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La photographie « … dans le Temps. » De Proust à Barthes et réciproquement.
Mis en ligne le 20 avril 2003.
© : Jean-Pierre Montier.

Texte publié aux Presses Universitaires de Rennes, à l'automne 2003, dans le volume des actes d'une journée d'étude tenue à l'Université de Rennes 2 en décembre 2001, sous le titre Proust et les images. Peinture, photographie, cinéma, vidéo.

Jean-Pierre Montier est Professeur en Littérature et Art à l'Université de Rennes 2 et membre de l'équipe d'accueil du Celam (Centre d'Étude de Littérature Ancienne et Moderne, Université de Rennes 2).
Il a publié notamment « Arrêt sur image dans La Princesse de Clèves » (Littérature, n° 119, septembre 2000), « Constantin Guys selon Baudelaire : reportage et modernité », in Littérature et Reportage, dir. Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges, 2001, et un ouvrage : L'Art sans art d'Henri Cartier-Bresson, Flammarion, 1995.

Jean-Pierre Montier poursuit une recherche sur les relations entre l'image photographique et la littérature, recherche engagée notamment dans son texte sur Brassaï lecteur de Proust publié également sur ce site.

 


 

La photographie « … dans le Temps. »

De Proust à Barthes et réciproquement

Photo : « souvenir » ?

Que la photographie entretienne une relation privilégiée avec le temps ne va pas à l'encontre du sentiment commun, ni même contre son usage le plus courant, bien au contraire : l'on en prend pour se souvenir, pour célébrer, se garantir contre les infortunes de la mémoire, qui déforme, travestit, gomme… Contre l'oubli, qui efface, ou la mort, qui fera disparaître certains d'entre nous, que nous ne reverrons plus que sous l'apparence singulière de ces images valant pour preuve, ou attestation d'existence — même éphémère —, et qui, comme disait Robert Doisneau, sont souvent des sortes de « constats d'huissiers ».

Toutefois, si le sens commun est assuré que la photographie est étroitement liée avec le temps, il n'en est pas moins convaincu que c'est parce qu'elle joue à contre-temps, à rebrousse-temps, pourrait-on dire, quand bien même le processus de réactivation du passé qu'elle permet effectivement serait médiocrement satisfaisant. Il n'empêche : lorsque tel ou tel pose devant un château de la Loire ou au pied du Colisée, il puise au monument un peu de sa notoriété, de son immortalité, entre par le petit trou de l'appareil dans le vaste champ de l'Histoire, dans une durée bien plus longue que ce moment évanescent et exceptionnel. Et tant pis si quelque remords lui souffle qu'il réduit ainsi le monde à un album de cartes postales, l'Histoire à une collection de timbres… Car que garde-t-on, lorsqu'on prend une photo « souvenir » ?

En fait, il semblerait que ce soit davantage à son caractère d'empreinte indubitable que la photo doit son usage de souvenir, plutôt qu'à ses pouvoirs de restitution du passé, car elle est rarement un acte de souvenance véritable[1]. Elle en appelle, en suscite, par associations, rapprochements, expansion métonymique. C'est là son efficacité majeure : elle recrée des réseaux, plus qu'elle ne ressuscite le passé. Elle joue son rôle dans la socialisation des images du passé et le partage des souvenirs, donc en un sens dans la déclinaison de notre identité. Mais de la façon la plus cruelle qui soit : en soulignant surtout notre impuissance radicale au regard du temps qui s'est écoulé sans remède.

Son immobilité d'image fixe devrait pourtant suffire à dénoncer par avance son ambition de conserver le temps comme une pure et simple prétention, puisqu'elle le trahit en le figeant, et n'en restitue l'apparence que sous la forme dégénérée de l'empreinte, tels les moulages des masques des morts. L'utilisation de la photographie comme « souvenir » s'accompagna de la résurgence d'une pratique contradictoire avec la volonté de reviviscence, celle de l'embaumement. Une contradiction perçue par Francis Ponge comme proprement « intolérable » :

Pour vous montrer à quel point j'ai horreur des photographies, je peux vous raconter une anecdote — j'appelle cela une anecdote mais c'est assez grave. J'ai perdu mon père, il y a de cela très longtemps, et ce n'est pas parce qu'il y a très longtemps que cela m'a fait beaucoup de peine. Je ne pouvais plus, ensuite, supporter une photographie. Voilà qui est probablement fort commun. Ce n'était pas tant que ces photographies me parussent émouvantes, me troublassent exagérément, non : c'était parce que cela ne me paraissait correspondre à rien de réel. À ce propos, il me semble qu'il ne serait pas mal de continuer à photographier après la mort, de photographier le cadavre proprement dit, de photographier la suite. Ce n'est pas très drôle, il y a un mauvais moment, le moment de la décomposition, mais après cela il y a un petit long moment, quand les vers se chargent de nettoyer tout très bien, et ensuite cette image : quand les os sont dans la boîte, bien propres, il ne me semble pas que ce soit une image intolérable. Pour moi, je la juge beaucoup plus rassurante, pour l'esprit de celui qui la regarde, qu'une ancienne photographie. Cela, c'est vrai, et n'est pas intolérable[2].

Si les photos-souvenirs étaient susceptibles de restituer une mémoire, il devrait exister des autobiographies photographiques : or, il n'en est pas de véritable. Même organisées en suite d'images, en albums, en livres, les photos demeurent fragmentaires et ne sauraient à elles seules effectuer le travail de mise en relations que suppose toute autobiographie. « La photographie ne peut à elle seule constituer un pacte autobiographique. C'est le texte, après coup, qui lui donne cette dimension », écrit Gabriel Bauret[3].

Les photographies sont alors intégrées dans une fiction, selon des modalités et des règles de fonctionnement qui sont celles du genre autobiographique narratif, c'est-à-dire qu'elle présupposent l'existence d'un pacte de lecture, lié à un protocole d'écriture, et finalement, pour sa réception, à un genre littéraire. Pour Jean Arrouye :

Aussi, ne peut-il exister d'autobiographie par la photographie que trouée, discontinue, séquences de coups de flash sur un passé qui ne saurait être éclairé en entier, succession d'images qui, pour aussi conséquentielles qu'elles soient, ne seront jamais consécutives, narration spasmodique plus propice au fantasme que propre aux mémoires[4].

Cela n'empêche pas non plus que toute photographie peut, en droit, revendiquer la valeur ou la résonance d'un acte autobiographique, pour peu qu'elle conjoigne une interrogation sur le monde et un énoncé d'existence relatif à son auteur. La photo-souvenir cesse alors d'être un document, et intègre une problématique plus complexe de quête de l'identité. Elle est alors une pièce de puzzle d'une personnalité fragmentée qui y cherche une certitude, une unité. Une telle quête ne peut se déployer, là encore, que dans le cadre d'une fiction, qu'elle soit narrative ou bien cinématographique. Cette dimension est remarquablement thématisée dans Alice dans les villes, de Wim Wenders. À Angela (Edda Kochl) qui lui reproche de passer son temps à prendre des photos pour se raccrocher à la réalité, Philippe (Rudiger Vëgler) répond :

C'est juste. Le fait de prendre des photos a quelque chose à voir avec des preuves. En attendant que l'image se révèle, j'ai souvent été pris d'une étrange impatience. Je pouvais à peine attendre de pouvoir comparer l'image terminée avec la réalité. Mais même cette comparaison n'a jamais pu vaincre mon impatience. Parce que ces images, une fois là, fixées, ont toujours été rattrapées de nouveau et dépassées par la réalité[5].

Si la photographie tenait l'essentiel de son rapport avec le temps des souvenirs qu'elle suscite, elle ne serait que variation sur notre finitude, complainte sur notre incessante disparition et celle de ceux qui nous entourent. Même en admettant qu'une photographie puisse réellement valoir comme souvenir authentique, il faudrait ajouter qu'en ce cas, elle ne vaut que pour qui s'y reconnaît, au plus pour un petit cercle d'intimes, mais certainement pas pour un public. Lorsqu'il arrive que des photos de famille soient regroupées, exposées et publiées (comme à La Villette en 1990), l'addition des souvenirs privés ne parvient pas vraiment à former une mémoire collective, tant y est courante la pratique de l'ellipse, et tant elles se focalisent autour de quelques circonstances de la vie hyper ritualisées. Pour André Rouillé :

Les images de l'album tissent une mémoire de la famille : celle des moments solennels ou simplement anodins, mais toujours des bons moments. Une mémoire lacunaire, une forme de l'oubli. Chacun sait que l'album est une fiction, mais chacun feint de l'ignorer, peut-être pour préserver le charme et la solennité de sa consultation, de cette cérémonie domestique qui, toujours ponctuée de commentaires et d'anecdotes, consiste en une évocation nostalgique, aussi incertaine que le souvenir, du passé de la famille[6].

Ainsi l'usage de la photographie comme souvenir relèverait-il, selon Roland Barthes, d'une sorte de perversion propre à notre société : violente et trop pressée, celle-ci n'édifie plus de monuments et charge cette image sans pouvoir cathartique du travail de commémoration et de remémoration qu'il revenait traditionnellement à l'écriture ou au discours de constituer, si bien que, paradoxalement, l'usage de la photo comme souvenir soulignerait non pas le respect de nos contemporains à l'égard des êtres chers, mais plutôt leur obsession commune : s'abstraire soi-même de la durée, et finalement de la mort :

Les anciennes sociétés s'arrangeaient pour que le souvenir, substitut de la vie, fût éternel, et qu'au moins la chose qui disait la Mort fût elle-même immortelle : c'était le Monument. Mais en faisant de la Photographie, mortelle, le témoin général et comme naturel de « ce qui a été », la société moderne a renoncé au Monument.[…] L'ère de la Photographie est aussi celle des révolutions, des attentats, des explosions, bref des impatiences, de tout ce qui dénie le mûrissement[7].

En somme, ce rapport entre la photographie et le temps, qui, par le biais de la photo-souvenir, est le plus communément vécu par nos contemporains, est aussi celui qui est le plus contestable, le plus ambigu, le plus susceptible d'être analysé sous l'angle de la symptomatologie sociale, ou comme le fait Régis Debray, de la « médiologie ».

Pourquoi entamer par la photo-souvenir une analyse des rapports entre photographie et temps ? Pour écarter les équivoques qu'insinuent la pratique et le sens communs. Et parce que cet usage de l'image photographique comme « souvenir » brouille la relation complexe entre identité et mémoire qui est au cœur du rapport qui unit la photographie au temps.

La photographie est faiblement engagée dans la constitution de la Mémoire, qu'elle soit individuelle ou collective, sinon comme pièce d'archive (Baudelaire parlait de son utilité pour les « archives de la mémoire »). Paradoxalement, elle n'entre dans l'élaboration de « mémoires » (en tant que forme d'autobiographie) que comme matériau d'un jeu dont les règles la dépassent (voir les œuvres d'Hervé Guibert ou Sophie Calle). En revanche, étant au confluent de la vie mentale et des expériences vécues, de l'imagination et de la perception, de l'imminent et du révolu — autant « mémoire du corps » que « mémoire pure », pour reprendre les termes de Bergson[8] — la photographie met en question la mémoire, parce qu'elle n'est pas encore faite qu'elle relève déjà d'un discours quant au passé que va devenir mon présent. Elle est une anticipation de souvenir avant de valoir éventuellement comme souvenir véritable.

