Étude de Littérature Ancienne et Moderne, Université de Rennes 2).
Il a publié notamment « Arrêt sur image dans La Princesse de Clèves » (Littérature, n° 119, septembre 2000), « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », in Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges, 2001, et un ouvrage : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995.

Jean-Pierre Montier poursuit une recherche sur les relations entre l'image photographique et la littérature, recherche continuée notamment dans son texte sur Proust et Barthes publié également sur ce site.

 


 

Un photographe lecteur de Proust

Brassaï

 

Un photographe sur le terrain de la critique…

Marcel Proust, sous l'emprise de la photographie[1] fut publié en 1997, plus de dix ans après la mort de Brassaï, survenue en 1984. Gyula Halasz, né en 1899, était roumain d'origine. La ville de Brasov inspirera son pseudonyme mais c'est à Budapest, à l'académie des Beaux arts, puis à Berlin, qu'il suit des cours de dessin avant de se rendre à Paris, en 1923. Là, André Kertész l'initie à la photographie et l'introduit dans les milieux littéraires parisiens. Brassaï réalise des portraits de toutes les personnalités artistiques de l'époque, avant de se voir confier par Picasso la mission de photographier ses sculptures.

Publié en 1933, Paris la nuit le rend célèbre. Ce n'est pas la première occurrence de photographie nocturne – sans parler de Nadar, qui avait photographié les catacombes en 1861 – mais du moins cette œuvre est-elle profondément habitée de la vision de la capitale propre aux surréalistes : le théâtre d'ombres d'un inconscient collectif. En 1954, dans Séville en fête, préfacé par Montherlant, Brassaï déclinera sur le mode du reportage des questions d'inspiration « bunuélienne » autour de la cruauté, des rituels et de la mystique.

En 1960, sort Graffiti, avec une préface de Picasso, qui couronne trente ans de photographies consacrées aux murs de Paris, une entreprise que Brassaï avait d'abord présentée dans la revue surréaliste Minotaure, en décembre 1933, et pour laquelle il avait écrit un texte remarquable, mettant en évidence la mutation de la notion d'œuvre d'art imposée par la photographie.

Peu de choses, en apparence, devaient conduire Brassaï à se pencher un jour sur l'œuvre de Marcel Proust, sinon – mais ce n'est pas tout à fait négligeable – le fait que la réalité de la vie artistique de la première moitié du vingtième siècle a multiplié les passerelles entre des domaines qui n'ont plus rien d'étanche, et en particulier les arts visuels et littéraires. Cette absence de démarcation, on la retrouve d'ailleurs chez Brassaï lui-même : il a été tout autant dessinateur que peintre ou écrivain, sur des registres parallèles à ceux de la photographie (les mémoires et le reportage). Dans ses Conversations avec Picasso, son style de chroniqueur fait merveille. Dans son Paris secret des années 30, il consigne pour Gallimard les notes de ses promenades avec Fargue, Prévert, Queneau.

Henry Miller, avec lequel il écrit en 1947 Histoire de Marie, soulignera que Brassaï était écrivain et peintre avant de songer à la photographie [2]. Ses Graffiti étaient au demeurant un livre de photographie dont l'ambition allait plus loin que de collecter les inscriptions murales : Brassaï y proposait déjà une réflexion sur la trace, sur les origines de l'écriture, sur le temps, la fonction du beau.

Bien qu'il leur ait consacré les dernières années de sa vie, Brassaï ne put diriger la publication des notes qu'il avait prises sur Proust. Ce n'est pas sans précautions qu'il s'aventurait sur un terrain dans lequel il n'avait aucun titre, en apparence, à dire son mot. Il le souligne dans le texte introductif qu'il avait rédigé : après avoir lu les plus fins exégètes proustiens, ayant constaté que ses biographes autant que ses critiques les plus autorisés avaient sinon négligé du moins sous-estimé le rôle prépondérant joué par ce que j'appellerai le « fait photographique[3]  dans l'écriture proustienne, Brassaï s'est résolu à corriger ce qui à ses yeux était proprement une erreur d'optique.

De sa part, il ne s'agit pas de prétendre rehausser le prestige artistique de la photographie, et, partant, du photographe qu'il est lui-même. Brassaï s'en explique de façon tout à fait crédible. Jusque dans les années trente, sa conception de la photographie n'est, ni plus ni moins, que celle héritée de Baudelaire, et elle est partagée par tous les artistes de son époque, à de très rares exceptions près. La photographie enregistre, elle ne crée pas. Elle est incompatible avec l'imagination, Reine des Facultés. Elle se doit d'être l'humble servante du savoir, elle est cantonnée dans le domaine des « archives de la mémoire », elle note froidement, ne saurait rien inventer, elle est à l'art ce que l'idolâtrie est à la foi religieuse. Son unique rapport au temps est envers le passé, et encore un passé très imparfait, puisqu'étant faite par une machine elle le dénude de tout sentiment humain qui en ferait la « saveur particulière », pour employer une expression qui constituera justement l'une des obsessions de Proust.

Aussi, ayant lu la Recherche en 1926, Brassaï n'y avait-il rien perçu qui pût évoquer la photographie, sinon de manière anecdotique. Ce n'est que longtemps après, lorsqu'il fut en mesure d'assumer pleinement le fait d'être devenu lui-même photographe, qu'il relut Proust (en 1968, écrit-il) et qu'il eut la « révélation » du caractère central de la photographie non seulement dans la biographie cet auteur, mais au cœur même de son œuvre :

A-t-on remarqué que les épisodes les plus caractéristiques de la Recherche sont axés presque sans exception sur une photographie, qui est parfois à l'origine d'un quiproquo comique ou dramatique ? A-t-on fait le rapprochement entre les techniques narratives de Proust, si neuves – changements de perspectives, d'optique, etc. – et celles que lui offraient l'univers de la photographie ? […] Comment ne pas relever aussi les nombreuses métaphores photographiques, les incessantes références à l'« instantané », à la « pose », à l'« impression », au « cliché », à la « chambre noire », au « développement », au « fixage »[4] ?

Et Brassaï d'ajouter que cet usage de la métaphore photographique – non pas inédit mais assurément immodéré chez un romancier – est bel et bien lié en profondeur à la question artistique que Proust lui paraît avoir en commun avec le photographe, à savoir la lutte contre ou avec le temps. Contre le temps parce qu'il se nourrit de ce qui est incessante disparition, et que la photographie est née du « désir immémorial d'arrêter l'instant », mais avec lui parce qu'il ne peut précisément lutter qu'en s'emparant des armes mêmes du temps, balançant, comme le fait chaque instantané, entre le fugace et l'éternel.

Les notes rédigées par Brassaï sont articulées en trois chapitres. Le premier est à caractère biographique ; il s'agit de tisser le faisceau des formes multiples que prend chez Proust une véritable passion ou obsession de photographies.

Le second relève (dans la Recherche en particulier, mais aussi dans Jean Santeuil ou ses œuvres dites mineures) les occurrences ou les grands épisodes romanesques dans lesquels une photographie joue un rôle crucial. C'est là que Brassaï pose une première thèse : il n'est pas de scène essentielle dans cette œuvre où ne soit pas présent l'un au moins des aspects sous lesquels on peut envisager ce que je vais pour ma part dénommer le « fait photographique ».

Le troisième chapitre – le moins fourni en analyses, mais pas le moins riche en intuitions – tire les conséquences de la thèse et du mode de lecture de l'œuvre auquel elle invite. Il l'intitule « Influence de la photographie sur la pensée de Proust ». L'expression est apparemment sans originalité, et laisserait attendre des considérations sur des domaines déjà investis largement par la critique (la filiation bergsonienne, par exemple). Toutefois, c'est toujours en praticien de la photographie qu'écrit Brassaï. Il se penche authentiquement sur la difficile question d'une « pensée » spécifique à l'image (voir les travaux de Rudolf Arnheim), et singulièrement à la photographie, avec ses effets induits au sein d'une œuvre littéraire. Sans recourir à une terminologie abstraite, sa pratique de l'image photographique est assez approfondie pour lui permettre d'avancer des remarques à fort potentiel théorique. S'il propose ainsi des vues qui, parfois, paraissent schématiques ou trop peu argumentées (le rapprochement entre mémoire involontaire et développement chimique de la photographie, par exemple), le plus souvent elles sont assez finement corroborées, par un faisceau d'occurrences ou d'exemples, pour esquisser une véritable proposition de relecture critique de l'écriture proustienne, à la lumière du phénomène photographique. L'ensemble étant suffisamment convaincant pour que, loin de se permettre une attitude condescendante, la critique puisse pour l'essentiel suivre Brassaï lorsqu'il écrit : « Personne n'a vraiment compris la signification de la photographie pour Proust. » C'est du moins ce que je m'efforcerai de mettre en évidence.

La photomanie proustienne

L'on pourrait appliquer à Proust la belle expression employée par Pierre Sorlin : il est un « fils de Nadar[5] ». Le devenir historique a gommé le souvenir des comportements sociaux engendrés par l'apparition de cette image nouvelle. Depuis la fascination collective suscitée par les daguerréotypes en passant par les premières images de la lune, les portraits sous forme de carte de visite, la photographie anthropométrique ou les images fixes du mouvement obtenues par Étienne-Jules Marey, les usages de la photographie au XIXe furent polymorphes autant que passionnés. Le plus répandu tint à la place qu'occupa d'emblée cette image dans l'iconostase familiale. Le milieu social auquel appartenait Proust en fut particulièrement représentatif. Brassaï note que la photomanie de Marcel trouve sans doute son origine dans les séances de pose, avec son frère, dont leur mère avait l'initiative. Faisant halte à Chartres, sur la route de Paris à Illiers, Marcel et Robert sont conduits chez le photographe quatre fois, lorsqu'ils avaient entre 10 et 12 ans. Quand Marcel est en garnison, à Orléans, en 1890, sa mère lui fait parvenir un portrait d'elle, ce qui donne lieu à un échange de lettres pour savoir s'il est ou non fidèle à l'original. La question est barthésienne avant l'heure ; elle hante plusieurs épisodes de la Recherche.

Ces pratiques sociales se rapportant à la photographie se concrétisent notamment par la collection. Ami de Réjane (modèle de la Berma), le jeune Marcel Proust collectionne les photographies la représentant dans les pièces qu'elle interprète. Elle lui donne en cadeau une photographie qui la montre travestie en Prince de Sagan.

Ce n'est probablement pas un hasard si les amis de Proust qui collectionnent – comme lui – les photographies possèdent une identité sexuelle ambivalente. Tel est le cas de Robert de Montesquiou. Il fait tirer son portrait chez Otto chaque fois qu'il part en voyage ou en revient, pose en kimono dans son jardin d'hiver, ou servant le thé avec la comtesse Greffulhe et Charles Haas (modèle de Swann), ou encore chez Nadar, en compagnie de Sarah Bernhardt. Robert de Montesquiou compose et photographie des natures mortes florales, collectionne les photos d'écrivains. Deux photographies, grandeur nature, décorent sa salle de bain à Passy : l'une d'un acrobate, l'autre de Loti entièrement nu. C'est dans la bouche de Charlus – dont Montesquiou est l'un des modèles – que l'on trouve, dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs :

La photographie acquiert un peu de la dignité qui lui manque quand elle cesse d'être une reproduction du réel et nous montre des choses qui n'existent plus[6].

Objet d'art de second ordre, selon les critères sociaux admis (« art moyen », dira plus tard Bourdieu), la photographie va sans cesse revenir chez Proust lorsqu'il sera question – mais c'est l'un des problèmes centraux de la Recherche – de la valeur intrinsèque de l'art lui-même.

À cet égard aussi, Proust est un héritier des usages sociaux de la photographie au XIXe siècle, où elle est perçue, à la fois, comme un problème posé à l'idée de l'Art, et comme un vecteur de diffusion et l'étude des œuvres appartenant au patrimoine artistique. Il en ira ainsi depuis le discours d'Arago à l'Académie en 1839[7], en passant par la mission héliographique (Baldus, Le Gray, Le Secq, etc.) jusqu'aux prémisses de l'Histoire moderne de l'Art, avec John Ruskin.

Ruskin, rappelle Brassaï, qui, avant Berenson et Malraux, avait fait l'éloge de l'apport de la photographie à la critique et l'archéologie. Il lui accorde un statut intermédiaire entre le document et l'art, et c'est dans cette lignée – l'on connaît l'admiration qu'il vouait à Ruskin, sa traduction de la Bible d'Amiens[8] – que Proust à son tour écrit :

Depuis les débuts d'Elstir, nous avons connu ce qu'on appelle « d'admirables » photographies de paysages et de villes. […] Par exemple, telle de ces photographies « magnifiques » illustrera une loi de la perspective, nous montrera telle cathédrale que nous avons l'habitude de voir au milieu de la ville, prise au contraire d'un point choisi d'où elle aura l'air trente fois plus haute que les maisons et faisant éperon au bord du fleuve d'où elle est en réalité distante[9].