En ce sens, on peut dire que la mémoire qu'appelle la photographie est, dans l'acte même qui la constitue, non une réponse mais bien une question posée à l'identité du sujet qui s'y reconnaîtra (ou non).

Mémoire et Identité

L'image photographique est par excellence cet objet en lequel viennent se rencontrer, s'articuler, ou se contredire, selon des cheminements divers, la pulsion mémorielle et la quête d'identité. Que la photographie ait quelque chose à voir avec l'identification, c'est bien entendu une évidence. Son histoire en témoigne autant, là encore, que l'usage commun des papiers officiels, les « pièces d'identité ». Mais l'identification judiciaire (Berthillon) ou administrative font évidemment abstraction des variations temporelles, celles-là mêmes qui inclinaient Baudelaire à parler du portrait photographique comme d'un « drame ». Avec, sous-jacente, la question de la reconnaissance de l'image de soi en une image à l'objectivité infaillible : relevant si l'on peut dire d'une mimesis technologique, la photographie ne peut être qu'un objet contradictoire. Dans le cas du portrait, par exemple, elle se donne à voir avec les conséquences inhérentes au genre même (le jugement esthétique ou moral qu'il comporte), alors même elle n'est effectivement qu'une empreinte physique et chimique, réalisée par un processus optique et mécanique. Elle capte un instant, et donc en un sens du temps, mais la photographie identitaire fait abstraction des variations propres à la durée en laquelle pourtant se meut tout sujet. Comme le dictionnaire fournit les mots hors discours, une photographie donne une coupe de temps abstraction faite de la durée vécue et concrète :

Notre tort est de présenter les choses telles qu'elles sont, les noms tels qu'ils sont écrits, les gens tels que la photographie et la psychologie donnent d'eux une notion immobile[9].

Telle est la raison pour laquelle chez Proust — puis chez Barthes, qui décalque la démarche proustienne dans La Chambre claire, comme nous le verrons — la photographie possède un statut à la fois privilégié et problématique.

Car l'œuvre de Proust est moins une recherche de la vérité, ni même de la beauté, que de l'identité. Ce que le « temps perdu » a de douloureux, c'est que ne s'y expérimente que la perte incessante de soi, ou bien — ce qui revient au même, en plus cruel encore — de cette projection de soi qu'est l'être aimé :

D'ailleurs les souvenirs que nous avons les uns des autres, même dans l'amour, ne sont pas les mêmes[10].

L'amour se confond avec la conviction de pouvoir discerner et conserver l'identité de l'autre :

On veut seulement être sûr que c'est elle, ne pas se tromper sur l'identité, autrement importante que la beauté pour ceux qui aiment[11].

Une volonté évidemment tout aussi illusoire que celle posséder l'être aimé en l'emprisonnant chez soi. Mais le problème proprement proustien n'est ni « Qui suis-je ? » ni « Qui est l'objet de mon amour ? », il est bien de construire un dispositif visuel restituant à l'identité sa vérité humaine, et donc sa dimension temporelle :

Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde[12].

Proust est un conquérant, pas un précieux : son ambition est de livrer des univers neufs, et il a compris qu'il fallait voir loin dans l'espace pour donner une image du temps. Il est moins bergsonien et davantage contemporain de la science moderne qu'on ne l'a souvent dit, comme le souligne Paul Ricœur :

Loin donc que la Recherche débouche sur une vision bergsonienne d'une durée dénuée de toute extension, elle confirme le caractère dimentionnel du temps. L'itinéraire de la Recherche va de l'idée d'une distance qui sépare à celle d'une distance qui relie[13].

De cette quête d'identité, la photographie ne saurait être absente, étant éminemment apte à proférer ce qui a été tel qu'il a été. Mais elle ne manifeste de cette identité que la face inerte, « négative », étant une trace du passé difficilement réarticulable avec la mémoire vraie, avec la reviviscence. Elle fournit un invariant identifiant, alors que Proust recherche l'identité « dans le Temps », c'est-à-dire intégrant les variations auxquelles est soumis le moi. Elle ne livre que de l'hyper particulier, alors que « l'écrivain futur choisit lui-même ce qui est général et pourra entrer dans l'œuvre d'art », qu'il « ne se souvient que du général[14]. »

Elle s'y propose au moins sous le double aspect d'une énigme et d'une invitation. Plus, elle une sorte de modèle heuristique. Car cette « vraie vie », qui « habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste [qu'ils ne] voient pas, parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir », c'est clairement sous les auspices de la photographie que Proust place l'écriture littéraire qui doit la révéler :

Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas « développés »[15].

En un sens, la révolution scripturaire proustienne consiste à récuser la « littérature de notation » et les seuls schèmes interprétatifs du discours littéraire : elle les transmute en recourant au modèle symbolique et aux procédures (l'optique, le développement, la révélation, etc.) de l'opération photographique. Dans la lignée des travaux de Philippe Hamon — qui souligne que la photographie, au XIXe siècle, est, sur le plan esthétique, à la fois un repoussoir déclaré et un modèle mimétique inavoué — Philippe Ortel écrit :

Les arts de la graphé ont été obligés d'emprunter à la photographie certains de ses traits, et, simultanément, de définir leur propre territoire au sein du recadrage visuel qu'elle leur imposait[16].

Or, dans cette vaste Fantaisie orchestrée autour des réminiscences successives qu'est le dénouement du Temps retrouvé, écriture et photographie, « art de la graphé » et instruments optiques sont systématiquement convoqués, comparés, redisposés par un narrateur qui, sans confondre jamais images à voir et images à lire, interroge frénétiquement les pouvoirs propres aux unes et aux autres, les combinant pour construire son édifice « dans le Temps », selon les derniers mots d'un texte qui avait commencé par « Longtemps ». Qu'elle soit télé ou micro, c'est constamment l'activité « scopique » qui est au cœur de cette écriture :

En remontant de plus en plis haut, je finissais par trouver les images d'une même personne séparées par un intervalle de temps si long […] que j'avais même cessé de penser qu'eles étaient les mêmes que j'avais connues autrefois, et qu'il me fallait le hasard d'un éclair d'attention pour les rattacher, comme à une étymologie, à une signification primitive qu'elles avaient eue pour moi[17].

Retrouver le temps, c'est nécessairement feuilleter un album d'images :

Les gens — les gens, c'est-à-dire ce qu'ils sont pour nous — n'ont pas dans notre mémoire l'uniformité d'un tableau. Au gré de notre oubli, ils évoluent[18].

Si ceux que l'on a aimés changent aussi bien que nous-mêmes, les images que nous avons en conservé sont toutes inexactes, du seul fait de leur invariance :

Le temps qui change les êtres ne modifie pas l'image que nous avons gardée d'eux[19].

En un sens, dans cette quête, l'image photographique est complémentaire et indissociable des noms propres : quand la première ne note qu'un fragment discontinu, les autres fournissent l'impression, même fragile, d'une continuité, tel :

Ce nom de Saint-Euverte, qui, à tant d'intervalle, marquait la distance et la continuité du Temps[20].

Aussi, le recours au modèle photographique — si limités ou contestables que soient par ailleurs les pouvoirs de cette image, selon Proust — paraît-il inséparable de son ambition de constituer ce qu'il appelle une « psychologie dans l'espace » :

Ainsi chaque individu — et j'étais moi-même un de ces individus — mesurait pour moi la durée par la révolution qu'il avait accomplie non seulement autour de soi-même, mais autour des autres, et notamment par les positions qu'il avait occupées successivement par rapport à moi[21].

Revient la métaphore astronomique : révolution, télescope… Qu'il s'agisse de soi ou bien des autres, le problème est identique : nous, en tant que sujets, ne sommes que des images, et, tels les astronomes, nous ne disposons des autres planètes que de leurs images, dont nous ne pouvons, à cause de la distance spatiale et temporelle qui nous en sépare, faire d'autre usage que de les comparer, les redisposer :

Nous avons beau savoir que les années passent, que la jeunesse fait place à la vieillesse, que les fortunes et les trônes les plus solides s'écroulent, que la célébrité est passagère, notre manière de prendre connaissance et pour ainsi dire de prendre des clichés de cet univers mouvant, entraîné par le temps, l'immobilise au contraire[22].

Si jamais elle ne résout la quête, la photographie en est constamment une étape essentielle, même lorsque le texte de Proust n'y fait pas explicitement référence.

La sombre clarté de la chambre de Barthes

Pour discerner les liens qui unissent photographie, identité et mémoire, les réflexions de Roland Barthes dans La Chambre claire sont désormais un passage obligé. Elles se proposent à nous comme une sorte d'instrument d'optique au travers duquel nous ne pouvons éviter de lire le texte de Proust. Mais comme tout instrument, il comporte ses déformations. Or, il en est une essentielle, qui occulte ce qu'il en est de la fonction véritable de la photographie chez Proust. Barthes se situe dans la lignée de ce qu'il fut convenu d'appeler la « mort du sujet », posée par le structuralisme, quand Proust au contraire accorde à cette notion une place éminente, qu'il s'agisse du sujet-écrivain (la perspective dans laquelle s'inscrit le narrateur est bel et bien son « devenir écrivain ») ou du sujet-lecteur (pour lequel le livre est précisément cet « instrument d'optique »). Or, on va le voir, la tentative que Barthes fait de restaurer la place du sujet, dans cette ultime œuvre, tourne court.

Roland Barthes souligne avec gravité (La Chambre claire fut écrite peu après qu'il eut perdu sa mère) la cruelle pauvreté de la photographie sous cet aspect du souvenir. Ce décès motive l'entreprise même d'une réflexion sur la photographie, et, réciproquement, l'approche de la photographie est imprégnée par le travail du deuil, stimulée par l'espoir d'exorciser, grâce à la photographie, cette « super-illusion » qu'est la disparition d'un proche[23]. D'emblée, sa méditation sur les pouvoirs de la photographie donne sur une chambre mortuaire.

Sur aucune des images qu'il met en ordre il ne retrouve la disparue :

Tendu vers l'essence de son identité, je me débattais au milieu d'images partiellement vraies, et donc totalement fausses[24].

Il constate combien plates étaient ces photos dont il pensait qu'elles avaient engrangé tout le poids des souvenirs vifs, quand elles n'avaient fait que prendre l'empreinte d'un moment quelconque vécu par un sujet quelconque. Pour lui, la photographie est cette image paradoxalement dénuée d'imaginaire, parce que sa force d'évocation est en proportion inverse de son degré d'exactitude.

La plupart du temps, la photo, comme image-souvenir, ne donne des sujets qu'une illusion d'identité. Les traits anthropomorphiques ne permettent pas l'investissement affectif. Dans son livre sur Jean Genet, Jean-Paul Sartre raconte cette fable : avant de partir pour la guerre, un Roi commande un portrait de sa favorite ; durant la campagne, il couvre l'image peinte de baisers ardents et lui rend un culte, mais à son retour, il trouve l'aimée moins belle que le portrait, et la néglige. Survient un incendie dans lequel le portrait est brûlé ; alors, le Roi se rapproche peu à peu de sa bien-aimée, mais c'est pour chercher en ses yeux le souvenir du tableau :

La femme de chair est-elle la vérité de l'image peinte, ou l'image est-elle la vérité de la créature charnelle ? Le Roi l'étreint, la caresse, mais tous ses gestes s'irréalisent : lui-même il devient une image…[25].