Les guillemets qu'emploie Proust avec les adjectifs « admirables » et « magnifiques » matérialisent cette distinction – sur laquelle il faudra revenir – entre document et objet d'art.

La collection photographique de Proust comporte ainsi logiquement des documents du patrimoine architectural. Ses photos de cathédrales lui sont rapportées notamment par les frères Bibesco. Léon Yeatman, son condisciple, va photographier pour lui l'église Saint Wulfran d'Abbeville, une référence ruskinienne. Brassaï est parfaitement fondé à faire le lien entre cet usage de la photographie et la conversation du narrateur avec Elstir, dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, à propos de l'Eglise de Balbec, dont le peintre lui démontre grâce à une photographie qu'elle est bien héritière qu'une tradition orientale :

Et en effet il devait me montrer plus tard la photographie d'un chapiteau où je vis des dragons quasi chinois qui se dévoraient, mais à Balbec ce petit morceau d'architecture avait pour moi passé inaperçu dans l'ensemble du monument qui ne ressemblait pas à ce que m'avaient montré ces mots : « église presque persane[10] ».

La photographie est un instrument de connaissance du passé artistique en même temps – l'ambivalence est encore actuelle – qu'un objet plastique dont le public peine à discerner quel « degré d'art » il comporte. Ce que traduit parfaitement l'anecdote de la grand-mère qui préfère « les photographies de la cathédrale de Chartres par Corot, des grandes eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, de Venise par Turner, ce qui faisait un degré d'art en plus[11] ».

L'essentiel de la « collection Proust » se composait cependant de portraits. Ses biographes rapportent comment il s'adonnait, devant ses visiteurs, à un véritable déballage de photos. « Proust, écrit André Maurois, attacha toute sa vie une importance extraordinaire à la possession d'une photographie. Il en avait dans sa chambre toute une collection qu'il montrait à ses amis[12]. » Cocteau, en 1910, rapporte qu'étaient disposées chez lui, Boulevard Haussmann, deux tables : sur l'une des cahiers d'écolier sur lesquels s'écrivait son œuvre, sur l'autre « s'entassaient des photos de cocottes, de duchesses, de ducs et de valets de pied de grandes maisons ». Le rite de la consultation pouvait être solitaire, comme le remarque Céleste Albaret : « Dans les tiroirs de la commode de sa chambre, avec des photos de sa mère et d'autres il y avait des portraits de femmes qu'il avait connues et parfois admirées, et quelques bijoux. Souvent, il me les faisait apporter. »

Brassaï rappelle qu'il se livrait à un véritable trafic de portraits, sous forme de photos-cartes (une mode qu'avait lancée Disderi sous le second Empire[13]). En furent les partenaires Jacques Bizet, Jacques-Émile Blanche, Robert Dreyfus, Daniel Halévy, Reynaldo Hahn, le Prince Bibesco, Gaston de Caillavet, etc. La collection implique un rituel d'échanges. Les messagers qui portent ses lettres font fréquemment un détour par les meilleurs studios de l'époque, en particulier Otto, rue Royale. Proust fait ainsi parvenir plusieurs portraits de lui à Maurras, suite à un compte rendu de ce dernier à propos des Plaisirs et les Jours. Le troc est parfois difficile : avec Robert de Montesquiou, qu'il harcèle pour obtenir son portrait, comme le narrateur de Du côté de Guermantes, il recourra à mille ruses pour être présenté à la princesse, dans une quête pour faire coïncider la magie du nom propre avec l'aura de la présence (selon la même tension que celle instaurée par l'image photographique, il faut le souligner). Une démarche identique est entreprise par Proust auprès de Bertrand de Fénelon, le modèle de Saint-Loup, dont il n'obtint semble-t-il la photographie qu'après sa mort, en 1922[14].

Outre les relations amicales, toutes les idylles de Proust sont associées à un échange de photos, rappelle Brassaï. En 1888, Léonie Clomesnil (un des modèles d'Odette), puis Germaine Giraudeau, Laure Hayman (autre modèle d'Odette, cocotte, maîtresse de Louis Weil, modèle de l'oncle Adolphe). Louisa de Mornand (prototype de l'actrice Rachel) lui dédicace un portrait de chez Reutlinger en ces termes : « L'originale qui aime son petit Marcel. » Ses passions ne manquent pas de se terminer par un échange conjoint de photos et de lettres.

Brassaï, enfin, a probablement raison de souligner l'importance des dédicaces qui accompagnent ces échanges de photographies, dans la mesure où elles donnent en quelque sorte le mode d'emploi des images. Rien, là non plus, qui soit très original au regard encore une fois des usages sociaux en vigueur. Victor Hugo, de son exil, à Flaubert par exemple, expédiait aussi des photographies réalisées « en collaboration avec le Soleil » et dédicacées. Les dédicaces entrent par ailleurs dans l'économie des rapports amoureux : ainsi est-il fait allusion dans Le Côté de Guermantes à « ces dédicaces sur une photographie » grâce auxquelles Saint-Loup conforte son amour pour Rachel, prostituée que son imagination transmute en or sentimental[15]. Brassaï mentionne celle donnée à Proust par Edgard Aubert, un jeune homme d'origine suisse, qui décède quelques mois après avoir écrit une dédicace reprenant Dante Gabriel Rossetti « Look at my face; my name is might have been; I am also called No more, Too late, Farewell[16]. » Formule énigmatique, mais qui très clairement renvoie à la question centrale du rapport de la photographie avec le temps.

La photolâtrie au seuil de l'œuvre

En mettant en relation ces traits biographiques, si convergents soient-ils, avec l'œuvre romanesque elle-même, Brassaï tend-il à confondre l'auteur avec l'écrivain ? Je reviendrai sur cette question, cruciale évidemment. C'est pourtant à juste titre qu'il note combien ces faits sont contemporains de la genèse, au moins, de la Recherche. Car, d'emblée, le rituel social de la collection est intégré à un projet romanesque dont des photographies sont les premiers matériaux. Ces portraits alimentent une galerie de personnages qui s'élabore comme un puzzle d'images, une mosaïque visuelle. Proust fait rechercher par ses connaissances des photos de leur propre famille. Il manifeste une véritable obsession de la ressemblance génétique – ce que Barthes thématisera sous la catégorie de La Souche. Le 4 juillet 1912, il écrit à Jeanne Pouquet qu'il souhaite revoir sa fille Simone (modèle de Melle de Saint-Loup, en qui viendront converger les deux côtés de la Recherche) : « Ma mémoire et mon imagination m'offrent de temps en temps des séances de stéréoscope du sourire de votre fille et des phonographes de sa voix[17]. » Il cherche à avoir la photo de Jeanne Pouquet elle-même – prototype de Gilberte et fiancée de Gaston de Caillavet – travestie en Cléopâtre. Pour cela, lors d'un bal, à toutes jeunes filles, il distribue ses propres photos en uniforme. Il veut même soudoyer une soubrette pour qu'elle en dérobe. Il obtiendra finalement cette photo de Jeanne des années plus tard, après avoir confié cet épisode à sa fille Simone, à laquelle il écrivait en 1910 :

Vous me feriez très plaisir si vous me donniez votre photographie. Je penserai à vous-même sans photographie, mais ma mémoire fatiguée par les stupéfiants a de telles défaillances que les photographies me sont bien précieuses. Je les garde comme renfort et ne les regarde pas trop pour ne pas épuiser leur vertu[18]. »

Jeanne Pouquet lui fit alors parvenir la photo bien connue, prise au tennis, Boulevard Bineau, sur laquelle Proust jouait de la guitare avec une raquette.

Toutes ces manifestations de l'intérêt que Proust porte à la photographie sont clairement conformes à des pratiques sociales en vigueur dans la haute société parisienne, usages renvoyant à des rituels sociaux codifiés, s'intègrent à des jeux de société qui abondent dans le récit proustien mais devraient en principe intéresser davantage une histoire des représentations sociales qu'une approche littéraire.

Dans le Contre Sainte-Beuve, la photo est le « dada » du comte de Guermantes, avec ses séances de stéréoscope. Dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, c'est Salomon Bloch (« Seul, M. Bloch, le père, avait l'art ou du moins le droit de s'en servir[19] ») qui est le maître de la cérémonie du même appareil.

Dans Du côté de Guermantes, Charles Swann apporte un grand panneau photographique des deux faces d'une pièce de monnaie de l'ordre de Malte. Pathétique, c'est dernier acte social de Swann, qui est condamné par son médecin, et sait qu'il mourra sans avoir accompli d'œuvre véritable :

Vous verrez Oriane tout à l'heure, me dit le duc. Comme Swann doit venir tout à l'heure lui apporter les épreuves de son étude sur les monnaies de l'Ordre de Malte, et, ce qui est pis, une photographie immense où il a fait reproduire les deux faces de ces monnaies, Oriane a préféré s'habiller d'abord, pour pouvoir rester avec lui jusqu'au moment d'aller dîner. Nous sommes déjà encombrés d'affaires à ne pas savoir où les mettre et je me demande où nous allons fourrer cette photographie[20].

Dans ces trois cas, la photographie sert de parangon soit du mauvais goût, soit d'une forme d'art mineure, soit d'une vocation esthétique inaccomplie. Toutefois, dans l'exemple de l'agrandissement monumental apportée par Swann, elle intervient aussi dans le contexte d'un dialogue portant sur la généalogie, l'hérédité des grandes familles (« nos existences sont en réalité, par l'hérédité, aussi pleines de chiffres cabalistiques, de sorts jetés, que s'il y avait vraiment des sorcières » remarque plus loin le narrateur[21]). Nous verrons plus loin comment elle est au cœur du problème de l'identité, sous tous ses aspects, chez Proust.

Document, icône, fétiche

Si compulsive soit-elle, cette photolâtrie est bien plus qu'un symptôme social, car Proust apparaît parfaitement conscient de la diversité des régimes sémiotiques dont est susceptible l'image photographique. L'essentiel est donc cette déclinaison systématique des valeurs potentielles du fait photographique qui, dans l'œuvre de Proust, joue un rôle structurant.

Ce que confirme le panorama que Brassaï dresse des grandes scènes proustiennes dans lesquelles la photographie intervient comme un acteur majeur. Certes, il ne répertorie pas comme telles ces valeurs sémiotiques. Mais au fil des grandes scènes de la Recherche qu'il examine, intuitivement Brassaï met à jour l'essentiel des catégories définies par les sémioticiens de l'image photographique : le document, le fétiche, l'empreinte, la trace, etc. Faute de pouvoir ici en exposer les attendus théoriques, je renverrai aux livres désormais classiques de Philippe Dubois, Henri Van Lier et Jean-Marie Schaeffer[22].

Les photographies sont d'abord des documents. Avec cette particularité qu'ils sont contradictoirement indubitables mais jamais neutres. Car toutes les photographies apparaissant chez Proust sont des embrayeurs d'affects, des « déclencheurs de schèmes mentaux » selon l'expression de Van Lier[23].

Le narrateur collectionne les photographies d'actrices, par le truchement desquelles il s'initie en secret à l'univers interlope, sulfureux, du théâtre, ainsi qu'à l'art et à l'amour. Chez l'oncle Adolphe, où il se rend à l'insu de ses parents, il croit rencontrer une actrice. Ce n'est qu'une « cocotte », qu'il ignore être Odette de Crécy, la future Mme Swann :

Je ne lui trouvai rien de l'aspect théâtral que j'admirais dans les photographies d'actrices, ni de l'expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu'elle devait mener[24].

D'emblée, la photographie sert de pierre de touche à la réalité en même temps qu'elle est un vecteur de fantasmes. Cependant, le narrateur n'insiste pas sur les photographies que Marcel Proust collectionnait lui-même par ailleurs. La transposition romanesque conduit au contraire à ne conférer une place centrale à la photographie que dans la conversation entre Adolphe et sa visiteuse mystérieuse, plutôt que du propre point de vue du narrateur :

« Laisse-le entrer ; rien qu'une minute, cela m'amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressemble tant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n'est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu'un instant, ce gosse[25]. »

Puis, le dialogue tourne autour de cette ressemblance du fils avec la mère :

« Mais vous n'avez vu ma nièce qu'en photographie, dit vivement mon oncle d'un ton bourru – Je vous demande pardon, mon cher ami, je l'ai croisée dans l'escalier l'année dernière, quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l'ai vue le temps d'un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m'a suffi pour l'admirer. […] Est-ce que madame votre mère porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle à mon oncle. – Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle […] ».