Mais cet imaginaire dans lequel sombre le malheureux Roi est propre à la peinture. La photographie suscite au contraire un vague dégoût, un malaise. Non parce qu'elle reproduirait cet être de manière infidèle (elle enregistre ; c'est la peinture qui reproduit). Mais justement à cause de l'impression de plénitude qui s'en dégage, insupportable :

L'horreur, écrit Barthes, c'est ceci : rien à dire de la mort de qui j'aime le plus, rien à dire de sa photo, que je contemple sans jamais pouvoir l'approfondir, la transformer[26].

Au contraire de ce que permet la photographie, la mémoire véritable est une élaboration secondaire susceptible d'être vécue aussi intensément que le moment primitif où s'enracine la mémorisation. La photo souvenir met en panne ce processus d'élaboration, elle met en péril le travail du deuil :

Non seulement la photo n'est jamais, en essence, un souvenir (dont l'expression grammaticale serait le parfait, alors que le temps de la Photo, c'est plutôt l'aoriste), mais encore elle le bloque, devient très vite un contre-souvenir[27].

Marcel Proust, lui aussi, avait fait de la photographie le prototype de la connaissance fragmentaire, illusoire, superficielle. Elle est un simili souvenir, parce que parcellaire, quand le souvenir véritable est global et se vit pleinement avec son cortège de fragrances, de goûts, de sensations synesthésiques, tactiles, sonores. Elle inventorie, mais entrave l'émergence de l'impondérable :

Ces photographies d'un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser à lui[28].

Pour Proust, le souvenir suscité par l'image photographique relève de la mémorisation volontaire, une opération qui relève du Moi superficiel, lequel décortique, analyse, reconstruit artificiellement, et finalement éloigne d'autant de la vérité profonde des êtres qu'il propose des renseignements au lieu de la complexité du vécu :

J'essayais maintenant de tirer de ma mémoire d'autres « instantanés », notamment des instantanés qu'elle avait pris à Venise, mais rien que ce mot me la rendait ennuyeuse comme une exposition de photographies, et je ne me sentais plus de goût, plus de talent, pour décrire maintenant ce que j'avais vu autrefois[29].

Ces instantanés-là engendrent ce que Roland Barthes (qui emboîte fidèlement le pas de l'analyse proustienne) appelle la mélancolie de la photo-souvenir :

En elle, aucune protension, alors que le cinéma, lui, est protensif, et dès lors nullement mélancolique. Immobile, la Photographie reflue de la présentation à la rétention[30].

La découverte inespérée, que fait Roland Barthes, d'une image de sa mère qui contînt enfin son « air », est parallèle à l'expérience proustienne de la réminiscence dans la cour de l'hôtel de Guermantes :

L'air exprime le sujet, en tant qu'il ne se donne pas d'importance. Sur cette photo de vérité, l'être que j'aime, que j'ai aimé, n'est pas séparé de lui-même : enfin il coïncide. Et, mystère, cette coïncidence est comme une métamorphose. Toutes les photos de ma mère que je passais en revue étaient un peu comme des masques ; à la dernière, brusquement, le masque disparaissait : il restait une âme, sans âge mais non hors du temps, puisque cet air, c'était celui que je voyais, consubstantiel à son visage, chaque jour de sa longue vie[31].

C'est tout un imaginaire qui ressuscite alors, comme si cette photographie « du Jardin d'hiver » se mettait à inverser brusquement le sens du courant que suivaient toutes les autres, simples empreintes. La vérité absolue dont cette photographie est porteuse est comme un fil d'Ariane, grâce auquel le narrateur (l'on peut désigner Barthes ainsi) retrouve la justification et l'essence spéciale de son amour pour sa mère. Si bien que cette photo singulière, loin d'effectuer un simple saut dans le passé, d'être extérieure au temps, en restitue au contraire toute l'épaisseur concrète, jusqu'à faire admettre son irréversibilité.

Sans doute Barthes ne dévoile-t-il pas cette photographie, parce qu'il ne saurait « fonder une objectivité[32] » sur cette expérience singulière, qui est un cas-limite. La photographie du Jardin d'hiver partage d'ailleurs avec les photos-souvenirs les plus communes ce caractère d'être non présentable à ceux pour qui elle n'évoquerait rien. Ainsi les extrêmes se rejoignent, et les photos-souvenirs qui inscrivent l'empreinte du moment le plus parcellaire partagent la même confidentialité, la même incommunicabilité, que celle, l'Unique, qui contient l'évidence de toute une vie.

Mais cette expérience n'en atteste pas moins que la photographie n'est pas vouée à ressasser le passé, qu'elle peut entretenir à l'égard du temps des rapports bien plus complexes. On peut, en s'inspirant des analyses parallèles de Proust et Barthes, tracer un paradigme des rapports de l'image photographique avec le temps : à une extrémité, l'empreinte, ou l'image-souvenir, immédiatement reléguée dans le passé, intentionnelle, fragmentaire, suscitant un émoi relatif (de l'ennui au dégoût). A l'autre extrémité, l'image-épiphanie, qui opère une révélation, est perçue comme une icône révérée, dont l'apparition involontaire est vécue comme une expérience singulière du temps, consistant à coïncider avec soi-même et avec la durée, qui suscite enfin un sentiment conjoint de plénitude et d'évidence que Roland Barthes nomme « satori[33]. »

Dans le cas de la photo-souvenir, l'image est dans un rapport extrinsèque avec la durée : elle est un fragment qui ne saurait reconstituer le sentiment véritable d'une durée homogène. Dans l'autre cas, elle est dans un rapport intrinsèque, au point qu'elle se confond avec la Durée absolument parlant, avec ce que Barthes appelle « la lettre même du Temps[34]. »

C'est ainsi que, sous le vocable « La Photographie », apparaît une vaste gamme de valeur temporelles potentielles, un large éventail de relations non seulement au passé, mais à la temporalité perçue comme écoulement, ou comme manifestation de notre être même. La remémoration et la révélation, en principe, ne se proposent donc pas seulement sous forme d'alternative, mais davantage comme deux pôles vers lesquels peut tendre la réception de l'image photographique.

Empreinte, indice, icône : une relation contradictoire avec le Temps

Une rapide mise au point terminologique s'impose ici. La signification des termes empreinte et icône, employés plus haut, est puisée aux analyses de Jean-Marie Schaeffer. L'image photographique est une empreinte de par sa constitution comme enregistrement d'une trace visible grâce à une réaction physico-chimique. Elle est en outre un indice, au plan sémiotique, dans la mesure où son rapport avec l'imprégnant n'est pas facultatif, mais obligatoire, et permet en droit une identification de cet imprégnant (même si en fait cette identification n'est pas toujours possible, ou si elle est aléatoire, incertaine, voire sujette à manipulations). Elle est enfin une icône dans la mesure où elle est une vue analogique, et assume une fonction de ressemblance calquée sur la vision physiologique[35].

C'est parce qu'elle est, matériellement, une empreinte à distance, et, au niveau sémiotique, un indice, qu'on peut dire de toute photographie « ça a été », quand bien même l'identification de « ça » demeurerait problématique. Le statut d'empreinte indicielle de l'image photographique explique sa valeur dérivée de preuve, ainsi que son ambition (contestable et source de malentendus) à l'objectivité. Au niveau iconique, ce statut d'empreinte indicielle implique ce que Schaeffer appelle une « thèse d'existence » relative à l'imprégnant, qui la différencie radicalement de l'icône picturale :

Un portrait pictural renvoie généralement à la personne réelle qu'il représente : de ce point de vue, il peut remplir la même fonction que l'image photographique. Pourtant, considéré en tant que signe in se, il restera un signe d'essence, même si la relation de renvoi individualisante est parfaitement établie. A l'inverse, une image photographique reste un signe d'existence, même s'il est à jamais impossible d'établir de qui elle est le portrait[36].

Cela n'interdit pas, évidemment, à un portrait photographique d'avoir pour ambition de saisir quelque chose de l'essence d'un être, de son âme, ou, comme dit Roland Barthes, « l'air » d'une personnalité. Autrement dit, dans l'absolu, une image photographique peut tendre vers l'iconicité pure. Mais il s'agit là d'une limite, et la photographie, sauf exception, ne saurait se donner exclusivement comme une essence, abstraction faite de tout postulat d'existence, en somme comme un pur symbole.

Le régime sémiotique général de l'image photographique est donc dans la tension entre l'indice et l'icône, ou, si l'on veut, la contradiction entre ce à quoi elle renvoie et ce qui s'y représente :

Cette tension intervient à de multiples niveaux.[…] Au niveau de l'insertion temporelle de l'image, il existe une tension virtuelle entre l'actualité de la présence iconique et le savoir de l'arché qui la repousse dans le passé. La même tension se retrouve au niveau de la structuration de l'image, qui oscille entre le champ quasi perceptif et la figuration iconique[37].

C'est cette tension qui explique le caractère contradictoire, du rapport de la photographie avec le temps. Si on la fait tendre vers le pôle de l'indice, on peut dire qu'elle ressortit, à la limite, d'une appréhension du temps purement physique, qui n'est pas le temps de la vie subjective au sens large, ni celui de la perception (c'est sa froideur glacée, son aspect tranchant et sans rémission). Si on la fait tendre au contraire vers le pôle de l'icône, elle ressortit (à la limite, à nouveau) de l'appréhension d'un espace-temps autonome et plein, et se donne comme une apparition, en dehors de toute visée référentielle qui la rapporterait à du passé, ou même l'inscrirait dans quelque chronologie que ce soit. Dans ce cas, ce n'est plus le sentiment de froideur qui prévaut, évidemment, mais au contraire l'extase causée par l'impression de se trouver en présence de quelque chose qui est de l'ordre d'une essence, ou la sensation de plénitude, liée par exemple à cette épiphanie de l'image maternelle dont parle Roland Barthes.

Ce ne sont là que des tendances ou des orientations : la plupart des photographies oscillent entre les deux pôles décrits, et Roland Barthes dit assez le caractère déflationniste de l'icône photographique, qui ne manque jamais d'être rappelée vers son statut d'empreinte indicielle, ce qui est un peu chez lui l'éternel remords de la photographie.

Mais précisément, il tend à considérer ce statut sémiotique, à la fois indice et icône, comme une pure alternative, sans moyen terme, si bien que, pour lui, l'image photographique tend soit vers la nostalgie, le passé perdu, soit vers l'être, le sacré, hors du temps. Aussi bien, le récit de la découverte de la Photographie du Jardin d'Hiver est-il une sorte de mythe, évoluant aux limites de l'irreprésentable.

Temps et Lumière : seconde critique de Barthes

Parce que la photographie possède un potentiel d'anticipation du fait qu'elle conjugue la dimension d'inscription dans un espace-temps concret (la fonction indicielle) avec une autonomie formelle puissante (la fonction iconique), elle est aussi une opération de compréhension du présent susceptible d'anticiper sur l'avenir, et ne détient pas sa qualité d'aura du seul fait qu'elle conserve du passé. On ne peut à présent éviter une confrontation avec la fameuse formule de Roland Barthes, « ça a été », et souligner les problèmes qu'elle soulève.