Sans qu'il soit indispensable de faire intervenir la psychanalyse pour éclairer une question qui est probablement d'inspiration plus stendhalienne que freudienne, il faut noter que c'est par le biais d'une photographie – celle du narrateur lui-même, voisine de celle de sa mère comme sur une iconostase (le bureau) – que sont mis en perspective tous les problèmes cruciaux du roman : la filiation psycho-morphologique, l'identité du sujet, le rapport entre les noms propres et leur aura imaginaire, la capacité d'investissement affectif dans une image, la césure entre une image mentale et une image réelle. Et même, dans cette scène en effet centrale – puisqu'encore une fois elle vaut comme première initiation au double univers de l'art et de l'amour – ce ne sont pas seulement deux photographies (en tant qu'objets) qui sont en cause mais bien le procédé photographique, car Odette rapporte la rencontre qu'elle a faite de la mère du narrateur – image prise en un éclair dans l'escalier noir – comme s'il s'agissait d'un instantané qu'elle aurait capté mentalement puis développé ensuite.

Déjà, note Brassaï, l'on trouvait dans Jean Santeuil l'idée que l'on éprouve une déception lorsque l'on s'efforce de « reconnaître dans le visage d'un homme illustre et quelconque les traits que nous dévorions à la devanture des photographes[26] ». Si, dans un premier temps, cette initiation à l'univers de l'art est manquée, lors de la rencontre d'Odette – elle n'est qu'une « cocotte » à ce moment : mais ce ne sera que partie remise, puisqu'elle sera aussi le modèle d'Elstir pour la Dame en rose – des photographies n'en auront pas moins une importance similaire dans la quête de l'essence d'une actrice véritable, la Berma. Après avoir peiné à faire coïncider le nom de l'actrice avec l'image de la femme qu'il voyait enfin sur scène lors de la représentation de Phèdre (il s'agit bien d'image, car le narrateur, qui ne se fie plus à ses propres yeux, emprunte la lorgnette de sa grand-mère pour mieux voir l'actrice[27]), il n'en achète pas moins une photographie de la Berma, lors d'une promenade avec Françoise :

En rentrant, Françoise me fit arrêter, au coin de la rue Royale, devant un étalage en plein vent, où elle choisit, pour ses propres étrennes, des photographies de Pie IX et de Raspail et où, pour ma part, j'en achetai une de la Berma. Les innombrables admirations qu'excitait l'artiste donnaient quelque chose d'un peu pauvre à ce visage unique qu'elle avait pour y répondre, immuable et précaire comme ce vêtement des personnes qui n'en ont pas de rechange, et où elle ne pouvait exhiber toujours que le petit pli au-dessus de la lèvre supérieure, le relèvement des sourcils, quelques autres particularités physiques, toujours les mêmes, qui en somme étaient à la merci d'une brûlure ou d'un choc[28].

On voit clairement dans cet exemple la photographie fonctionner comme une icône. Etant une image achiropoïète (non faite de main d'homme[29]), elle est en soi propice à l'adoration, que ce soit dans l'ordre de la religion et du progrès pour Françoise – et là encore on a affaire à une restitution tout à fait pertinente des investissements psychologiques et symboliques dont la photographie au XIXe siècle était susceptible, y compris avec cette équivoque idéologique liant Raspail à Pie IX – ou bien dans l'ordre de l'amour pour le narrateur, qui s'interroge dans la suite de ce texte sur les baisers dont ont été couvertes les lèvres de l'actrice. Sa jalousie et sa déception à l'égard de la photographie ont la même cause : d'autres que lui ont approché ces lèvres ou eu en main cette image, dont la « reproductibilité technique » (selon les termes de Walter Benjamin) cause la perte d'aura, sans pour autant lui ôter tout à fait son potentiel fétichiste.

Non moins important, sans doute, c'est que cet épisode n'est ni isolé ni unique : conformément à l'architecture même de la Recherche, et tel en effet un pilier de « cathédrale », la photographie de la Berma reviendra à la fin de l'œuvre. Dans le Temps retrouvé, le narrateur comparera le visage de la Berma à cette photographie achetée, lorsqu'il était enfant, avec Françoise :

Rien dans la figure de la Berma ne rappelait plus celle dont la photographie m'avait, un soir de mi-carême, tant troublé. La Berma avait, comme dit le peuple, la mort sur le visage. Cette fois, c'est bien d'un marbre de l'Érechtéion qu'elle avait l'air. Ses artères durcies étant déjà à demi pétrifiées, on voyait de longs rubans sculpturaux parcourir les joues, avec une rigidité minérale[30].

Est-ce par erreur que Proust mentionne la mi-carême ? L'épisode de l'achat de la photographie est en fait situé la veille d'un nouvel an. Peut-être y a-t-il contamination entre les déguisements de la mi-carême et les variations sur les effets du temps sur les masques des êtres que constitue le récit final de la matinée chez les Guermantes, lui-même placé sous les auspices de la « lanterne magique[31] » qui inaugurait l'œuvre ? Toujours est-il que le retour de cet épisode dans le texte, au beau milieu du bal des têtes, indique assez clairement que la photographie intervient comme instrument de lecture des effets du temps (fût-ce de manière distincte et complémentaire du régime traditionnel de la pérennisation des traits : la statuaire et le marbre).

Dans un article intitulé « Ontologie de la photographie[32] », André Bazin la rapprochait des techniques de l'embaumement. De fait, elle joua constamment un rôle de fétiche, sur le même registre que certains bijoux à fermoir dans lesquels, à l'époque, on conservait les cheveux d'un être cher. Il y a d'ailleurs un exemple, dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, dans lequel cheveux et photographie sont associés. Le narrateur se penche à un balcon aux côtés de Gilberte. Les nattes de la jeune fille touchent sa joue : elles lui semblent « le gazon même du Paradis », et il souhaite les enchâsser.

Mais n'espérant pas d'obtenir un morceau vrai de ces nattes, si au moins j'avais pu en posséder la photographie, combien plus précieuse que celle de fleurettes dessinées par le Vinci ! Pour en avoir une, je fis auprès d'amis des Swann et même de photographes, des bassesses qui ne me procurèrent pas ce que je voulais, mais qui me lièrent pour toujours avec des gens très ennuyeux[33].

Fétiche, document, icône, la photographie comporte toutes ces valeurs à la fois lorsque le narrateur, au prétexte que le portrait de la duchesse de Guermantes représente pour lui un intérêt littéraire « balzacien », demande à Saint-Loup, après mille circonlocutions, cette suprême faveur : « Vous ne voudriez pas me donner sa photographie[34] ? »

Ou bien, exemple plus complexe, quand Gilberte, devenue la femme de Saint-Loup, découvre dans les papiers de son mari des photographies d'une actrice, Rachel (devenue alors la rivale de la Berma). Pensant qu'elle est toujours la maîtresse de Robert (alors qu'il est passé du côté de Sodome et la trompe avec Morel), et souhaitant reconquérir son cœur, Gilberte se grime de manière à ressembler à l'ex-cocotte.

Gilberte, ayant surpris des photographies de Rachel dont elle avait ignoré jusqu'au nom, cherchait pour plaire à Robert à imiter certaines attitudes chères à l'actrice, comme d'avoir toujours des nœuds rouges dans les cheveux, un ruban de velours noir au bras, et se teignait les cheveux pour paraître brune. […] Un jour où Robert devait venir pour vingt-quatre heures à Tansonville, je fus stupéfait de la voir venir se mettre à table si étrangement différente, non seulement de ce qu'elle était autrefois, mais même les jours habituels, que je restai stupéfait comme si j'avais eu devant moi une actrice, une espèce de Théodora[35].

Cette apparition de Gilberte grimée d'après modèle photographique articule étroitement les questions de l'identité et du travestissement. Dans la lignée encore une fois de Baudelaire, qui traitait d'« insensés » ceux qui croyaient à l'objectivité de la photographie, Proust joue constamment des deux valeurs antinomiques dont cette image est porteuse : à la fois décalque de la nature, pure apparition phénoménale des êtres, mais qui ne révèle pourtant rien d'autre que les illusions que nous projetons en elle, en particulier quant à l'unité psychologique de ces mêmes êtres. Il conviendrait d'ailleurs de rapporter cette scène de Gilberte imitant Rachel à celle (dans Le côté de Guermantes) où le narrateur s'aperçoit que la jeune fille que Saint-Loup lui présente n'est autre que la « Rachel quand du Seigneur » qu'il connaissait déjà pour l'avoir rencontrée dans une maison de passe. Tout le passage consiste en une réflexion sur la dualité de cette Rachel, et, sans qu'il soit fait expressément mention de photographies – sinon justement autour de la catégorie du « double », de l'objet décalqué –, c'est de l'aptitude des êtres aimés à se proposer comme de pures images aux yeux des amants qu'il y est question. Plus généralement, de la capacité des femmes en particulier (« les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent[36] ») à se métamorphoser. Et encore, est-il certain qu'il n'y soit pas question de photographie ? Car, lorsque le narrateur écrit « je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage[37] », c'est bien en réalité à une sorte d'agrandissement optique, de gros plan que l'on a affaire.

Double, fétiche ou document, l'image ou la vision photographique ne révèlent rien d'autre – mais c'est essentiel – que le fait qu'il n'y a ni « vraie » Rachel ni véritable Gilberte, du moins tant que le narrateur n'est pas parvenu à faire le lien entre les métamorphoses qu'elles assument, tant qu'il n'a pas pris en compte les travestissements dont le temps les pare.

Vers la recherche, par la révélation

Et c'est en cela sans doute que Proust rompt avec l'analyse baudelairienne des potentiels de l'image photographique. Elle demeure la pierre de touche du décalage entre la réalité et l'imagination (ce que constate aussi Brassaï), mais constamment, ne fût-ce que par les désenchantements qu'elle suscite, elle est intégrée à des stratégies de reconquête de la vérité, elle intervient pour relancer l'exigence fondamentale d'une liaison entre temps et vérité.

Au demeurant, au regard de ses rapports avec l'imagination, c'est l'ambivalence qui caractérise la photographie. La scène précédente avec Rachel est d'ailleurs reliée souterrainement à celle, inversée, où le narrateur, cette fois, montre la photographie d'Albertine, qu'il aime, à Saint-Loup, lequel est amené à son tour à manifester qu'il ne saurait partager ni comprendre la passion de son ami : « C'est ça la jeune fille que tu aimes[38] ? » Or c'est bien la même image que les deux personnages perçoivent, ou neutre, ou puissamment investie par l'imagination. Pas de demi-mesure : la photographie est soit insignifiante soit sur-signifiante. C'est en tout état de cause la relation à l'image photographique qui sert à révéler que l'être aimé n'est qu'une pure création de l'imaginaire du sujet amoureux.

Aussi va-t-elle être utilisée comme indice dans la quête de l'identité véritable des êtres, et notamment celle d'Odette, qui traverse tous les volumes de l'œuvre. Comment est-il pensable qu'Odette de Crécy, la Dame en rose, Miss Sacripant, Madame Swann, enfin Mme de Forcheville soient une seule et même personne ? S'il est un personnage qui incarne l'essence métamorphique des femmes, c'est elle, car aux identités qu'elle doit aux hommes qu'elle a connus ou aux patronymes de ses maris successifs, il faudrait ajouter ses qualités de mère de Gilberte (avec laquelle le narrateur la confond[39]), son appartenance au clan Verdurin, puis au côté des Guermantes par son gendre Saint-Loup et sa liaison avec le duc…

Or, Brassaï souligne très justement qu'à chaque phase de la révélation d'une partie de l'essence d'Odette intervient une photographie. Chez l'oncle Adolphe, on l'a vu. Dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, le narrateur visitant l'atelier d'Elstir, à Balbec, voit une aquarelle intitulée « Miss Sacripant », datée d'octobre1872, qu'il perçoit tout d'abord comme le portrait d'une « fille un peu garçonnière », d'un travesti :

Le caractère ambigu de l'être dont j'avais le portrait sous les yeux tenait, sans que je le comprisse, à ce que c'était une jeune actrice d'autrefois en demi-travesti[40].

Quelques pages plus loin, après que le narrateur se fut regardé dans un miroir et posé des questions sur sa propre identité, il dit à Elstir :

J'aurais beaucoup aimé, si vous en possédiez, une photographie du petit portrait de Miss Sacripant.

Puis à brûle-pourpoint :

« Ce n'est pourtant pas Mme Swann avant son mariage », dis-je par une de ces brusques rencontres fortuites de la vérité…[41].

À quoi le peintre ne répond pas, son silence suffisant. Le sujet n'est cependant pas épuisé. C'est une autre photographie, celle que possède Swann, qui redistribue le puzzle et creuse la quête identitaire :

Il fallait la dépravation d'un amant rassasié pour que Swann préférât aux nombreuses photographies de l'Odette ne varietur qu'était sa ravissante femme, la petite photographie qu'il avait dans sa chambre et où, sous un chapeau de paille orné de pensées, on voyait une maigre jeune femme assez laide, aux cheveux bouffants, aux traits tirés[42].