Bien qu'il veuille se garder de généraliser son expérience de la photo du Jardin d'Hiver, Roland Barthes ne fait cependant pas autre chose lorsque, dans la suite de La Chambre claire (la découverte de la photo de la mère est l'acmé mais non le terme du livre), il se penche sur diverses configurations temporelles présentées par des photographies, après avoir énoncé ce qu'il appelle le noème de la Photographie — « ça a été » — lequel est induit par la découverte de cette photo de sa mère.

Si l'on veut bien considérer « ça a été » comme la formule phénoménologique de l'image photographique, on peut la traduire ainsi : « quelque chose n'est plus, dont il reste cependant cette présence ». Autrement dit, une confusion s'opère entre le sens spatial et le sens temporel du mot « présent ». La photographie est là, mais dans un temps différent du temps référentiel qui vaut comme présent pour le sujet qui la voit.

Cette formule, Barthes en propose un équivalent latin plein d'intérêt : interfuit[38]. Ce n'est pas pour afficher son érudition qu'il a recours à un autre système linguistique, mais afin de faire jouer l'une avec l'autre deux langues qui nomment différemment notre rapport au temps, et de tirer quelques clartés de cette confrontation. Un jeu de mots est évidemment suggéré dans le texte entre la désinence du prétérit latin (-fuit) et le verbe fuir, indiquant en somme qu'une photographie est une présence qui fuit, qui s'égaille au milieu (inter-) de durées aux dimensions diverses, dans plusieurs directions (des choses viennent du passé nous toucher, d'autres nous y renvoient. Interesse, c'est assister à un spectacle, mais aussi se trouver entre deux choses. Le préfixe inter- modalise le verbe être, et conduit à envisager pour la photographie un mode d'existence intermédiaire entre la passéité et l'être-là : quelque chose est réellement là, qui émane du passé, qui n'est plus. Comme l'image traditionnelle, elle participe à la fois de l'être et du non-être, à cette différence près que ce n'est pas en tant qu'apparence par rapport à une essence dont elle serait la copie (la photo n'est pas une copie, elle est une empreinte), mais en tant qu'elle est présente depuis le passé. La photographie n'est ni dans ce passé qui n'est plus, ni dans le présent de celui qui la contemple. Elle est entre les deux, dans un milieu difficile à saisir, parce qu'on ne peut parler de milieu, par définition, qu'en termes d'espace : or, c'est une sorte de « milieu temporel » que la photographie possède en commun avec son spectateur.

C'est l'exercice bien nommé de la pose qui rend compte de l'existence de ce hiatus entre cette présence qui s'impose en chaque photographie, et le sentiment tout aussi irrépressible que c'est une présence depuis le passé qui s'y manifeste. La pose n'est pas seulement ce rituel auquel se livraient les premiers modèles des photographes lorsque le temps d'exposition était très élevé ; c'est le temps qu'il faut pour que quelque chose se (dé) pose sur la pellicule :

Dans la Photo, quelque chose s'est posé devant le petit trou et y est resté à jamais (c'est là mon sentiment) ; mais au cinéma, quelque chose est passé devant ce petit trou : la pose est emportée et niée par la suite continue des images : c'est une autre phénoménologie, et partant un autre art qui commence, quoique dérivé du premier[39].

Aussi instantanée ou improvisée soit-elle, toute photographie est en ce sens posée. Si ce mot est tellement intéressant en effet, c'est qu'il a deux acceptions : la pose est une posture, c'est-à-dire une image qui se donne dans un certain espace, mais elle est aussi du temps, celui durant lequel s'effectue la réaction, le temps de pose. Une activité a lieu pendant la pose : celle du temps qui dépose une empreinte lumineuse. Le temps durant lequel l'image s'est formée est constitutif de l'image photographique, parce que c'est aussi du temps qui s'est déposé concurremment avec une image visuelle. C'est la lumière qui est l'agent de cette conversion, ou cette assimilation entre une image spatiale et une image temporelle.

En dépit de son organisation par fragments, le texte de Barthes est d'une grande cohérence, puisqu'il aborde la question de la lumière dans le chapitre qui suit celui consacré à la pose. Ce n'est pas indifférent : car il est bien des façons de concevoir le rôle que joue la lumière en photographie, laquelle est « écriture de la lumière », appellation riche d'ambiguïtés.

La lumière, dans la tradition idéaliste, est le substrat de l'être, la manière mi-matérielle, mi-spirituelle, dont il se manifeste. Par elle, l'en-soi s'incarne tout en demeurant dans le domaine de l'impalpable. Barthes envisage la lumière à la fois dans sa dimension ontologique (c'est la lumière qui permet la révélation, l'illumination, et nimbe de rayons l'image de sa mère enfant), et en tant que phénomène physique. Il rappelle ainsi que la photographie est une invention de chimistes, et non de peintres : par conséquent, la lumière ne saurait avoir la même fonction en peinture et en photographie. Celle-ci ne montre en définitive qu'une réaction à la lumière diffusée par des corps pendant un certain laps de temps. C'est donc bien de la lumière, c'est-à-dire du temps, que voit celui qui regarde la photographie, mais un temps différé.

Aussi bien, en photographie, la lumière n'est-elle pas un objet symbolique, comme elle pouvait l'être pour les alchimistes, ni le substrat matériel de l'actualisation de l'être, comme dans la tradition idéaliste. Elle est un phénomène physico-chimique posant le problème de la conjonction entre deux espaces-temps disjoints et cependant reliés l'un à l'autre par une lumière qui s'attarde, semblable à celle qui nous parvient des étoiles les plus lointaines :

La photo de l'être disparu vient me toucher comme les rayons différés d'une étoile. Une sorte de lien ombilical relie le corps de la chose photographiée à mon regard : la lumière, quoique impalpable, est bien ici un milieu charnel, une peau que je partage avec celui ou celle qui a été photographié[40].

Jean-Marie Schaeffer démontre que la lumière photographique est sans rapport avec la signification qui lui avait été attribuée par la tradition philosophique — de Plotin à Schelling, jusqu'à Heidegger —, dans laquelle elle permet l'illumination, et est conçue comme une voie d'accès à l'être. Schaeffer souligne que la lumière en photographie n'est pas illumination ni révélation, mais qu'elle est « scotophore », c'est-à-dire obscurcissement, brûlure d'un matériau sensible :

L'effet scotophorique contrecarre la métaphysique de la lumière : il tire l'image photographique du côté de l'incrustation matérielle, de la brûlure lumineuse qui renvoie l'icône à l'imprégnant, aux « choses du monde ». Autant l'image picturale semble se plier aisément à une ontologie de l'éclaircie iconique, autant l'image photographique s'y montre réticente[41].

Ce sont donc les propriétés physiques de la lumière qui rendent compte le plus pertinemment des singularités phénoménologiques de l'image photographique, puisque c'est à la lumière qu'elle doit de toucher son spectateur depuis un autre espace-temps que celui dans lequel il se trouve, de le toucher en tant qu'il est lui-même une image lumineuse qui n'existe pas autrement que dans la durée. Cette connexion n'est pas abstraite mais en effet « charnelle », pour reprendre le terme employé par Barthes, car c'est en tant qu'il participe lui-même de la lumière et du temps, leur « peau » commune, que celui qui la regarde est touché par l'image photographique. Si bien que la lumière représente pour Barthes ce dénominateur commun, ce « milieu temporel » indivis, grâce auquel peuvent communiquer des espaces-temps éloignés les uns des autres et qui n'ont entre eux d'autre connection que cette lumière qui leur permet de se rencontrer en une image où tendent à se confondre le présent et la présence, le Réel et le Vivant[42].

Nous avons dit plus haut que la valeur temporelle de l'image photographique résidait dans la tension entre son statut d'empreinte et celui d'icône, tout en précisant qu'elle ne pouvait être envisagée comme pure empreinte ou pure icône que dans l'absolu.

Une analyse qui tendrait à enfermer le temps en photographie dans un dilemme entre la pure référence à un temps physique, imposée par l'empreinte, et une expérience métaphysique ineffable, aurait donc un caractère aporétique. Or, dans La Chambre claire, Roland Barthes tend précisément à emprisonner l'analyse du temps en photographie dans un tel dilemme.

La photographie du Jardin d'Hiver porte la contradiction entre l'indice et l'icône jusqu'à un point extrême : elle se présente de concert comme pure empreinte indicielle  (c'est une photo prise par un inconnu, alors que sa mère n'avait que cinq ans, donc dans un temps immémorial du point de vue subjectif puisqu'alors son fils n'était pas conçu), et comme une pure icône  (elle est l'occasion d'une révélation et fait l'objet d'une dévotion presque religieuse). La Photo devient ainsi une expérience du Temps en soi. Elle fait affleurer à la conscience « la lettre même du Temps », mais elle est conjointement une épreuve de la folie, car l'icône vraie de la mère, la « Véronique », l'image renfermant son « air » avant la naissance du fils, ouvre un abîme sous les pieds de ce dernier, comme s'il était dénié comme sujet et que sa vie postérieure se voyait invalidée.

La photographie du Jardin d'Hiver se présente comme un cas limite où viennent à coïncider follement les valeurs d'empreinte et celles d'icône, à l'état pur, si l'on peut dire. Comme s'il n'existait pas d'états intermédiaires entre ces deux extrêmes. La photo qui représente sa mère enfant oscille d'un pôle à l'autre sans se stabiliser, littéralement hors de toute stase : empreinte, elle authentifie l'icône et lui confère la charge d'existence qui lui fait défaut ; mais icône, elle lui ajoute la touche d'idéalité intemporelle qui lui manque.

Barthes semble écartelé par la contradiction suivante : il remarque que la lumière possède en photographie une dimension essentiellement physique, ce qui la rend apte à faire communiquer des espaces-temps différents, mais non à représenter des essences. Cependant, c'est bien une preuve ontologique qu'il demande à la photographie du Jardin d'Hiver de lui procurer, sous la forme d'une apparition de l'essence de sa mère. En somme, il pose deux thèses contradictoires, selon lesquelles le temps passé est à la fois le relatif et l'absolu.

Et il est vrai qu'en dehors de cette expérience métaphysique qu'occasionne la découverte de La Photo de sa mère, il ne rapporte par ailleurs que des expériences insatisfaisantes. Il analyse ainsi des photographies à propos desquelles il conclut à l'existence d'un mode de manifestation du temps autre que le Temps absolu de l'extase, et qu'il nomme le second punctum :

Ce nouveau punctum, qui n'est plus de forme, mais d'intensité, c'est le Temps, c'est l'emphase déchirante du noème (« ça a été »), sa représentation pure[43].

Mais ce second punctum, proprement temporel, dépend à l'évidence exclusivement de la valeur d'empreinte de l'image photographique, sans que soit prise en compte la valeur iconique. Les exemples qu'il analyse sont à cet égard significatifs. Lewis Payne, un jeune condamné à mort, photographié par Alexander Gardner quelques heures avant son exécution : image d'un vivant qui va mourir, qui est doublement mort, tout vivant qu'il est, du fait que la photographie l'envisage déjà comme un souvenir. Ou encore, ces petites filles qui jouent près d'un aéroplane : elles sont depuis devenues grand-mères, et sont mortes aujourd'hui[44]. Passé et futur entrent en collision : le futur lointain de ces personnages, tout occupés à leur présent, est du passé historique pour le spectateur de l'image.

Et finalement, pourquoi mon présent vaudrait-il comme point de repère sur l'échelle du temps, et aussi comme intime conviction que j'existe, si ces personnages que je vois vivre leur propre présent sont déjà morts ? À suivre la pente de la pure référence au passé le spectateur de l'image pénètre dans une sorte de machine infernale d'où ses repères temporels ressortent broyés : la seule conclusion possible est que lui-même n'existe pas davantage que ceux qu'il voit ainsi vivre d'un sentiment du présent aussi fallacieux que le sien.

L'identité puisée dans la Lignée : ultime raison d'être ?

La méditation barthésienne sur l'empreinte photographique incline vers le tragique, invite à conclure, de la mort de ceux que je regarde, à la mort prochaine de moi qui les regarde :

Il est possible qu'Ernest, jeune écolier photographié en 1931 par Kertész, vive encore aujourd'hui (mais où ? comment ? Quel roman !). Je suis le repère de toute photographie, et c'est en cela qu'elle m'induit à m'étonner, en m'adressant la question fondamentale : pourquoi est-ce que je vis ici et maintenant[45] ?

Suivre la pente de l'empreinte mène donc à une preuve ontologique manquée, et même négative, puisque ces photographies de morts attestent sans doute qu'ils ont été, mais aussi que je ne serai plus, que je ne suis peut-être déjà plus… Une seule échappatoire subsiste : si l'existence du moi individuel est déniée par la photographie, en revanche la lignée, c'est-à-dire la continuité des êtres de génération en génération, apparaît sur les photographies avec une consistance ontologique inattendue. Tandis que la somme des photographies d'un individu n'offre de son identité véritable rien d'autre qu'un reflet fragmentaire et erratique, quelque chose de cette identité émerge cependant par le truchement des invariants physionomiques que l'on retrouve dans la forme d'un visage, la courbure d'un nez, etc., dans ce puzzle génétique que proposent les photos familiales :

La Photographie, parfois, fait apparaître ce qu'on ne perçoit jamais d'un visage réel (ou réfléchi dans un miroir) : un trait génétique, le morceau de soi-même ou d'un parent qui vient d'un ascendant. Sur telle photo, j'ai le « museau » de la sœur de mon père. La Photographie donne un peu de vérité, à condition de morceler le corps[46].

Mais en même temps qu'elles fixent les traits du lignage par-delà les réalisations individuelles, ces photos de famille soulignent aussi l'arbitraire de leur répartition, ou l'incongruité de certaines attributions, et échouent à tracer les contours vrais de personnalités qui sont par définition irréductibles à la somme des caractères hérités :

Le lignage livre une identité plus forte, plus intéressante que l'identité civile — plus rassurante aussi, car la pensée de l'origine nous apaise, alors que celle de l'avenir nous agite, nous angoisse ; mais cette découverte nous déçoit parce qu'en même temps qu'elle affirme une permanence (qui est la vérité de l'espèce, non la mienne), elle fait éclater la différence mystérieuse des êtres issus d'une même famille : quel rapport entre ma mère et son aïeul, formidable, monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine de la Souche[47].

Finalement, les traits du lignage manquent aussi leur cible ontologique, non pas par excès de particularité (c'est ainsi que les photos individuelles, trop fragmentaires, ne pouvaient circonscrire la véritable personnalité), mais cette fois par surcroît de généralité. Dans un cas, on est dans le temps morcelé de l'instant arbitrairement unique, dans l'autre on est dans le temps biologique de l'espèce (tout autant inhumain que le premier), qui nous renvoie à la « Souche », c'est-à-dire à l'origine, inaccessible à toute mémoire.

Chez Proust, cette même obsession de la lignée ou du lignage est bien présente, qu'il s'agisse de la filiation des « grandes familles » (la question de la ressemblance entre la duchesse de Guermantes et Saint-Loup, entre autres exemples) ou d'autres « communautés » (les Juifs : Bloch, Swann ; les gens du peuple : Françoise et les Français de Saint-André-des-Champs). La poésie des généalogies n'a rien à voir avec quelque snobisme, elle lisse le temps historique ou celui des « travaux et des jours », et en ce sens elle est une initiation à l'art :

Dans les conversations qu'ils avaient à ce sujet, je ne cherchais qu'un plaisir poétique. Sans le connaître eux-mêmes, ils me le procuraient, comme eussent fait des laboureurs ou des matelots parlant de culture et de marées, réalités trop peu détachées d'eux-mêmes pour qu'il puissent y goûter la beauté que personnellement je me chargeais d'en extraire. […] Ainsi les espaces de ma mémoire se couvraient peu à peu de noms qui, en s'ordonnant, en se composant les uns relativement aux autres, en nouant entre eux des rapports de plus en plus nombreux, imitaient ces œuvres d'art achevées où il n'y a pas une seule touche qui soit isolée, où chaque partie tout à tour reçoit des autres sa raison d'être comme elle leur impose la sienne[48].

Mais Proust descend jusque dans le particulier, vise au-delà des mutations génétiques la spécificité de l'identité individuelle, son irréductibilité :

À partir d'un certain âge, et même si des évolutions différentes s'accomplissent en nous, plus on devient soi, plus les traits familiaux s'accentuent. Car la peinture, tout en combinant harmonieusement le dessin de sa tapisserie, interrompt la monotonie de la composition grâce à la variété des figures interceptées[49].

Si unique qu'il se perçoive, tout individu n'est que le produit d'un mélange génétique, brassant traits et caractères, mais aussi les sexes. Ainsi Marcel, l'âge venant, ressemble-t-il de plus en plus à sa tante : « Car peu à peu, je ressemblais à tous mes parents, à mon père […] ; mais de plus en plus à ma tante Léonie[50]. »

S'agissant de l'identité d'autrui, l'amour, dans sa double et contradictoire exigence de possession et de connaissance, ne favorise pas, au contraire, l'objectivation des traits de l'être aimé :

Le modèle chéri bouge ; on n'en a jamais que des photographies manquées[51].

Mais Proust n'en assigne pas moins à l'art ce but de parvenir à fixer des traits génériques, à synthétiser le multiple que la photographie livre sans en opérer la fusion :

Cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu'il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu'en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l'art, l'art d'un Vinteuil comme celui d'un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l'art nous ne connaîtrions jamais[52].

C'est là une différence essentielle entre Proust et Barthes. Le temps photographique, chez ce dernier, est orienté soit vers l'apparition de l'ineffable — vers le Temps comme manifestation de l'être, ce que justement la photographie ne saurait fournir —, soit vers la disparition du sujet dans le jeu confus et pervers de la référence au passé le plus impersonnel.

Au contraire, chez Proust, et si parcellaires que soient les photographies, leur inscription dans le temps les rend aptes — comme les noms dans la généalogie — à susciter des effets poétiques porteurs de vérités inaperçues :

Comme souvent on trouve moins bonne et on refuse une des photographies entre lesquelles un ami vous a prié de choisir, à chaque personne et devant l'image qu'elle me montrait d'elle-même j'aurais voulu dire : « Non, pas celle-ci, vous êtes moins bien, ce n'est pas vous. » Je n'aurais pas osé ajouter : « Au lieu de votre beau nez droit on vous a fait le nez crochu de votre père que je ne vous avais jamais connu. » Et en effet c'était un nez nouveau et familial. Bref l'artiste, le Temps, avait « rendu » tous ces modèles de telle façon qu'ils étaient reconnaissables[53].

Les analyses de Barthes, si fines et cohérentes soient-elles, mènent logiquement à une représentation tragique de la photographie, et du Temps. Elles sont prisonnières d'une conception purement linéaire de la temporalité, dont La Photographie du Jardin d'hiver vient confirmer le caractère téléologique, révélant l'imminence de la mort du sujet de La Chambre claire, et la valeur testamentaire du livre.

La question est de savoir si la photographie est à même de prendre d'autres significations temporelles que celles qui, remarquablement décrites par Roland Barthes, sont cependant des cas-limites, et qui proposent, à certains égards, moins une théorie de l'image photographique qu'une pathologie du regard photographique.

Par-delà le Temps : le regard

La question de l'identité — qui est évidemment liée à celle du temps, dans la mesure où l'identité est ce qui traverse l'altérité sans cesse réinventée par l'écoulement temporel — ne saurait s'envisager que sous l'angle de la relation, la différenciation. Pas d'identité sans réflexivité, sans un regard.

De façon symptomatique, chez Roland Barthes le regard (ce par quoi le corps et la conscience se manifestent conjointement comme présence et sentiment du présent) est un point aveugle. À celui du photographe, nulle allusion. Quant à celui du sujet photographié, Barthes énonce l'insupportable paradoxe d'yeux qui regardent sans voir :

On dirait que la photographie sépare l'attention de la perception, et ne livre que la première, pourtant impossible sans la seconde[54].

Barthes manifeste le même étonnement que celui des premiers spectateurs de daguerréotypes. Nul besoin pourtant de supposer quelque prodige pour expliquer que Piet Mondrian ait l'air si intelligent sur cette photo de Kertész : c'est simplement qu'il fait abstraction de ce qu'il fixe, que son regard le traverse, et qu'il est tout entier dans la relation de soi à soi, par-delà le photographe[55]. Le regard de Mondrian nous atteint par-delà l'image précisément parce qu'il est tout entier à l'actualité de sa conscience : il touche la nôtre par-delà le temps qui nous sépare de cet instant. C'est lorsque le regard est tout à soi qu'il peut se constituer, non comme souvenir follement présent, mais comme acte d'identité, en tant que celle-ci n'est autre que la présence à soi. Robert Doisneau écrit ainsi :

Le regard est fondamental, il traverse les âges. Il traverse tout, continue son chemin, et plante un clou dans la mémoire. Le fameux charme des photos anciennes, c'est le fait que les gens n'avaient pas peur du regard[56].

Il est évident que le regard joue un rôle déterminant dans les représentations temporelles et les relations à la durée que la photographie suscite. C'est qu'il conjoint les deux sentiments de la présence et du présent : regarder l'objectif, c'est atteindre un inconnu futur. Quant à ceux qui regardent ailleurs ou sans voir, ils sont surpris étant face à eux-mêmes ou s'affairant à leurs soucis, et ils inclinent par là le regard de ceux qui les contemplent vers un temps plus intériorisé, un autre aspect du présent et de la présence. Car la représentation du temps dans la photographie, c'est aussi la mise en évidence d'une pluralité de mode d'inscription de la conscience dans le flux temporel, d'une multiplicité qualitative de durées.