L'énigme est résolue dans Le Côté de Guermantes : un an après la mort du grand-oncle Adolphe, le fils de son valet de chambre, Charles Morel, rend visite au narrateur afin de lui confier, de la part de son père, la collection de photographies d'actrices et de cocottes que l'oncle n'avait pas jugé décent de transmettre à sa famille. On apprend au passage que dans la chambre du narrateur n'est exposée aucune photographie, ni de ses parents, ni de son grand-oncle. Morel suggère d'en disposer une d'Adolphe « qui vous aimait tant » sur la commode « à la place d'honneur ». Le narrateur examine les photographies, lit les dédicaces. Dans le lot, il trouve celle du portrait de Miss Sacripant par Elstir. Morel alors lui confirme que c'était cette même dame qui se trouvait chez Adolphe lors de sa dernière visite.

Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann, et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et distantes dans mon souvenir, que j'aurais désormais à l'identifier avec la « Dame en rose[43] ».

Mais ce n'est pas tout. Dans Le Temps retrouvé, cet épisode donne lieu à un ultime écho, lorsqu'il est question de l'identité, cette fois, de la petite-fille d'Odette, Melle de Saint-Loup, « carrefour » en qui viennent converger toutes les routes de l'imaginaire du narrateur :

À bien d'autres point de ma vie encore conduisait Melle de Saint-Loup, à la Dame en rose, qui était sa grand-mère et que j'avais vue chez mon grand-oncle. Nouvelle transversale ici, car le valet de chambre de ce grand-oncle, qui m'avait introduit ce jour-là et qui plus tard m'avait, par le don d'une photographie, permis d'identifier la Dame en rose, était le père du jeune homme que non seulement M. de Charlus, mais le père même de Melle de Saint-Loup avait aimé […][44].

D'autres photographies d'Odette circulent subrepticement au fil de l'œuvre. Dans le chapitre intitulé Un amour de Swann, le malheureux Charles, qui trouve une ressemblance entre sa maîtresse et « Zéphora, la fille de Jéthro, qu'on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine », « plaça sur sa table de travail, comme une photographie d'Odette, une reproduction de la fille de Jéthro ». Fascinant jeu d'icônes, où peinture, photographie, image mentale et réalité de la femme de chair renvoient à l'infini leurs reflets comme en un palais de glaces !

Quand il avait regardé longtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu'il trouvait plus beau encore et, approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur[45].

Cette photographie joue le rôle d'un double consolant, compensant la perte, l'absence, le décalage entre l'amour et la réalité. Plus loin, Swann…

regardait des photographies d'il y a deux ans, il se rappelait comme elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tant de mal pour elle.

Le texte insiste d'ailleurs à plusieurs reprises sur le fait que Swann, qui aimait Odette bien qu'elle ne fût pas « son genre », ne possède pas les « bonnes » photos de celle qui était devenue son épouse. Dans La Prisonnière, sont à nouveau mises en parallèle quelques photographies retouchées qu'Odette avait fait faire chez Otto – celles, ne varietur, qui ne plaisaient pas à Swann – et celle qui a sa préférence :

une petite « carte-album » faite à Nice, où, en capeline de drap, les cheveux mal arrangés dépassant d'un chapeau de paille brodé de pensées avec un nœud de velours noir (les femmes ayant généralement l'air d'autant plus vieux que les photographies sont plus anciennes), élégante de vingt ans plus jeune, elle avait l'air d'une petite bonne qui aurait eu vingt ans de plus[46].

Sans doute l'image photographique ne permet-elle qu'un investissement esthétique secondaire ou solitaire, mais il est clair que c'est autre chose que l'activité contemplative qui s'y joue : des effets de va et vient avec le Temps, et la persistance de l'illusoire identité d'Odette (d'une Odette conforme à la projection de son amour) malgré les démentis fournis par d'autres images et par le temps même.

Brassaï rapporte que Proust écrivait, dans une lettre du 11 mai 1915 à Mme Straus, que la photographie « c'est l'instantané de ce qui dure dans une personne[47] ». Il l'institue ainsi en image résolument paradoxale, cet « instantané de ce qui dure » n'étant au bout du compte représentable que sur le mode de la fiction romanesque. Par le biais des photographies qui scandent le roman jusqu'à l'obsession, le Temps se propose comme une contradiction fondamentale. Ce qu'à propos de la photo de sa grand-mère, le narrateur formule en ces termes : « Le grand fait qu'il faut essayer de penser, ce n'est pas ce que les photographies semblent nous faire croire qu'elle est toujours là, le grand fait qu'il faut essayer de penser, c'est le contraire : c'est qu'elle n'est plus[48]. »

Magie et identité

C'est en raison du lien physique que l'image photographique entretient avec son « modèle » qu'elle prend valeur de double. « La photographie, écrit Brassaï, est l'émanation du sujet même, son impression sur une plaque sensible[49]. » Et de rappeler que « la photographie, dès sa naissance, est devenue le simulacre de prédilection des praticiens de l'envoûtement, mais aussi des radiesthésistes dans leurs recherches de personnes disparues…[50] »

Proust, sur ce registre, pérennise tout un ensemble de réflexions sur les rapports entre magie et photographie, de Balzac à Gautier en passant par Hugo, tournant autour d'une possible transposition de la personnalité, par magnétisme, dans l'image « écrite » par la lumière[51]. Walter Benjamin rapporte aussi que les premiers spectateurs de daguerréotypes n'osaient pas les observer trop longtemps, ayant la sensation que les personnages – ou les personnes : c'est toute l'ambiguïté – y figurant semblaient regarder aussi ceux qui les observaient. Comme si ces singulières images avaient le pouvoir de conserver quelque chose de l'âme, même après la mort.

Fétiches ou icônes, renvoyant à un au-delà ou un par-delà temporel, les photographies, on l'a vu, peuvent servir de support à l'adoration, amoureuse ou non. Mais comme tout objet quasi magique, leurs effets peuvent s'inverser du tout au tout et susciter l'effroi. Ainsi la photographie de Charlus qui, dans Sodome et Gomorrhe, rend Morel « fou de terreur » et le met en fuite. Morel sait que Charlus le soupçonne d'infidélité et lui a déjà tendu un piège dans un bordel. Il a pourtant rendez-vous avec le prince de Guermantes dans sa villa, et soudain le baron de Charlus lui paraît se tenir en embuscade :

Mais quand Morel se trouva seul et voulut regarder dans la glace si sa mèche n'était pas dérangée, ce fut comme une hallucination. Sur la cheminée, les photographies, reconnaissables pour le violoniste, car il les avait vues chez Charlus, de la princesse de Guermantes, de la duchesse de Luxembourg, de Mme de Villeparisis, le pétrifièrent d'abord d'effroi. Au même moment, il aperçut celle de M. de Charlus, laquelle était un peu en retrait. Le baron semblait immobiliser sur Morel un regard étrange et fixe[52].

Toute photographie, comme le soulignera Barthes, joue de l'ambiguïté entre le Présent et la Présence. Associée ici à un phénomène d'hallucination, la perception de l'image photographique l'était, dans de précédents exemples, et de manière récurrente, à l'idée d'une « révélation » (terme commun évidemment au vocabulaire photographique et théologique), d'une vérité qui emprunte d'autres voies d'accès à la conscience que celles de l'intelligence, du raisonnement, et prend nécessairement au dépourvu, là et quand on s'y attend le moins. C'est en cela sans doute que ses effets sont voisins à la fois de ces « éblouissements » que procurent parfois des paysages, et des crises de tétanie (contractures involontaires des instantanés successifs) des réminiscences.

Parallèlement à l'emploi qu'il en fait pour étudier les monuments, Proust utilise la photographie comme un outil de psychologie expérimentale. Elle permet aussi bien d'approcher l'intrinsèque de l'art que de lire sur les traits d'un visage l'essence de la personnalité, ces deux activités étant, au demeurant, complémentaires chez Proust.

Dans Le Côté de Guermantes, le narrateur rend visite à Saint-Loup dans la garnison de son régiment de cavalerie, afin d'approcher par lui la duchesse sa tante. Il voit dans la chambre sa propre photographie, à côté de celle de Mme de Guermantes :

Je regardais la photographie de sa tante et la pensée que, Saint-Loup possédant cette photographie, il pourrait me la donner, me fit le chérir davantage et souhaiter de lui rendre mille services qui semblaient peu de chose en échange d'elle. Car cette photographie, c'était comme une rencontre de plus ajoutée à celles que j'avais déjà faites de Mme de Guermantes ; bien mieux, une rencontre prolongée […]. »

Puis il s'attarde sur les détails : « ce gras de joue, ce tournant de nuque, ce coin de sourcil », comme s'il s'agissait d'une sculpture qu'il étudierait. « Ces lignes qu'il me semblait presque défendu de regarder, je pourrais les étudier là comme un traité de la seule géométrie qui eût de la valeur pour moi[53]. »

Mais le texte passe aussitôt du portrait de la duchesse à celui du neveu :

Plus tard, en regardant Robert, je m'aperçus que lui aussi était un peu comme une photographie de sa tante, et par un mystère presque aussi émouvant pour moi puisque, si sa figure à lui n'avait pas été directement produite par sa figure à elle, toutes deux avaient cependant une origine commune.

Les deux images sont ainsi, à quelque temps d'intervalle, comparées, et, avec son « nez en bec de faucon », « la figure de Robert presque superposable à celle de sa tante » devient l'emblème des Guermantes, « cette race restée si particulière au milieu du monde, où elle ne se perd pas et où elle reste isolée dans sa gloire divinement ornithologique. » La référence à l'ornithologie et à la généalogie, mêlées par la grâce des métaphores, atteste que la photographie n'est pas seulement un objet de contemplation esthétique, mais bien un instrument de connaissance, de découverte. Anne Henry rappelle que Proust connaissait le sociologue Tarde, auteur en 1890 des Lois de l'imitation, où il écrivait : « J'entends par imitation toute empreinte de photographie inter spirituelle, pour ainsi dire, qu'elle soit voulue ou non, passive ou active[54]. » C'est la photographie qui permet à Proust, dans sa double quête de l'Identité et du Temps, d'associer, de combiner la nouvelle science (la psycho-morphologie) avec l'ancienne (la généalogie), de nouer dans un même réseau métaphorique l'idée aristocratique de « race » avec la conception scientifique (Mendel) alors en vigueur. Dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, notamment, l'on retrouve cette idée de « croisements d'espèces comme en pratiquent les mendelistes ou comme en raconte la mythologie[55]. »

Fruit de l'imitation sociale ou de la filiation, la ressemblance fascine Proust, et pour la révéler la photographie intervient en effet comme un « miroir qui se souvient », selon l'expression de Montesquiou, posant le problème de l'identité individuelle dans ses rapports avec la génétique et les habitudes sociales. Par exemple, dans La Prisonnière, ce passage :

Du reste, n'était-il pas arrivé à ma mère (tant d'obscurs courants infléchissaient en moi jusqu'aux plus petits mouvements de mes doigts eux-mêmes à être entraînés dans les mêmes cycles que mes parents) de croire que c'était mon père qui entrait, tant j'avais la même manière de frapper que lui[56].

Brassaï mentionne, à cet égard, une lettre de Proust, datée de 1922, à Benoist-Méchin. Il lui demande sa photo après avoir, croit-il, rencontré sa mère : « Je suis toujours intéressé par les réincarnations d'un type admiré dans un autre sexe. » Son correspondant accepte, lui envoie la photographie de la femme de son père, et Proust lui répond, en faisant l'éloge des ressemblances. Benoist-Méchin, gêné, finit par lui avouer qu'il est le fils d'un premier mariage de son père, et que les ressemblances sont imaginaires. Qu'à cela ne tienne ! Nouvelle lettre de Proust qui, encore plus enthousiaste, confie à son correspondant la théorie énoncée dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, selon laquelle les femmes que nous aimons se ressemblent toutes, étant « un produit de notre tempérament, une image, une projection renversée, un négatif de notre sensibilité[57] ».

Inversion, inverti et travesti

Ce pouvoir d'objectivation et de rétention des formes du passé que possède la photographie sert à des jeux de ressemblance d'autant plus troublants et captivants qu'ils concernent les ambivalences sexuelles. Constamment, les figures du travesti et de l'inverti hantent la relation à la photographie, on en a déjà vu des exemples. Même l'épisode, ci-dessus, dans la chambre de Saint-Loup, à la caserne, n'est pas exempt de tels sous-entendus. Même Odette n'est pas épargnée par le phénomène :

C'est ainsi que dès les premiers jours de notre séjour à Balbec, il m'était arrivé de rencontrer Legrandin, le concierge de Swann, et Mme Swann elle-même, devenus, le premier, un garçon de café, et la dernière, un maître baigneur. […] Mme Swann, dans le sexe masculin et la condition de maître baigneur, avait été suivie non seulement par sa physionomie habituelle, mais même par une certaine manière de parler[58].

L'audace proustienne va évidemment plus loin que ne le laisse penser la justification précédant ce passage :

Esthétiquement, le nombre des types humains est trop restreint pour qu'on n'ait pas bien souvent, dans quelque endroit qu'on aille, la joie de revoir des gens de connaissance, même sans les chercher dans les tableaux des vieux maîtres, comme faisait Swann.

C'est assurément du problème de « la race des hommes-femmes » qu'il est question, ou de l'autre côté, celui de Gomorrhe. L'identité gomorrhéenne d'Albertine fera l'objet d'une obsession. L'appartenance de Charlus à l'espèce des sodomistes se manifeste sous les auspices encore de la « révélation[59]», de même que celle de Melle Vinteuil, lors d'une scène qui tourne tout entière autour de la photographie.

À Montjouvain, le narrateur s'est endormi dans un buisson du talus dominant la maison de l'ancien pianiste, qui a renoncé à noter ses œuvres pour se consacrer à sa fille, laquelle, par son inconduite, a « à peu près tué son père ». Il observe, en posture de voyeur (comme dans Le Temps retrouvé, il verra Charlus se faire fouetter à travers le vasistas) Melle Vinteuil et son amie, assises sur un sofa. La jeune fille a déplacé le portrait de son père, de la cheminée sur une petite table ; ainsi disposé, elle peut le considérer à la manière dont son père regardait ses partitions. Elle confie à son amie avoir le sentiment que des yeux les voient. Tout cela n'est qu'un rituel mis au point entre les deux femmes, une scène comme on en trouve dans le théâtre de Jean Genet. Après leurs premiers ébats, Melle Vinteuil dit :

Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pu le mettre là, j'ai pourtant dit vingt fois que ce n'était pas sa place.

Puis elle met sa complice au défi de cracher sur le portrait paternel :

« Je n'oserais pas cracher dessus ? sur ça ? dit l'amie avec une brutalité voulue[60]. »

Passage capital de l'œuvre, touchant au sadisme, que Proust, fait remarquer Brassaï, avait déjà abordé dans Jean Santeuil et dans son article de 1907 sur les « Sentiments filiaux d'un parricide[61]. » Il le fait suivre ici d'un long développement sur ce sujet « indécent », au cours duquel il revient sur l'usage que son personnage fait de la photographie :

Bien plus que sa photographie, ce qu'elle profanait […] c'était la ressemblance de son visage, ses yeux de sa mère à lui qu'il lui avait transmis comme un bijou de famille[62].

Il faut de noter que le narrateur insiste moins sur les valeurs de fétiche et d'objet tabou – évidentes – que sur la question, encore une fois, de l'identité de Melle Vinteuil. C'est en un sens sur elle-même qu'elle invite son amie à cracher, car ce qu'elle ne supporte pas, ce sont autant les reproches censément transmis par l'image de son père que la ressemblance morphologique qui, par les yeux, la fait remonter de lui à sa grand-mère. Des traits communs qui rappellent la part de bonté qui réside pourtant aussi en elle-même, et récusent la personnalité d'emprunt que cette « âme vertueuse » adopte en jouant la vicieuse et la cruelle.

Dans ce passage célèbre de la profanation de la photographie de M. Vinteuil par sa fille, se déclinent les plus forts investissements psychologiques dont la photographie soit le vecteur : l'adoration, la magie, la présence par-delà la mort. Elle y est présente à la fois dans son aptitude à susciter un phénomène de révélation, comme objet tabou, mais aussi comme image « négative » ayant un rapport sous-jacent avec l'idée de l'« inverti ». Comme s'il existait en effet une articulation sous-jacente entre les procédures mises en œuvres par l'opération photographique (la révélation, l'inversion), ses usages sociaux (l'identification, le rapport au temps) et les questions posées, autour de concepts non pas identiques mais au moins analogues, dans l'œuvre de Proust. D'où le titre du dernier chapitre du livre de Brassaï, ci-dessous.

« La pensée proustienne et la photographie »

On l'a vu, Brassaï livre une lecture qui, pour être empirique, thématique et biographique, n'en est pas moins pénétrante, en raison de caractère systématique de son principe (mettre en rapport les liens entre la photomanie proustienne et ses occurrences dans l'œuvre). Il parvient ainsi à décliner la quasi-totalité des valeurs sémiotiques et des usages sociaux de la photographie. Son ambition ne s'arrête pas là, à juste titre. Sans doute la parution de son livre avait-elle été précédée par celle de l'ouvrage de Jean-François Chevrier, Proust et la Photographie[63]. Mais son auteur visait autant à recenser les mentions de la photographie chez Proust qu'à éclairer, par rebond en quelque sorte, des œuvres photographiques contemporaines, notamment de Pierre de Fenoyl et Holger TrŸlzsch. Brassaï, lui, centre son analyse sur la question du temps, posant implicitement que la représentation du temps romanesque n'est pas seulement affaire de philosophie préalable (le bergsonisme de Proust, fréquemment mis en avant par la critique) mais requiert que l'on prenne en compte l'appareillage optique (en l'espèce la photographie, sous ses divers aspects) dont se dote l'écrivain. Il s'agit là d'une thèse tacite, sans doute, mais forte, selon laquelle le descriptif est solidaire des dispositifs relayant la vision du narrateur, lesquels dispositifs sont eux-mêmes en relation avec des effets (idéologiques, esthétiques, métaphysiques) induits par les technologies de la vision.

Concentrant son attention sur les références aux divers aspects de la technique photographique, Brassaï n'a aucune peine à présenter une liste pratiquement exhaustive. C'est d'abord la posture de la « pose », un terme que Proust emploie tant pour les personnes ayant servi de modèles à ses personnages qu'à propos des œuvres dont il s'est inspiré, en particulier pour la sonate de Vinteuil. C'est l'agrandissement (« Les lignes ne résistaient pas à cet agrandissement[64]. »). Ce sont les images nocturnes : dans la chambre de Combray, ou dans Le Temps retrouvé les « jets d'eau lumineux des projecteurs » qui, dans le ciel nocturne au-dessus de Paris, traquent les avions allemands et font que « le clair de lune semblait comme un doux magnésium continu[65] ». C'est évidemment la restitution de « l'instantané ». Brassaï rapproche à juste titre nombre de scènes de la Recherche d'un texte antérieur à sa rédaction, ses « Journées en automobile », avec son chauffeur Agostinelli, publié dans Pastiches et mélanges[66] Il y décrit dix instantanés successifs des clochers de Caen vus de la voiture en mouvement, qui serviront de modèle à de multiples épisodes, tels, dans Du côté de chez Swann, le clocher de l'église Saint-Hilaire de Combray vu du train puis à pied, ou encore, en voiture à cheval, le clocher de Martinville[67]. Et tout se passe en effet comme si Proust avait intégré ce phénomène visuel très particulier qu'est l'instantané dans ses stratégies de vision, en avait transposé les données dans le registre de la focalisation littéraire, et ce non seulement pour la restitution des paysages mais dans des passages ayant un statut intermédiaire entre l'événement et le portrait. C'est le cas dans Le Côté de Guermantes, pour la description bien connue du baiser à Albertine :

D'abord, au fur et à mesure que ma bouche commença à s'approcher des joues que mes regards lui avaient proposé d'embrasser, ceux-ci se déplaçant virent des joues nouvelles ; le cou, aperçu de plus près et comme à la loupe, montra, dans ses gros grains, une robustesse qui modifia le caractère de la figure. Les dernières applications de la photographie […] je ne vois que cela qui puisse, autant que le baiser, faire surgir de ce que nous croyions une chose à aspect défini, les cent autres choses qu'elle est tout aussi bien, puisque chacune est relative à une perspective non moins légitime. […] Comme si, en accélérant prodigieusement la rapidité des changements de perspective et des changements de coloration que nous offre une personne dans nos diverses rencontres avec elle, j'avais voulu les faire tenir toutes en quelques secondes pour recréer expérimentalement le phénomène qui diversifie l'individualité des êtres et tirer les unes des autres, comme d'un étui, toutes les possibilités qu'il renferme – dans ce court trajet de mes lèvres vers sa joue, c'est dix Albertine que je vis[68].

Notons au passage que c'est une fois de plus le problème de l'identité d'Albertine qui est incidemment posé (« les cent autres choses qu'elles est tout aussi bien », « le phénomène qui diversifie l'individualité des êtres »).

Un fait optique similaire est restitué dans deux textes moins connus, relatifs à Saint-Loup. Le premier est une sorte de scène en deux temps : d'abord Saint-Loup gifle un journaliste, au théâtre, sans que les observateurs puissent réaliser quelle est la liaison entre le geste de chef d'orchestre qu'il paraît avoir accompli (lever la main) et son résultat : « Il abattit sa main, en une gifle retentissante, sur la joue du journaliste[69]. » Puis, deux pages plus loin, c'est le tour d'un importun, rencontré dans la rue :

Tout d'un coup, comme apparaît au ciel un phénomène astral, je vis des corps ovoïdes prendre avec une rapidité vertigineuse toutes les positions qui leur permettaient de composer, devant Saint-Loup, une instable constellation. Lancés comme une fronde, ils me semblèrent être au moins au nombre de sept. Ce n'étaient pourtant que les deux poings de Saint-Loup, multipliés par leur vitesse à changer de place dans cet ensemble apparemment idéal et décoratif[70].

Le second est un passage du Temps retrouvé, lorsque le narrateur, apercevant Saint-Loup sortant du bordel de Jupien de manière à n'être pas reconnu, est frappé par

la disproportion extraordinaire entre le nombre de points différents par où passa son corps et le petit nombre de secondes pendant lesquelles cette sortie, qui avait l'air de la sortie tentée par un assiégé, s'exécuta. […] Le militaire capable d'occuper en si peu de temps tant de positions différentes dans l'espace avait disparu…[71]

Sans doute, seule la scène du baiser fait-elle explicitement mention de la photographie, jusqu'à évoquer « le grain », point commun entre la pellicule et la peau humaine que Van Lier, par exemple, place au cœur de la « photogénie ». Mais les trois se présentent comme des décompositions mécaniques de la perception dans l'instant. Davantage que de simples « instantanés », les deux passages sur la gestuelle particulière à Saint-Loup sont tout simplement incompréhensibles – ce que Brassaï souligne – sans faire référence à la chronophotographie inventée par Marey pour étudier notamment la physiologie du mouvement humain et animal, puisque le texte restitue non pas une seule image mais la superposition de plusieurs saisies optiques qui, isolément, sont toutes situées en-deçà du seuil de perception de l'œil.

Dès le début du roman, d'ailleurs, après « la veilleuse de verre de Bohême », « les feux de la lampe, seul phare dans la nuit », il est fait allusion à l'invention dérivée du fusil chronophotographique de Marey, le kinétoscope d'Edison :

Souvent ma brève incertitude du lieu où je me trouvais ne distinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elle était faite, que nous n'isolons, en voyant un cheval courir, les positions successives que nous montre le kinétoscope[72] »

 Le vocabulaire (« dernières applications », « expérimentalement », « phénomène ») confirme indubitablement que Proust a conscience du fait que le modèle descriptif qu'il met en œuvre est issu du domaine des sciences et des techniques. Il s'en inspire d'autant plus volontiers que ce sont des questions analogues à celles auxquelles ces inventions répondent, dans leur domaine, qui le préoccupent : la constitution « d'une sorte de psychologie dans l'espace[73] » et selon le temps. Au demeurant, Proust ne méconnaît nullement ni ne dédaigne cet aspect mécanique de l'opération photographique (par exemple, quand le narrateur revient de Doncières et voit sa grand-mère au salon : « ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie[74] »). Pas davantage qu'il ne mésestime d'autres de ses application scientifiques, telle la radiographie :

J'avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais[75].

Dans Le Côté de Guermantes, à l'inverse, l'image que les autres ont de nous-mêmes « qui nous semble si peu ressemblante, a quelquefois le genre de vérité, peu flatteur certes, mais profond et utile, d'une photographie par les rayons X ». Ce sont aussi les rayons infra-rouge qui sont évoqués dans Du côté de chez Swann :

C'est que, pour apercevoir dans tout ce qui entourait Gilberte, une qualité inconnue, analogue dans le monde des émotions à ce que peut être dans celui des couleurs l'infra-rouge, mes parents étaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m'avait doté l'amour[76].

Autant de mentions qui soulignent combien les stratégies de la vision chez Proust requièrent en effet qu'il dote l'œil de l'écrivain de « ce sens supplémentaire et momentané », analogue à l'amour, mais fourni, dans le monde technique et scientifique, par la photographie, et plus généralement grâce aux procédés de perception et de fixation de l'infime, spatial et temporel.

Ces stratégies de vision sont évidemment inséparables de l'écriture, plus généralement du « style ».