Si Barthes s'en tient à formuler ce paradoxe des yeux regardant sans voir, Proust au contraire confère au regard — et par là aux sujets, photographié et spectateur — une place déterminante. Rares sont les écrivains chez lesquels l'activité des regards soit aussi intense que celle que l'on constate en maints passages de la Recherche. Celui de Charlus, sans doute le plus significatif, confine à la télépathie :

J'eus la sensation d'être regardé par quelqu'un qui n'était pas loin de moi. Je tournai la tête et j'aperçus un homme […] qui fixait sur moi des yeux dilatés par l'attention. Par moments, ils étaient percés en tous sens par des regards d'une extrême activité comme en ont seuls devant une personne qu'ils ne connaissent pas des hommes à qui, pour un motif quelconque, elle inspire des pensées qui ne viendraient pas à tout autre — par exemple des fous ou des espions[57].

De même, lors de la première vue de Jupien, Charlus le fige et paraît utiliser sa capacité à méduser — voir le chapitre sur Méduse dans le livre de Philippe Dubois[58] — sa proie pour lui dicter leur commune conduite amoureuse :

Le baron, ayant largement ouvert ses yeux mi-clos, regardait avec une attention extraordinaire l'ancien giletier sur le seuil de sa boutique, cependant que celui-ci, cloué subitement sur place devant M. de Charlus, enraciné comme une plante, contemplait d'un air émerveillé l'embonpoint du baron vieillissant[59].

Cette aptitude du regard à traverser l'espace et le temps (« Tout regard habituel est une nécromancie[60] » écrit Proust) est évidemment présente dans la scène de la profanation de la photographie de Vinteuil par sa fille (voir mon article sur Proust et Brassaï). On ne la remarque pas seulement dans les passages mentionnant explicitement une photographie. Mais Proust, dans une perspective de part en part informée par le phénomène photographique, lui emprunte ses aptitudes à figer, à immobiliser, suspendre et fixer, menant au bout du compte à une « révélation », qui est toujours involontaire et inopinée, mais dotée du pouvoir de revisiter la signification d'un fait ou d'un acte situé dans le temps. Ainsi :

Et tout d'un coup, je me dis que la vraie Gilberte, la vraie Albertine, c'étaient peut-être celles qui s'étaient au premier instant livrées dans leur regard, l'une devant la haie d'épines roses, l'autre sur la plage. Et c'était moi qui, n'ayant pas su le comprendre, ne l'ayant repris que plus tard dans ma mémoire, après un intervalle où par mes conversations tout un entre-deux de sentiment leur avait fait craindre d'être aussi franches que dans la première minute, avais tout gâché par ma maladresse. Je les avais « ratées » plus complètement — bien qu'à vrai dire l'échec relatif avec elles fût moins absurde — pour les mêmes raisons que Saint-Loup Rachel[61].

« Le modèle chéri bouge » ; Gilberte et Albertine « ratées » puis révélées plus tard : c'est bien le modèle photographique qui est à l'œuvre, et en particulier cette capacité du regard à traverser le Temps. La même que celle des douleurs à persister (« Toutes nos douleurs sont perpétuellement en notre possession[62] »), à « planter un clou dans la mémoire », selon l'expression de Doisneau, la même, singulièrement, qu'emploie Proust lorsqu'il regarde la photographie de la grand-mère :

J'aurais voulu que s'enfonçassent plus solidement encore ces clous qui y rivaient ma mémoire[63].

La durée et l'aspect

Si Roland Barthes minimise le rôle du regard, c'est qu'il y a chez lui une surdétermination du temps humain par le temps physique, lequel pèse comme un destin sur sa conception tragique de la photographie. Dès lors, de même que Pascal pensait qu'il y a une vanité de la peinture à prétendre nous faire admirer ce que, sans elle, dans la réalité, nous dédaignerions, de même il y aurait selon Roland Barthes une vanité de la photographie prétendre arracher des images au Temps, alors que c'est le Temps qui, les laissant derrière lui, s'en est absenté. Comme Pascal cherchait dans la peinture l'être des apparences, Roland Barthes est en quête, dans la photographie, de l'essence du Temps.

Aussi pose-t-il implicitement une équivalence entre le présent et l'immuable, le Temps et l'Éternité : équation à laquelle, il est vrai, la photographie semble se prêter de bon gré, étant immobile, mais qu'elle interdit aussi, n'étant qu'une coupe instantanée. D'où l'aporie, me semble-t-il, à laquelle conduit sa démarche.

Pour être fixe, l'image photographique n'en est pas moins apte à contenir ou transposer des valeurs de durées plus complexes et plus diverses que celles relevées par Barthes sur la ligne qui le conduit, sans la moindre transition, du passé inaccessible de l'empreinte au présent éternel de la révélation sacrée. Au bout du compte, ce sont là deux façons, opposées quoique solidaires, de manquer le temps à l'œuvre dans l'image photographique : soit en en faisant un simple souvenir, soit en l'absolutisant.

Or, Henri Bergson a montré que le temps propre à la vie de la conscience ne saurait être représenté adéquatement par une succession de points sur une ligne (qui figurerait le sentiment linéaire de la chronologie de l'existence), pas plus que le présent ne saurait être figuré par l'intervalle compris entre chacun de ces points. Il s'agit là d'une transposition du sentiment de la durée en termes d'espace, inévitable sans doute mais inadéquate. Selon lui, notre mémoire n'a pas à tirer du passé des souvenirs enfouis comme si elle redécouvrait, dans un album, de vieilles photographies, car « le passé se conserve de lui-même, automatiquement[64]. ».

La distinction entre notre présent et notre passé est relative à l'étendue du champ que peut embrasser notre attention à la vie, et le présent occupe justement la place de cet effort. Une place mouvante, comme l'écartement des pointes d'un compas, selon Bergson. Nul ne possède de faculté chargée de retenir les parties du passé susceptibles de réapparaître à la conscience. Au contraire, c'est la faculté d'oubli qui est à l'œuvre dans la vie mentale : un oubli permanent, destiné à maintenir l'horizon de la conscience ouvert, de sorte que celle-ci demeure apte à s'investir dans les intérêts et les actions qui se présentent incessamment à elle. Si notre présent est fonction de notre capacité à mettre le passé entre parenthèses, le passé fait corps avec le présent et crée, en permanence, avec lui, une synthèse nouvelle. [65] La durée véritable n'est donc pas adéquatement représentée par une multiplicité d'instants immobiles mis bout à bout, comme on enfile les perles d'un collier, puisqu'on a commencé, en ce cas, par immobiliser ces moments avant de les assembler (prétendant en somme, dit Bergson, donner une idée du mouvement par l'immobilité[66]). La durée n'est pas un fleuve qui emporterait tout sur son cours, elle est multiple et diverse, susceptible de dilatation ou de dilution. On peut l'éparpiller en des palpitations plus rapides que les nôtres, en divisant nos sensations simples (à la limite, jusqu'à la pure répétition, la simultanéité absolue, le pur espace) ; et, dans l'autre sens, on peut tendre, resserrer, intensifier la durée (à la limite, jusqu'à l'éternité : une éternité non pas conceptuelle mais vivante, et donc encore mouvante[67]).

Mais si tout est mouvement, et si notre représentation du temps grâce à des points se succédant dans l'espace ne traduit pas fidèlement la durée, alors comment est-il possible d'imaginer ces états de stabilité, même relative, dont nous connaissons par ailleurs l'existence ? « C'est un certain réglage de la mobilité sur la mobilité qui produit l'immobilité » répond Bergson[68].

On pourrait ainsi définir l'image photographique comme la conjonction de deux mobilités. Elle n'est pas condamnée à être, comme la flèche de Zénon d'Élée — paradoxe indépassable —, une image immobile du mouvement. Elle n'est pas hors de tout mouvement et de toute durée, puisque, si bref soit l'instant de la pose, une durée y repose, une durée qui n'est pas exclusivement celle de l'empreinte (le temps d'imprégnation physico-chimique), mais la trace d'une relation du corps et de la conscience avec le visible. Dans l'espace du cadre photographique s'organisent des simultanéités complexes, qui sont données à ressentir à la conscience spectatrice comme images des durées multiples et qualitatives de notre conscience au monde.

Rien ne nous oblige par conséquent à considérer la question du temps en photographie sous l'angle de l'ontologie, comme une expérience de l'être, puisqu'au contraire les analyses barthésiennes ont en révélé, de notre point de vue, les limites. Il nous semble préférable d'envisager l'image photographique plutôt comme la recomposition, dans l'instant, d'une expérience de la durée, comme la transposition, dans l'espace du cadre, de tensions entre de multiples durées qualitativement distinctes.

Il existe bien, dans la perception courante, une pluralité de durées, grâce à quoi le temps présente des aspérités, des discontinuités, des instants isolables dans le cours de ce qui survient. La possibilité de rencontrer des « kaïroï » (Thucydide), des « instants décisifs » (Retz), des « occasions fécondes » (Lessing), ou des « révélations » tient justement à la pluralité des durées, qui peuvent coïncider ponctuellement les unes avec les autres. Vladimir Jankélévitch emploie, pour décrire ce phénomène, le terme de « polychronisme » :

L'occasion n'est pas l'instant d'un devenir solitaire, mais l'instant compliqué par le « polychronisme », c'est-à-dire par le sporadisme et le pluriel des durées.[…] La miraculeuse occasion tient à la polymétrie et à la polyrythmie, ainsi qu'à l'interférence momentanée des devenirs. Plus précisément encore : elle est le point où coïncident les moments privilégiés de deux chronologies distinctes ; l'occasion est donc une simultanéité — non pas une simultanéité indifférente, mais une heureuse simultanéité qui favorise nos desseins ou notre savoir[69].

Dans une telle perspective, on peut supposer que la bipolarité indice-icône, qui circonscrit le champ à l'intérieur duquel s'organisent les différentes valeurs temporelles de la photographie, doit être en mesure de contenir les éléments d'un nuancier temporel aux teintes moins contrastées que celles que propose le dilemme ontologique barthésien, entre des images qui ne sont que les empreintes physiques d'un passé inapte à toute remémoration réelle et une Photo, exceptionnelle, qui, telle une syncope, projette soudain, par-delà tout temps vécu, dans une éternité de mort.

Il convient de prendre en considération une dimension dont Roland Barthes ne tient pas davantage compte que du regard : l'image photographique est une image analogique de la perception. Elle se propose à son spectateur comme une perception seconde, où les mêmes valeurs duratives que dans l'acte perceptif, transposées dans l'espace de l'image, s'offrent à son regard dans leur multiplicité homogénéisée. Raison pour laquelle, en effet, comme dit Robert Doisneau, le regard « traverse les âges, continue son chemin, et plante un clou dans la mémoire. »

Ce que la photographie a de particulier est que, tout en étant une image — c'est-à-dire une présentation au second degré du visible — elle ne se contemple pas autrement que comme une quasi-perception. Selon Jean-Marie Schaeffer :

La relation analogique [entre l'image photographique et la vision courante] est garantie par le dispositif optique dont la finalité technique n'est autre que la production d'une image traductible en champ quasi perceptif par superposition (partielle) des formes imagées avec des formes perceptives, finalité réalisée à travers une parenté de genèse de l'image photographique avec la perception physiologique[70].

Par conséquent, une image photographique ne saurait être complètement déconnecté des conditions courantes de la perception, et en particulier du fait que celle-ci a lieu dans la durée, puisque selon Bergson « si courte qu'on suppose une perception, elle occupe toujours une certaine durée[71] ».

L'on sait que les analyses bergsoniennes ont montré que notre conscience perceptive opérait une réorganisation permanente de notre rapport à la durée grâce au travail effectué par ce qu'il appelle nos deux mémoires, celle qui contient nos souvenirs, et celle qui prolonge les uns dans les autres une pluralité de moments. Il a schématisé cette opération en recourant à la célèbre image d'un cône représentant les diverses profondeurs de la vie psychique :

 

image du cône

 

La durée est selon lui hétérogène et qualitative, fonction du degré d'attention requis par notre présence au monde. Ce dernier peut varier considérablement, depuis l'adhésion attentive à la fine pointe du présent (c'est le point S), allant jusqu'à solliciter des régions plus enfouies, plus éloignées, plus inconscientes aussi, de notre vie psychique (ces divers degrés sont représentés sur le schéma qui précède par les lettres a' b', a" b", et A B).

 L'insertion de la conscience dans la temporalité étant polymorphe, la durée est un phénomène psychologique éminemment sujet à variations, avec ses effets de contraction ou de dilution, dans lesquels intervient ce que la vie psychique a été capable de conserver du passé sous toutes ses formes. C'est bien pourquoi les images photographiques favorisent des phénomènes de rétroversion de la vie mentale (de fantasmes, d'images mentales ou archétypales, de souvenirs, etc.) au cœur même de la perception.

En somme, c'est bien, selon l'expression de Jean-Marie Schaeffer, le savoir de l'arché — c'est-à-dire la qualité d'empreinte lumineuse — qui nous fait les considérer comme des images du passé. Mais c'est leur statut de quasi-perception qui impose de les regarder sans les déconnecter de la durée, cette dernière étant une condition absolue de toute expérience perceptive.

L'immobilité de l'image photographique n'est pas une objection : elle propose une perception paradoxale, similaire à tous égards à notre perception courante, sauf sur ce point essentiel qu'elle est immobile, c'est-à-dire abstraite du flux perceptif. À la fois perception superlative, si l'on peut dire, du fait de sa qualité d'empreinte lumineuse qui implique l'imprégnation de la surface sensible par la totalité des objets réfléchissants, et perception présentant une carence constitutive, du fait qu'elle n'en possède pas la mobilité, la photographie ouvre une faille à l'intérieur de notre appréhension du temps.

La valeur de quasi-perception, et l'abstraction du flux perceptif : telle est en somme la contradiction qui fait la singularité de l'image photographique et lui donne en même temps son pouvoir de questionnement, de contestation, à l'égard du monde visuel. Nombreux sont les photographes qui ont souligné ce point capital : la photographie fait tout autre chose que de répertorier le visible, elle en redistribue les données et en (ré) active certaines potentialités[72].

Il faut s'entendre sur la notion de perception commune. Le déclenchement de l'appareil impose un instant de vide, de mise en suspens de la perception, lors de la prise de vue. L'instantané ne fournit pas une restitution de la vision, il en opère la suspension. La photographie opère sans doute à partir des mêmes conditions que la perception commune, mais elle travaille dans ses marges, ses à-côtés. Henri Bergson distinguait ainsi deux types de rapport à l'événement : une vision spatiale, qui passe le long de l'événement, et une vision temporelle qui s'y enfonce, si bref soit-il[73].

Ce qui n'est pas sans évoquer la différence que les grammairiens ont coutume de faire entre temps et aspect. Le temps grammatical donne des indications chronologiques visant à déterminer une datation. Il implique une représentation linéaire de la temporalité. On pose un point de repère, en fonction duquel sont déterminés un avant et un après. La notion d'aspect, en revanche, définit l'angle sous lequel le locuteur envisage la durée de l'action, sa qualité de durée subjective[74]. Aussi, l'aspect d'une action peut-il n'occuper qu'un point du temps (le perfectif), ou au contraire s'installer sur tout un ensemble du vecteur temporel (l'imperfectif), jusqu'à transcender les catégories de passé, présent et futur.

La comparaison entre l'image photographique et l'image de cinéma montre bien que la seconde est plus une image dans le temps qu'une image du temps. Selon Schaeffer :

L'image photographique ouvre un écart temporel : elle fait surgir le temps comme passé, alors que l'image filmique, toujours de nouveau, ferme l'abîme et ouvre le temps comme présence.[…] L'image mobile (indicielle ou non) est image dans le temps, l'image immobile (à condition qu'elle soit indicielle) est image du temps[75].

Comment cette sorte d'écorchement du temps s'effectue-t-il ? Il faut distinguer deux niveaux, celui de l'empreinte et celui de l'icône. Tout d'abord, l'image photographique (comme empreinte) est perçue comme appartenant à un temps révolu, alors même que s'y affirme un sentiment de présence indubitable. C'est en quelque sorte la violence originelle et fondatrice que la photographie fait subir à notre perception du temps : elle pose contradictoirement son irréversibilité et le constat qu'il en reste quelque chose, qu'on n'est pas coupé d'une certaine actualité du passé.

L'une des subtilités de la formule de Barthes, « ça a été », est précisément de laisser entendre que le temps de l'empreinte indicielle est le passé-composé, c'est-à-dire un temps que les grammairiens nomment non-sécant, justement (il a pour propriété de souligner une continuité du passé vers le présent). Si bien que l'empreinte indicielle peut ouvrir des tiroirs à l'intérieur du passé, y allumer des foyers, inviter à revenir y fouiller, comme si tout n'en avait pas été dit, que le mot de la fin n'avait pas été prononcé.

La photographie crée d'autres seuils d'objectivité que ceux de la perception courante — qui, par exemple, nous avait fait négliger, ignorer, des éléments du monde visuel —. Ces éléments, elle les a retenus, créant par là un espace-temps imaginaire directement issu du monde visible, quoique décalé par rapport à lui.

C'est sur l'expérience d'un tel décalage qu'est bâtie la fable du film d'Antonioni, Blow up. Il se termine sur une scène ayant valeur d'apologue : on y voit le photographe se prêter au jeu d'une troupe de joyeux histrions qui font semblant d'échanger des balles fictives sur un court de tennis. Antonioni montre ainsi de manière exemplaire que la photographie ne donne ni l'apparence ni l'être, car elle ne relève pas, fondamentalement, de cette problématique-là : elle invite plutôt à mettre en rapport des espace-temps disjoints, et à en réactiver les éléments constitutifs. Elle se donne comme un espace-temps à investiguer, à explorer, dans lequel le spectateur se projette, et auquel elle renvoie l'image d'une fiction qui s'est constituée à partir d'un instant arrêté.

Comme icône, cette fois, l'image photographique donne à voir de multiples temporalités à l'œuvre, dans un espace-temps similaire, certes, mais pourtant différent de celui de la perception courante. En particulier avec l'instantané : tout en étant assignables à une temporalité « normale », les faits, les gestes ou les objets qui y figurent n'en appartiennent pas moins à des durées non-synchrones avec la perception courante. L'instantané procède à une mise en configuration de durées diverses. C'est en somme la seconde violence que la photographie fait subir au temps, qui devient susceptible de recompositions, de reconstitutions, d'acquérir en somme une autonomie.

À cet égard, et pour esquisser une conclusion provisoire, il est probable que la différence essentielle entre Proust et Barthes, dans leurs approches respectives de la photographie, tient à ce que le second ne l'envisage que comme image, se considérant lui-même comme simple spectateur. En revanche, chez Proust, s'il arrive que le narrateur regarde des images photographiques (et l'on a vu l'ennui que suscitait l'exposition !), l'accent est mis sur le procédé, en particulier l'instantané, qu'il intègre à son esthétique. Raison pour laquelle il insiste sur la distinction entre la perception optique naturelle et le produit de l'opération photographique, par exemple dans ce passage :

Mais qu'au lieu de notre œil, ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons, par exemple dans la cour de l'Institut, au lieu de la sortie d'un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s'il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas[76].

Le commentaire que Jean-François Chevrier en fait est pertinent : Proust, sachant que l'opération photographique est en deux temps, distingue la phase de l'enregistrement et celle de la révélation :

L'intérêt de lÔinstantané tient pour Proust à sa puissance de révélation, à sa faculté de substituer au point de vue subjectif conditionné par l'habitude ce que j'appellerai : un parti pris objectif. En niant la limitation de la vision humaine par la loi de la persistance rétinienne, l'instantané produit la fiction d'un présent pur enfermé dans l'instant, soustrait à la durée. Car l'instant n'est jamais qu'une fiction de l'enregistrement photographique[77].

Des termes de cette analyse, je ne me démarque qu'à propos de l'expression « soustrait à la durée » : c'est extraite du continuum perceptif que l'image photographique tient selon moi sa capacité fictionnelle, en effet, des recompositions ou reconfigurations duratives qu'elle propose à son spectateur. Il s'agit pourtant là d'une nuance importante, car cette aptitude à reconfigurer la durée conditionne la distinction entre reconnaître et identifier, fondamentale dans le récit de la matinée à l'hôtel de Guermantes :

En effet, « reconnaître » quelqu'un, et plus encore, après n'avoir pu le reconnaître, l'identifier, c'est penser sous une seule dénomination deux choses contradictoires, c'est admettre que ce qui était ici, l'être qu'on se rappelle n'est plus, et que ce qui y est, c'est un être qu'on ne connaissait pas ; c'est avoir à penser un mystère presque aussi troublant que celui de la mort dont il est, du reste, comme la préface et l'annonciateur[78].

Or, cette distinction repose, une fois encore, sur un substrat photographique non déclaré comme tel, celui-là même qui permet au narrateur de parler de la pluralité de ses propres identités comme autant de clichés séparés les uns des autres, de ses Moi que les épisodes de réminiscence réactivent et ramènent depuis le passé (« cet être […] qui m'avait rendu à moi-même, car il était moi et plus que moi[79]) », quitte en effet à ce que cette contradiction entre unité et dispersion vaille comme pressentiment de la mort, et rappelle l'urgence de se mettre à l'œuvre.

L'instantané et le décalage constitutif de la fiction

Il est certain que toute photographie relève de la seule catégorie temporelle du passé, puisque par définition elle ne donne à voir que du révolu. Mais l'envisager en termes de temps linéaire, c'est forcément noter sa pauvreté constitutive, puisqu'étant fragmentaire, elle ne saurait reconstituer la cohérence causale des événements s'enchaînant les uns les autres (Bertolt Brecht soulignait ainsi que la photographie ne donnait pas accès à la dimension dialectique du devenir historique). Cependant, les photographes savent parfaitement que le résultat de l'acte photographique n'est pas superposable à la perception commune. Comme l'écrit Chevrier :

L'instant photographique n'est pas l'instant vécu. Entre les deux passe la représentation. Le photographe ne travaille pas dans le présent, mais dans le futur antérieur, il découvrira plus tard ce qu'il a vu, une fois l'image révélée. Il y découvrira même ce qui lui était invisible[80].