Or il est clair que la représentation de l'écriture et de la fonction du style sont constamment informées chez Proust par la référence à l'optique et la photographie. La phrase est célèbre :

L'ouvrage de l'écrivain n'est qu'une espèce d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eût peut-être pas vu en soi-même[77].

Proust évoque aussi ces « clichés qui restent inutiles tant qu'ils n'ont pas été développés [78] », écrivant une page plus loin : « Ce qu'on a éprouvé est pareil à certains clichés qui ne montrent que du noir tant qu'on ne les a pas mis près d'une lampe, et qu'eux aussi il faut regarder à l'envers. » C'est le phénomène même de la mémoire qui est de part en part informé par le vocabulaire élémentaire de la photographie, et pensé en effet à travers lui :

 Notre mémoire ressemble à ces magasins qui, à leur devanture, exposent d'une certaine personne, une fois une photographie, une fois une autre[79].

D'où le problème de la discontinuité constitutive de cette image, que Philippe Dubois nomme « le coup de la coupe », et qui est parfaitement pensé par Proust :

[…] comme la mémoire commence tout de suite à prendre des clichés indépendants les uns des autres, supprime tout lien, tout progrès entre les scènes qui y sont figurées, le dernier de ceux qu'elle expose ne supprime pas forcément les précédents[80].

Les métaphores de verres grossissants, des lunettes, du télescope, du stéréoscope intérieur sont surabondantes. « L'œil proustien, écrit Brassaï, semble parfois se transformer en objectif, avec son champ de vision, en longueurs focales, sa profondeur de champ[81]. »

L'obligation faite à l'écrivain de se concevoir comme un simple « traducteur » d'un livre intérieur « dont “l'impression” ait été faite en nous par la réalité même[82] » ; la fonction du style, de « fixer » (« Cette contemplation de l'essence des choses, j'étais maintenant décidé à m'attacher à elle, à la fixer, mais comment[83] ? ») ce qui demeure flottant ; tout cela est évidemment lié, et l'est par la métaphore photographique qui apparaît au cœur de l'esthétique proustienne.

Cela va plus loin, car Proust rend solidaires les deux composantes narratives fondamentales de son récit – l'amour et le souvenir – en recourant à de multiples allusions au fait photographique.

C'est évident dans les épisodes mettant en scène le narrateur et Saint-Loup, amoureux respectivement d'Albertine et Rachel (voir plus haut). Ce l'est aussi dans les nombreux passages consacrés à la photographie de la grand-mère (voir mon article « La Photographie “…dans le Temps” », dans le même volume). Au début de À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, là encore, photographie, mémoire et sentiment amoureux sont étroitement corrélés. C'est de Gilberte qu'il est question :

J'aurais eu besoin de la voir, car je ne me rappelais même pas sa figure. La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, […] tout cela rend notre attention en face de l'être aimé trop tremblante pour qu'elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au-delà d'eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d'habitude, quand nous n'aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n'en a jamais que des photographies manquées[84].

Voilà qui explique au passage le goût que nous évoquions plus haut, chez Swann notamment, pour les photographies manquées ou archaïques de l'être aimé. L'on n'a de ceux qu'on aime intensément que des images floues, parce qu'aimer c'est faire la mise au point au-delà du modèle ! Et c'est en somme l'optique de l'amoureux qui « bouge », plutôt que le modèle en question…

Toujours dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, l'on constate encore cette solidarité entre amour, mémoire et photographie lors de la présentation d'Albertine au narrateur (une scène évidemment cruciale). Seul, après être rentré à l'hôtel, il remarque :

Il en est des plaisirs comme des photographies. Ce qu'on prend en présence de l'être aimé n'est qu'un cliché négatif, on le développe plus tard, une fois chez soi, quand on a retrouvé à sa disposition cette chambre noire intérieure dont l'entrée est « condamnée » tant qu'on voit du monde[85].

Il existe donc un lien structurel entre cette chambre noire, la mémoire, le développement des sentiments et les multiples chambres à coucher ou cabinets que l'on trouve tout au long de la Recherche[86]. Et si cette œuvre est bien conçue comme une « cathédrale », les faits optiques – en particulier ceux relatifs à la photographie – en sont les piliers. La référence à la photographie, présente du début à la fin de l'œuvre, foisonne dans l'épisode final de la matinée à l'hôtel des Guermantes. Pour deux raisons.

La première tient à la nature de la fiction qui s'y propose. Les personnages qui surviennent se présentent comme autant d'images qui seraient juxtaposées les unes aux autres :

Des poupées, mais que, pour les identifier à celui qu'on avait connu, il fallait lire sur plusieurs plans à la fois […] car on était obligé de les regarder, en même temps qu'avec les yeux, avec la mémoire[87].

Défilent des « images successives » qui donnent « une vue optique des années[88] ». Ces vieillards « avaient l'air d'être définitivement devenus d'immuables instantanés d'eux-mêmes[89] », chacun étant « des images d'une même personne séparées par un intervalle de temps[90] ». Ces personnalités dispersées, éclatées requièrent que le narrateur, pour qu'il parvienne à suturer l'écart entre l'image qu'il en a conservé en lui-même et ce que l'œuvre du temps a fait d'elles, redispose, comme un vaste puzzle, une collection d'images, qu'il en active les échos, car :

les images que nous voyons assemblées quelque part sont généralement le reflet, ou d'une façon quelconque l'effet, d'un premier groupement assez différent quoique symétrique d'autres images, extrêmement éloigné du second[91].

Et lorsqu'il veut non seulement les reconnaître mais les identifier, le narrateur est conduit à manipuler en esprit ces images, à les classer :

Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous[92]. »

Implicitement, c'est le rituel de la consultation de la collection de photographies qui organise tout cet épisode final, puisque :

entre le moindre point de notre passé et tous les autres un riche réseau de souvenirs ne laisse que le choix des communications[93].

L'autre raison renvoie évidemment au phénomène de la mémoire involontaire, leitmotiv de la Matinée à l'hôtel de Guermantes. Or, Brassaï pense que la photographie y sert de prototype de la réminiscence, voyant dans l'évanouissement de Marcel Proust, dans une chambre noire en 1892 chez Mme Straus, la scène fondatrice et originelle qui rendrait compte de l'importance que prendra, dans le roman, ce phénomène. Sans doute faudrait-il apporter, plutôt qu'un démenti, un correctif à cette thèse. Si Proust manipule constamment les images, mentales ou non, comme autant de photographies, il prend toujours soin de faire remarquer que chaque cliché, pris isolément, ne saurait procéder à la restitution de l'essence du temps, et ce parce qu'il est une coupe et ne restaure pas la continuité :

Notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre le cliché de cet univers mouvant, entraîné par le Temps, l'immobilise au contraire[94].

Ce qui ne signifie nullement, à l'inverse, que le modèle cinématographique serait plus apte que la photographie à procéder à la totalisation du Temps, car « si la réalité était cela, [un « déchet de l'expérience »] sans doute une sorte de film cinématographique de ces choses suffirait[95] ».

En fait, dans les réminiscences proustiennes, c'est moins l'image que le phénomène photographique qui importe. Chacune de ces réminiscences est l'occasion d'une immobilisation du corps même du narrateur, d'une sorte de catalepsie, de tétanie. Qu'il soit plié en renouant ses lacets au moment où il revoit sa grand-mère, ou bien marchant sur les pavés de l'hôtel, touchant la serviette ou écoutant le tintement de la cuiller, à chaque fois il est lui-même affecté de discontinuités, dans son corps et sa conscience. Et dans cette mesure, l'on peut dire en effet avec Brassaï qu'il existe un lien organique entre réminiscence et phénomène photographique. Au demeurant, Brassaï aurait pu trouver un argument supplémentaire chez Chevrier, qui rapporte que, dans un cahier datant de 1908, l'on trouve une première version de l'épisode de la réminiscence sur les dalles évoquant Venise, non pas dans la cour de l'hôtel de Guermantes mais alors que le narrateur contemple une photographie du baptistère de St Marc[96].

Art ou technique ?

La distinction que Proust est amené à poser entre les yeux du corps, ceux de la mémoire et ceux de l'esprit le conduit à transposer en littérature – l'expression est proposée par Brassaï – cette « vision a-humaine » propre au mécanisme photographique, celui-là même qui avait amené Baudelaire à ranger cette invention, à l'opposé de l'art, aux côtés de l'industrie.

La question, par conséquent, du statut artistique de la photographie ne saurait être esquivée.

Or, elle est ordinairement biaisée à cause précisément de la confusion régnant entre l'image photographique proprement dite, les procédés (agrandissement, image inversée, révélation et fixation, focales variables, etc.), voire les phénomènes photographiques (apparition, relation fétichiste, survivance, etc.). Si bien que la tentation est grande de s'en tenir, pour l'examen de ce problème effectivement crucial, à quelques citations de Proust, récurrentes, dont la plus connue :

J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres « instantanés », notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies[97].

C'est oublier d'abord – et Brassaï encore le rappelle pertinemment – la position que Proust avait prise dans sa traduction des Pierres de Venise, en 1906 :

On peut, en voyant ces planches de M. Alinari, répondre que la photographie est bien un art à la question posée naguère par M. de La Sizeranne[98].

En outre, Proust distingue parfaitement les objets photographiques et les effets induits par certaines photographies, notamment d'ordre irrationnel. Or il est certain que, plus que n'étaient d'autres types d'images, la photographie est liée à une fantasmatique de la disparition, de la survie par-delà la mort. N'oublions pas que celle de Bergotte, après sa visite au tableau de Vermeer, est suivie de cette réflexion : « De sorte que l'idée que Bergotte n'était pas mort à jamais est sans invraisemblance[99]. » Une idée que nous trouvions dès le commencement du roman, lors de l'épisode de la Petite Madeleine :

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux que nous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête, un végétal, une chose inanimée[100].

Cette conviction a probablement partie liée avec les effets de la photographie en tant que phénomène psychologique, confirmé d'ailleurs par ses us sociaux. « Toute photographie est un Memento mori[101]. », écrivait justement Susan Sontag.

Enfin, outre cette dimension relative à la psychologie de l'image, Proust pose parfaitement la distinction entre deux autres usages fondamentaux, l'objet d'art et le document, sans y percevoir de contradiction intrinsèque. La phrase, déjà citée, prononcée par Charlus, évoquant « la dignité qui lui manque[102] », manifestait une position sortant du cadre du débat sur le réalisme en distinguant la « reproduction du réel » des « choses qui n'existent plus » et que la photographie « montre ». Manière de l'intégrer à la tradition de la mimesis, de la représentation, en lui donnant pour vocation de présenter non le « réel » mais bien le Temps, sous l'aspect du révolu.

Lors de la visite de l'atelier d'Elstir, le narrateur mentionne implicitement les positions de Baudelaire sur le progrès, la science, l'art et la photographie, pour les contredire nettement :

Bien qu'on dise avec raison qu'il n'y a pas de progrès, pas de découvertes en art, […] il faut pourtant reconnaître que, dans la mesure où l'art met en lumière certaines lois, une fois qu'une industrie les a vulgarisées, l'art antérieur perd rétrospectivement un peu de son originalité[103].

Or, le narrateur a beau mettre entre guillemets les adjectifs « admirables » et « magnifiques » (voir supra) qualifiant les photographies selon l'opinion de leurs « amateurs », les effets optiques singuliers qu'il discerne sur les tableaux d'Elstir sont parfaitement comparables à ceux apportés par les photographies de paysages qu'il décrit aussi, ce qui l'amène à conclure de la photographie qu'elle donne :

Quelque image singulière d'une chose connue, une image différente de celle que nous avons l'habitude de voir, singulière et pourtant vraie, et qui à cause de cela est pour nous doublement saisissante parce qu'elle nous étonne, nous fait sortir de nos habitudes, et tout à la fois nous fait rentrer en nous-mêmes en nous rappelant une impression[104].

Et Proust de noter qu'Elstir s'est inspiré de photographies pour peindre certains jeux d'ombres rythmant des paysages comme jamais on ne les avait vus avant. En quoi l'image photographique, loin d'être irrémédiablement contaminée par l'industrie comme l'avait voulu Baudelaire, aura servi à « rentrer en nous-mêmes », à renouveler notre perception commune, à rappeler « une impression », à « se dépouiller en présence de la réalité de toutes les notions de son intelligence[105] », c'est-à-dire finalement, dans la perspective proustienne, à s'inventer comme artiste.

Quelques remarques…

1 – La méthode de Brassaï :

Sa démarche, en apparence, est contraire à l'un des impératifs majeurs de l'esthétique proustienne, puisqu'il semble aller de l'homme à l'œuvre pour revenir à l'homme (évoqué dans l'expression « la pensée de Proust »), selon une logique qui ne peut manquer d'être rapportée à celle de Sainte-Beuve, dont on sait avec quelle implacable rigueur Proust l'avait condamnée. Il démontrait magistralement les limites de la critique psychologique et la redoutable impasse méthodologique, voire le non-sens artistique, suscités par la confusion entre auteur et personnage, entre le Moi biographique ou social et le Moi profond de l'écrivain, radicalement distinct du premier et seul en cause dans l'œuvre elle-même.

Or, les choses sont ici plus subtiles. Brassaï, nous l'avons dit, a lu la plupart des biographies de Marcel Proust parues jusque dans les années soixante-dix, qui ne propose aucune réflexion systématique sur la photolâtrie de Proust. Aussi doit-il croiser les renseignements et les sources pour proposer à son tour un édifice critique plaçant Proust « sous l'empire de la photographie ». Surtout, parlant de « la pensée de Proust », Brassaï ne fait qu'utiliser la terminologie de la critique pré-moderne, mais en réalité, en amateur qu'il est là encore, il se penche indifféremment sur des faits à caractère thématiques ou même structurels (il a lu Georges Poulet), des questions philosophiques, et des problèmes d'écriture, voire de style. Ce qui peut apparaître comme un défaut de méthode lui permet aussi d'esquiver les schémas critiques préexistants, et par conséquent de proposer une véritable « lecture ».

D'autre part, la thèse selon laquelle il existerait un rapport intrinsèque entre les épisodes majeurs de la Recherche et l'évocation ou la mention du fait photographique suppose un classement desdits épisodes et encourt le risque de toute opération de découpage, à savoir l'arbitraire. Sa conséquence serait que tel passage ne deviendrait important qu'en fonction de ce qu'il y est question de photographie. Il me semble que Brassaï ait été conscient du risque en question, et que c'est la raison pour laquelle il ne vise pas à l'exhaustivité dans la recension du chapitre II. Toutefois, il apparaît que sa démarche, pour empirique qu'elle soit, parvient à recouper la notion de « scène » telle que proposée en particulier par Genette : La Recherche serait articulée en scènes qui ne sont pas des scènes dramatiques au sens traditionnel du terme (concentrant une action majeure) mais qui fonctionnent paradoxalement comme des pôles de description au sein desquels viennent à converger ou s'entrecroiser des rappels d'épisodes passés, des digressions, des anticipations, des parenthèses réflexives, de sorte que ces scènes sont de véritables « foyers temporels », pour reprendre l'expression de Genette[106].

2 – Image, procédés et phénomènes photographiques :

Brassaï traite moins de la photographie en soi que des procédés et des phénomènes photographiques, c'est-à-dire d'un type d'image issu d'une technologie qui, d'une part appelle un mode d'emploi différent de celui du dessin ou du tableau peint traditionnels, et d'autre part renvoie à des usages culturels propres à la société française de la fin du XIXe siècle. La conscience, toujours présente à l'époque, de sa nouveauté technologique ainsi que la spécificité de ses usages sociaux explique que pour Proust (et pour Brassaï) le phénomène photographique possède une définition assez large, englobant, sous ses auspices la lanterne magique, le kaléidoscope, le kinétoscope, l'appareil binoculaire, jusqu'aux rayons X, en effet.

Mais au-delà des seuls appareillages, Brassaï, à juste titre encore, inclut dans le fait photographique des éléments qui n'ont pas de rapport direct avec l'invention daguerrienne, mais dont son expérience lui a fait connaître qu'ils appartiennent aussi à une sorte d'anthropologie de la vision ou d'histoire des faits visuels. Ainsi, il n'est pas surprenant qu'il perçoive des connivences entre son Paris la nuit et celui que Proust, en particulier dans le Temps retrouvé, est aussi l'un des premiers en littérature à composer comme un spectacle combinant magie, danger et subversion des valeurs morales. Au demeurant, Brassaï avait eu un illustre prédécesseur en la personne de Zola, qui prit un cliché nocturne de la Tour Eiffel illuminée[107]. Si la ville de nuit est un objet romanesque depuis Restif[108], il existe bel et bien une spécificité du regard proustien, liée en effet à la photographie, avec la présence des éclairs lumineux, et une authentique réflexion sur la lumière nocturne. Laquelle n'est pas l'absence d'éclairage, ouvrant justement à une appréhension différentielle de la durée, selon une autre succession que celle des seuls jours diurnes, si l'on peut dire. Plus largement il existe manifestement chez Proust une solidarité entre les faits optiques, le traitement de la lumière et celui du Temps, que l'analyse approfondie de nombreuses scènes mettrait à jour.

En outre, parmi les phénomènes photographiques, Brassaï, à juste titre là encore, inclut non seulement l'image fixe – que la photographie est en principe – mais aussi tout ce qui est relatif à la décomposition du mouvement. Il pense en praticien et en connaisseur de l'histoire de la photographie, sachant que la fixation ou la fixité de l'image non-mobile ressortit déjà d'un rapport au mouvement et par conséquent au temps. Dans cette perspective la chronophotographie de Marey fait assurément partie des faits photographiques majeurs qui informent non seulement la conception proustienne du temps (en termes de psychologie ou de philosophie) mais aussi qui structurent en effet la composition et l'écriture d'épisodes tels que le baiser à Albertine, et même certaines des scènes de réveil, au moins.

Brassaï a raison, en outre, de souligner que Proust est manifestement conscient de la finesse des valeurs sémiotiques de l'image photographique, dont la déclinaison complète (le fétiche, le double, l'embaumement, etc.) ne sera réalisée par la critique que bien plus tard (André Bazin, Michel Tournier, Susan Sontag). Surtout, c'est par la pluralité de ces registres sémiotiques que la photographie dans son œuvre acquiert sa valeur intrinsèque, laquelle dépasse de très loin la seule opposition entre technique photographique et art pictural, qui existe également chez Proust, mais apparaît secondaire, alors qu'elle informera encore longtemps l'approche critique.

Au-delà des usages sociaux auxquels elle donne lieu (la collection, le classement en albums ou cartons, le rituel de la consultation entre amis), et pour aborder un domaine qui n'est plus celui des seules techniques de la vision, Brassaï a raison d'inclure au titre des phénomènes ou des faits photographiques jusqu'aux modification de la vision suscités en particulier par l'ensemble des inventions du XIXe siècle, qu'il s'agisse du téléphone, du télégraphe, de l'automobile ou du chemin de fer.

Phonographe ou stéréoscope (voir supra sa lettre à Jeanne Pouquet), ce sont tous les appareils d'enregistrement, tant sonores qu'optiques, qui l'intéressent, et en lesquels il voit non seulement des phénomènes sociaux mais surtout des faits anthropologiques et culturels fondamentaux. Comme Freud, qui écrira en 1929 :

Grâce à tous ses instruments, l'homme perfectionne ses organes. […] Avec l'appareil photographique, il s'est assuré un instrument qui fixe les apparences fugitives, le disque du gramophone lui rend le même service quant aux impressions éphémères[109].

Dans Du côté de Guermantes, le narrateur décrit longuement la magie de l'appareil téléphonique, comment il comprime l'espace et le temps, comment il fait apparaître « invisible mais présent, l'être à qui nous voulions parler[110] », sa grand-mère en l'espèce. Invisible mais présent : c'est la formule inversée, mais parallèle, du paradoxe de la photographie (visible mais absent), un paradoxe porteur de son pouvoir de décomposition et reconfiguration du temps, pour reprendre l'expression de Ricœur. Je renvoie aussi à ces nombreux épisodes de voyage en voiture, dont le narrateur souligne les effets dans Sodome et Gomorrhe :

L'art en est aussi modifié, puisqu'un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées[111].

En train, « Les fleurs du bord du chemin ne sont plus des fleurs, ce sont des taches ou plutôt des raies rouges ou blanches ; plus de points, tout devient raie[112] », écrivait Victor Hugo. Pour Paul de Koch, le chemin de fer est indifféremment machine à se mouvoir et machine à voir :

On voit fuir devant soi les arbres, les maisons, les villages… Tout cela passe, passe, bien plus vite que dans une lanterne magique. Le chemin de fer est la véritable lanterne magique de la nature[113].

Si minime, de notre point de vue, qu'ait été la vitesse des trains au XIXe siècle, c'est la perception de l'espace en mouvement par un sujet fixe qui s'en trouva plus profondément modifiée qu'il nous le paraît, et ce n'est pas effectivement sans motifs profonds que les vues du train ou d'automobile sont aussi nombreuses qu'essentielles chez Proust, tout banales qu'elles nous semblent. Train ou auto sont chez lui des technologies de la décomposition de la vision en séries d'instants ou d'instantanés qui, créant une sorte de vide dans le continuum temporel, suscitent à la fois l'angoisse de n'être rien et le désir que ce rien vienne à être comblé par l'inaccessible Tout du Temps, dont ils donnent « en négatif », comme il se doit, le pressentiment.

3 – L'identité, l'inversion :

Là encore, il s'agit d'un usage social aujourd'hui désuet : la photographie au XIXe siècle est actrice de jeux multiples tournant autour de l'identité, qu'elle ait une dimension burlesque et culturelle (je songe aux mises en scène en travesti de Pierre Loti[114]) ou bien évidemment sexuelle. Sans insister sur ce point, Brassaï note la récurrence de la figure du travesti, associée, dans nombre de scènes, à la photographie. Il n'y a là rien de fortuit, encore moins d'insignifiant. En fait, le travesti (Miss Sacripant montre Odette en « demi-travesti ») n'est le plus souvent que l'euphémisme de l'inverti, figure de l'homosexualité féminine ou masculine, qui, au-delà, représente dans le texte le summum du brouillage des identités, aussi bien d'ailleurs qu'une sorte de proposition de connaissance nouvelle sur l'individuation sociale. Or, de ce point de vue, il est intéressant de noter que la technique photographique repose elle-même sur ce que Michel Frizot appelle « le principe d'inversion[115] ». C'est plus qu'une nouvelle connivence troublante entre un aspect du fait photographique et les thèses majeures de la Recherche. Au demeurant, travestis et invertis en tous sens sont, dans les années 1900, plus qu'une mode : une sorte de question posée à la société française des « années folles ». Le personnage le plus connu est Mathilde de Morny, dernière fille du demi-frère de Napoléon III, qui se faisait appeler Missy et se produisit avec Colette Willy au « Moulin Rouge », en 1907, sous le pseudonyme de « ? Yssim ? [116] ». Le palindrome est en l'espèce la forme alphabétique de l'inversion, et les points d'interrogation manifestent assez l'énigme que le phénomène pose, par voie de scandale, à la société. Outre les spectacles de cabaret, la figure de l'inverti s'est aussi diffusée grâce au support photographique, fût-ce auprès d'un public restreint, sous forme d'échanges de photos dans des cercles d'initiés. Lorsqu'elle évoque Barbette, un inverti célèbre, dans L'Étoile Vesper, Colette – ce n'est pas un hasard – commence par noter :

Ma couche-de-travail aujourd'hui est jonchée de photographies… qui me couperaient l'appétit si je mangeais devant elles. »

Et, après avoir évoqué Marcel Proust, elle poursuit :

Chez un fervent de Barbette, j'ai vu deux photographies : l'une radieuse dans un geiser d'aigrettes, astucieusement demi-nue, – ô le beau genou, viril malgré tout ! – l'autre représentait le gymnaste réduit à lui-même, tête nue, un peu chauve, un caleçon écrasant le mystère du sexe[117].

Sans doute était-ce la tradition des images clandestines : mais les photographies, étant génétiquement des « inversions », elles ne pouvaient manquer de conférer une forme d'« objectivité » à la réversibilité entre le féminin et le masculin, et ainsi d'en faire à la fois une énigme scientifique et un mythe social. Il est probable que le fait photographique, dans ce domaine peu investigué, à la charnière de l'imaginaire littéraire et de l'imagerie sociale, joue un rôle loin d'être anecdotique.

4 – L'instantané et l'écriture du Temps :

La référence chez Proust à la photographie possède évidemment cette dimension biographique soulignée par Brassaï, mais elle est aussi et surtout un rapport à la littérature, par assimilation et dépassement des représentations qu'en avaient les écrivains du XIXe siècle, de Balzac à Gautier en passant par Baudelaire, Nerval ou Hugo. Même si désormais des études remarquables existent sur la question (voir les ouvrages susmentionnés de Pierre Sorlin et de Philippe Ortel[118]), cet intertexte – si important pour les représentations littéraires propres au XIXe siècle, notamment – demeure à construire. Comme reste à préciser le rapport de Proust aux utilisations scientifiques de la photographie au XIXe. Par exemple dans le domaine de la psychologie : la physiologie des passions de Duchenne de Boulogne, ou les travaux de Marey, informent la réflexion proustienne sur les procédés et le phénomène photographiques, plus encore que les seules pratiques sociales (la collection, l'album, les dédicaces). François Dagognet a d'ailleurs brillamment montré toute la complexité du mareysisme, en particulier quant à la représentation du temps[119]. Il n'y a pas chez Proust de vision cinématographique, comme il le dit lui-même d'ailleurs :

Quelques-uns voulaient que le roman fût une sorte de défilé cinématographique des choses. Cette conception était absurde[120].

Les références proustiennes sont plus archaïques, en un sens : le cinéma lisse les hachures des instants qui se succèdent, la persistance rétinienne ou l'effet Phi gomme les à-coups des 24 images par seconde (une trentaine à l'époque) qui le composent, restaure le continuum perceptif selon lequel nous vivons. Mais ce qui intéresse Proust, c'est le non-continu, la réversibilité, le phasage ou le passage d'un point du temps en un autre, qui conditionne l'aptitude éventuelle d'un instant à apparaître sous l'aspect d'un microcosme. De sorte que ce rien en termes de durée contienne cependant tout un monde et qu'il élargisse son pouvoir de rayonnement à toutes les dimensions ou extensions du fait temporel.

À ce propos, rares sont encore les études sur l'« instantané », compris comme un fait culturel majeur, dans ses conséquences sur les modèles mimétiques, sur la notion de représentation. Un texte de Louis Marin, cependant, vaut d'être mentionné :

L'instantané, qui n'est réalisable qu'à l'aide de ce descendant pacifique de l'instrument révolutionnaire, l'obturateur, a connu dans son histoire cette hésitation entre l'immobilisation fantasmatique et une saisie singulière de l'invisible. La représentation du « maintenant » a partie liée avec la pose. L'instantané lui tranche le cou. Car la pose est pause : ainsi dans le portrait. En immobilisant ou plutôt en ralentissant le temps des changements, les mouvements de l'apparence, en stylisant les petites motions de la surface, en reconduisant à l'expression les frémissements de l'épiderme, le grain de la peau, le portrait posé, par cette manipulation du temps des genèses et des dégénérescences dans un maintenant assuré, tente de faire accéder et comme émerger à la surface l'essence singulière d'un sujet, la permanence, la maintenance d'un Moi[121].

Et parce que Proust en effet privilégie les décompositions en instantanés, à cause du potentiel de connaissance et de vérité qu'il y décèle, Brassaï a probablement raison de conclure :

Des critiques ont pu [en] déduire que c'est là la manière d'un cinéaste. Ils se trompent. Le procédé de Proust n'est jamais cinématographique. Rien n'est plus éloigné de son esprit que filmer, c'est-à-dire suivre l'incessante translation des images, leur glissement les unes dans les autres. L'écoulement du temps en lui-même ne l'intéresse pas. D'ailleurs il ne parle jamais de prises de vues cinématographiques mais bien de clichés, d'instantanés[122].

Par-delà, c'est peut-être aussi la « déconstruction » d'une certaine conception de la photographie qu'il conviendrait d'accomplir, celle issue des travaux de Roland Barthes, si brillants qu'ils fussent. Elle est d'autant plus difficile à effectuer que Barthes s'inspira fortement de Proust lui-même pour élaborer, dans sa Chambre Claire, une forme de théologie négative et tragique de l'image photographique, qui s'avère, après la lecture de Brassaï, beaucoup moins riche que ne sont en réalité le rôle et la représentation du fait photographique chez Marcel Proust.

Peut-être, par une sorte de juste retour des choses, était-ce en somme à un photographe qu'il revenait de mettre en lumière à la fois ce que Proust devait à la photographie, et aussi, indirectement, ce que Brassaï, ayant pratiqué la photographie en « amateur », comme nombre d'artistes de sa génération, devait aussi à Proust, lequel venait en somme éclairer et valoriser sa propre œuvre de photographe, singulièrement sous l'angle de sa relation très complexe au Temps.

Jean-Pierre Montier

 


NOTES

[1] Brassaï, Marcel Proust sous l'emprise de la photographie, Gallimard, 1997.

[2] Idem, in préface de Roger Grenier, p. 10.

[3] Brassaï pour sa part n'évoque que « la photographie ». Je distinguerai cependant sous l'appellation générique de « fait photographique » l'image, les procédés et les phénomènes photographiques, comme on verra.

[4] Idem, p. 19-20.

[5] Pierre Sorlin, Les Fils de Nadar, Paris, Nathan, collection Fac, 1997.

[6] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 764. Les références à l'œuvre de Proust seront désormais données dans l'édition Clarac, Gallimard, La Pléiade, 1954. Le chiffre romain indique le tome.

[7] Voir Anne Mc Cauley, « Arago, l'invention de la photographie et le politique », in Etudes Photographiques, nº 2, S.F.P., Mai 1997, p. 7-37.

[8] Marcel Proust, La Bible d'Amiens, Union générale d'éditions, coll. 10-18, 1986.

[9] Idem, p. 838.

[10] Ibidem, p. 842.

[11] Du côté de chez Swann, I, p. 40.

[12] Brassaï, op. cit., p. 35.

[13] Voir Identités, catalogue de l'exposition du Centre national de la Photographie, Robert Delpire commissaire, Paris, Le Chêne, 1985.

[14] Brassaï, op. cit., p. 46.

[15] Le Côté de Guermantes, II, p. 162.

[16] Brassaï, op. cit., p. 38.

[17] Brassaï, op. cit., p. 79. In Correspondance, texte établi par P. Kolb, Plon, t. XI.

[18] Idem, p. 80. Correspondance, t. X, janvier 1910.

[19] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 748.

[20] Le Côté de Guermantes, p. 574.

[21] Idem, p. 578.

[22] Philippe Dubois, L'Acte photographique, Paris Nathan, Bruxelles Labor, 1983. Henri Van Lier, Philosophie de la Photographie, Les Cahiers de la Photographie, numéro hors série, 1983. Jean-Marie Schaeffer, L'Image précaire, Paris, Le Seuil, 1987.

[23] Henri Van Lier, op. cit., p. 51.

[24] Du côté de chez Swann, I, p. 77.

[25] Idem, p. 76.

[26] Brassaï, op. cit., p. 67.

[27] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 448.

[28] Idem, I, p. 486-87.

[29] Voir revue Critique, éditions de Minuit, Août-septembre 1985, nº 459-460, en particulier l'article de Philippe Maynard « L'icône ressuscitée de ses cendres », 781-802.

[30] Le Temps retrouvé, III, p. 998.

[31] « Des poupées baignant dans les couleurs immatérielles des années, des poupées extériorisant le Temps, le Temps qui d'habitude n'est pas visible, pour le devenir cherche des corps et, partout où il les rencontre, s'en empare pour montrer sur eux sa lanterne magique ». Le Temps retrouvé, III, p. 924.

[32] André Bazin, in Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1985.

[33] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 503.

[34] Le Côté de Guermantes, II, p. 100-103.

[35] Le Temps retrouvé, III, p. 702.

[36] Le Côté de Guermantes, II, p. 158.

[37] Idem, p. 159.

[38] La Fugitive, III, p. 437. Je n'approfondis pas ici cet exemple, l'ayant analysé dans l'article de ce volume intitulé « La Photographie …dans le Temps : de Proust à Barthes et réciproquement ».

[39] « Vous me preniez pour maman, en effet je commence à lui ressembler beaucoup. » Et je reconnus Gilberte, dit le narrateur à la « grosse dame ». Le Temps retrouvé, III, p. 980.

[40] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 848.

[41] Idem, p. 860.

[42] Ibidem, p. 861.

[43] Le Côté de Guermantes, II, p. 267.

[44] Le Temps retrouvé, III, p. 1029-30. Nous soulignons.

[45] Du côté de chez Swann, I, p. 225.

[46] La Prisonnière, III, p. 203.

[47] Brassaï, op. cit., p.110. InCorrespondance de Marcel Proust, op. cit., tome XIV.

[48] Idem.

[49] Ibidem.

[50] Brassaï, op. cit., p. 113.

[51] Voir le livre de Philippe Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002.

[52] Sodome et Gomorrhe, II, p. 1082.

[53] Le Côté de Guermantes, II, p. 79-80. Nous soulignons.

[54] Anne Henry, Marcel Proust, théories pour une esthétique, Klincksieck, 1983.

[55] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, II, p. 470.

[56] La Prisonnière, III, p. 109.

[57] Brassaï, op. cit., p. 118.

[58] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 685.

[59] Sodome et Gomorrhe, II, p. 630.

[60] Du côté de chez Swann, I, p. 163.

[61] Marcel Proust, in Pastiches et mélanges, Gallimard, coll. Idées, 1947, p. 193-206.

[62] Du côté de chez Swann, I, p. 164.

[63] Jean-François Chevrier, Proust et la Photographie, Paris, Éditions de L'Étoile, collection Écrit sur l'Image, 1982.

[64] Le Temps retrouvé, III, p. 946.

[65] Idem, p. 802.

[66] Op. cit., p. 87-94.

[67] Du côté de chez Swann, I, p. 63 et 180.

[68] Le Côté de Guermantes, II, p. 365.

[69] Idem, p. 180.

[70] Ibidem, p. 182.

[71] Le Temps retrouvé, III, p. 810.

[72] Du côté de chez Swann, I, p.

[73] Idem, p. 1031.

[74] Le Côté de Guermantes, II, p. 140.

[75] Le Temps retrouvé, III, p. 719.

[76] Du côté de chez Swann, I, p. 416.

[77] Le Temps retrouvé, III, p. 911. Nous soulignons.

[78] Idem, p. 895.

[79] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 890.

[80] Idem, p. 875.

[81] Brassaï, op. cit., p. 141.

[82] Le Temps retrouvé, III, p. 880. Voir aussi : « Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur », idem, p. 890.

[83] Idem, p. 876. Nous soulignons.

[84] Idem, p. 489-90.

[85] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 872.

[86] À ce propos, je renvoie au premier chapitre du livre de Philippe Hamon, Imageries, Corti, Les Essais, 2001.

[87] Le Temps retrouvé, III, p. 924.

[88] Idem, p. 925.

[89] Ibidem, p. 941.

[90] Ibid., p. 970.

[91] Ibid., p. 983.

[92] Ibid., p. 935.

[93] Ibid., p. 1030.

[94] Ibid., p. 964.

[95] Ibid., p. 890.

[96] Jean-François Chevrier, op. cit., p. 78.

[97] Le Temps retrouvé, III, p. 865.

[98] Brassaï, op. cit., p. 55.

[99] La Prisonnière, III, p. 189.

[100] Du côté de chez Swann, I, p. 44.

[101] Susan Sontag, La Photographie, Paris, Le Seuil, 1979.

[102] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 764.

[103] Idem, p.838. Voir Baudelaire, Curiosités esthétiques, Bordas, Garnier, 1990.

[104] Idem, p. 838.

[105] Idem, p. 840.

[106] Gérard Genette, Figures III, Le Seuil, p. 143.

[107] Voir François Émile-Zola et Massin, Zola photographe, Deno‘l, 1979, p. 130.

[108] Voir l'ouvrage de Delon et Baruch, Paris le jour, Paris la nuit, Laffont, coll. Bouquins, 1990.

[109] Sigmund Freud, Malaise dans la Civilisation, P.U.F., 1971, p. 38.

[110] Le Côté de Guermantes, II, p. 133.

[111] Sodome et Gomorrhe, p. 996.

[112] Lettre à Adèle, Anvers, 22 août 1837. In France et Belgique, Paris, Laffont, coll. Bouquins, volume « Voyages », p. 611.

[113] Cité par Clément Chéroux, « Vues du train ; vision et mobilité au XIXe siècle », in Etudes Photographiques, S.F.P., nº 1, novembre 1996, p. 73-88.

[114] Voir « Essai sur l'identité, l'exotisme et les essais photographiques », par Jean-François Chevrier et Jean Sagne, in revue Photographies, nº 4, avril 1984, p. 45-82.

[115] Michel Frizot, « L'image inverse ; le mode négatif et les principes d'inversion en photographie », Études Photographiques, nº 5, novembre 1998, p. 51-71.

[116] Voir Album Colette, par Claude Pichois, Gallimard, La Pléiade, 1984, p. 91.

[117] Colette, L'Étoile Vesper, « Œuvres IV », Gallimard, La Pléiade, 2001, p. 806-808. Je remercie vivement Mme Francine Dugast de m'avoir suggéré cette référence.

[118] Cf. notes supra. L'on pourrait ajouter Philippe Hamon, Imageries, op. cit.

[119] François Dagognet, Étienne-Jules Marey, Hazan, coll. 35-37, 1987. Voir aussi le livre de Michel Frizot sur le même sujet, Nathan, 2002. Signalons enfin Edmond Couchot, La Technologie dans l'art, Jacqueline Chambon, 1998.

[120] Le Temps retrouvé, III, p. 882-83.

[121] Louis Marin, « Le présent de la présence », préface au livre de D. Bernard et A. Gunthert, L'Instant rêvé / Albert Londe, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1993, p. 18.

[122] Brassaï, op. cit., p. 136.

 


RETOUR : Contributions