Que l'instant photographique soit à la fois en étroite relation avec la perception courante, et décalé par rapport à elle, rien ne l'illustre plus justement que la notion d'instantané. Un instantané n'est pas une perception limitée à la durée d'un instant, car nous ne percevons jamais ces simultanéités qu'enregistre l'appareil, et qu'il organise dans le cadre en un espace homogène. C'est précisément pour cette raison que la photographie d'un cheval immobile en pleine chute est si étonnante, car nous savons qu'il vient de sauter, qu'il va tomber (le mystère est tout au plus de savoir comment il s'est reçu). Mais nous savons aussi que même si nous avions assisté en personne au spectacle, nous n'aurions jamais pu voir ce cheval tel qu'il est, tombant dans l'image entre ciel et terre.

La perception commune ignore de telles simultanéités : elle est une opération permanente de mise en relations entre les éléments qui se présentent à nos sens dans un espace-temps déterminé, et une synthèse de l'ensemble en fonction des intérêts qui sont les nôtres. Même au point de plus forte concentration de notre conscience perceptive sur le moment présent (le point S du schéma bergsonien), nous n'apercevons jamais des objets qui sont dans notre champ visuel que ceux qui intéressent nos réactions sensori-motrices immédiates, et si nous voulons intégrer à notre vision le plus d'éléments possible, il nous faut alors relâcher au contraire notre intérêt immédiat pour nous concentrer sur un ensemble de phénomènes qui ne se détachent plus les uns des autres et forment un tout relativement indistinct. En revanche un instantané photographique est une mise à plat des simultanéités qui se présentent dans l'espace à notre conscience perceptive, laquelle les interprète dans l'image photographique en leur conférant des intensités, des qualités propres. L'instantané photographique est donc en un sens à la fois en deçà et au-delà du seuil de perception. En deçà parce qu'il propose une image visuelle non synthétisée (hors référence à un espace-temps concret), et au-delà parce qu'il donne accès à des réalités que, précisément, la synthèse perceptive gomme.

C'est pourquoi l'apparition des premières photographies qui décomposaient le mouvement en instantanés suscita un indescriptible étonnement (c'est le « studium » de Barthes) qui se traduisit d'emblée par d'innombrables pratiques ludiques. Songeons à Auguste Lumière sautant d'une chaise, hilare, suspendu à un mètre au-dessus du sol, pour vanter les mérites de la plaque rapide qu'il vient d'inventer avec son frère ! Mais aussi par un immense séisme chez les peintres académiques. Pourtant, les erreurs de Meissonnier ou Géricault, toutes condamnables qu'elles fussent du point de vue de la vérité scientifique, n'en étaient pas moins davantage conformes à la perception humaine du mouvement que les images photographiques du « vrai » mouvement des chevaux, qui les montraient, au galop, les quatre sabots regroupés sous le ventre et sans appui au sol.

Aussi, le cheval photographié par Marey ou Muybridge a-t-il l'air de sauter sur place, tandis que les chevaux du Derby d'Epsom, tout ventre à terre qu'ils sont littéralement, selon Maurice Merleau-Ponty :

me donnent à voir la prise du corps sur le sol, et […], selon une logique du corps et du monde que je connais bien, ces prises sur l'espace sont aussi des prises sur la durée[81].

Le peintre ou le sculpteur, en choisissant une posture unique qui, quoique fictive, concentrât plusieurs moments successifs, proposaient une synthèse transcendante du mouvement, souligne encore Merleau-Ponty :

Ce qui donne le mouvement, dit Rodin, c'est une image où les bras, les jambes, le tronc, la tête sont pris chacun à un autre instant, qui donc figure le corps dans une attitude qu'il n'a eue à aucun moment, et impose entre ses parties des raccords fictifs, comme si cet affrontement d'incompossibles pouvait et pouvait seul faire sourdre dans le bronze et sur la toile la transition et la durée[82].

Le cinéma procède à la confrontation de points quelconques (équidistants), de coupes immanentes au mouvement, selon Gilles Deleuze[83]. Quant à la photographie, elle ne se confond certes pas comme le photogramme (que par définition l'on ne perçoit jamais, puisqu'il n'a de fonction que de faire partie d'une suite de moments quelconques), mais elle se présente bien comme un point. La différence est que le photogramme est un point de durée constante, puisqu'il est fait pour entrer dans une relation d'équidistance avec d'autres points, tandis que la photographie est un point unique de durée variable. Que la photo soit instantanée ou posée longuement, elle demeure sous cet angle un point au regard de l'ensemble du continuum temporel, puisqu'elle ne se définit pas par rapport à quelque autre point — une suite de photos sur une planche contact n'a jamais donné un film. Aussi les photogrammes sont-ils des points qui se referment les uns sur les autres, s'appelant et s'annulant successivement (à la façon de ces dominos de sucre qui choient les uns sur les autres le long d'un parcours conçu comme un scénario), tandis que la photographie est un point qui demeure ouvert, une incision non suturée, une coupe qui n'est pas absorbée dans les coupes suivantes.

L'enregistrement du mouvement par le procédé photographique est on ne peut plus décalé par rapport à la conscience perceptive, c'est l'évidence. Car la photographie ne donne qu'un point, tandis que le mouvement tient dans l'intervalle entre deux instants, et non dans chacun des points qui délimitent l'intervalle. Mais une photographie instantanée, en tant que point de durée variable, ouvre sur les aspects subjectifs, qualitatifs, de la conscience temporelle.

Ces aspects subjectifs et qualitatifs de la durée englobent, ou traversent, les actualisations successives du mouvement. Sinon l'instant sitôt ouvert se refermerait sur lui-même, sans qu'on puisse rendre compte du fait qu'il se conserve quelque part, sans qu'on puisse dire non plus pourquoi il en renaît d'autres qu'on peut anticiper, sans qu'on puisse enfin imaginer comment il serait possible de vivre le sentiment de la durée dans le sens de la profondeur, comme dit Bergson.

C'est cette fonction d'ouverture aux aspects qualitatifs de la durée qui est un des caractères majeurs, selon nous, du rapport de la photographie instantanée avec le temps. Rodin a évidemment raison lorsqu'il dit que la peinture est véridique contre la photographie : mais c'est aussi que la photographie fait autre chose que la synthèse transcendante de la peinture :

Rodin a ici un mot profond : « C'est l'artiste qui est véridique et c'est la photo qui est menteuse, car, dans la réalité, le temps ne s'arrête pas. » La photographie maintient ouverts les instants que la poussée du temps referme aussitôt, elle détruit le dépassement, l'empiétement, la « métamorphose » du temps, que la peinture rend visibles au contraire, parce que les chevaux ont en eux le « quitter ici, aller là », parce qu'ils ont un pied dans chaque instant[84].

En déniant la successivité, en ne suturant pas les coupes qu'elle pratique dans le temps, la photographie, en somme, si elle n'arrête pas le temps, noue dans l'espace de l'image les qualités subjectives propres au sentiment de la durée. Ce que restitue l'instantané n'est pas de l'ordre de la linéarité temporelle, mais plutôt de la profondeur subjective. Il ouvre à l'intérieur du vecteur temporel des qualités de durée qui ressortissent à la catégorie de l'aspect[85]. Vue sous l'angle aspectuel, elle restitue l'imminence, l'instant où le présent est en train de « ronger le futur », comme dit encore Bergson[86]. Raison pour laquelle, l'on peut dire, en reprenant Edmond Couchot, que « la photographie est un nœud de Temps qu'on aime à dénouer[87] ».

L'instantané photographique est doublement intrigant. À cause d'abord de son statut d'empreinte indicielle et d'icône, de son immobilité paradoxale. Mais intrigant aussi en raison du réseau de relations entre les êtres et les objets qui se tissent dans un espace-temps qui, étant autonome et parallèle, possède tous les attributs de la fiction, de sorte qu'il invite à dévider les fils d'une intrigue qui tourne autour du temps. Comme le dit encore Chevrier l'image photographique « est déjà, au moment où on la fait, œuvre de mémoire. La perspective monoculaire ne donne pas l'illusion de profondeur essentielle de l'instantané, la principale illusion de l'image appartient au registre du temps[88] ».

C'est justement l'instantanéité — c'est-à-dire l'artifice fondateur de la fiction propre à l'image photographique — qui permet de reconnaître, de recomposer et de redistribuer dans l'espace-temps de l'image des relations équivalentes à celles qui s'organisent dans la perception courante, et d'instaurer entre ces deux espace-temps devenus singulièrement parallèles des relations multiples.

De la trace à la révélation

Jamais nous ne percevons d'instantanés, c'est-à-dire d'images dans lesquelles de pures simultanéités se donnent à voir, abstraction faite de la synthèse qui intègre ces simultanéités à un ensemble mouvant. Sauf cas exceptionnel. Il existe en effet des moments où la réalité s'offre à la conscience comme un tout signifiant de soi. Ce sont des « flashs » de la conscience. Marcel Proust et Roland Barthes en ont donné des exemples. Flaubert aussi, lorsqu'il écrivait dans L'Éducation sentimentale : « Ce fut comme une apparition. » Des moments où l'on voit avant de pouvoir regarder, où les détails et les objets fondent comme du sucre dans un verre d'eau, où le temps et l'espace se présentent sous forme synthétique et homogène sans analyse préalable, où ce sont les schèmes perceptifs dans leur ensemble (y compris les sentiments du temps et de l'espace) qui sont bouleversés, réorganisés en fonction d'un moment unique. Ces instants d'apparition ne sont pas non plus des faits perceptifs à proprement parler, ils sont décalés par rapport à la seule perception : car, si une perception en est l'occasion, ni leurs causes ni leurs conséquences ne sont du ressort exclusif des seuls organes perceptifs. Ils ressortissent en revanche à la vie de la conscience, à la mémoire et à l'imaginaire, c'est-à-dire à la manière dont notre conscience se situe comme image parmi toutes les images qui l'entourent, dont elle organise l'ensemble des souvenirs qui trament le sujet. Ils relèvent en somme du non volontaire, de ce qui s'impose sans être intentionné.

Aussi bien, si l'image photographique se définit morphologiquement comme une empreinte, il conviendrait de proposer un autre terme pour désigner les aspects duratifs qu'elle organise, et qui ne sont pas de l'ordre de la réaction photonique : celui de trace.

La trace est ce mode de signifiance propre à l'image photographique, qui conjoint sa dimension d'expérience de la durée et de mise en configuration temporelle avec sa dimension d'icône. Si la photo est en effet « graphie », ce n'est pas qu'elle dessine patiemment le visible, c'est en tant qu'elle concentre, en un point du temps unique et en un espace homogène, des strates de durée de profondeur et d'acuité diverses[89].

La trace est le mode selon lequel la photographie met en configuration, dans un espace instantané, une expérience de la durée. Ni empreinte ni moulage, la trace n'est pas la doublure morbide de l'objet. La trace est une interrogation sur la constitution de la Mémoire, plutôt qu'une solution. L'historien Marc Bloch la définit en ces termes :

La marque perceptible aux sens qu'a laissée un phénomène en lui-même impossible à saisir[90].

La trace indique que quelque chose ou quelqu'un est passé par là, sans montrer ce qui est passé (sans se confondre ni avec l'essence ni avec la substance de ce qui « est passé », au double sens d'être révolu et d'avoir transité). Elle ne me donne pas directement accès à ce dont elle est trace, mais elle oriente vers la nécessité de recomposer un espace-temps autre que celui dans lequel je me trouve, quoique similaire à lui, puisqu'elle fait en somme toujours un peu partie de mon espace-temps présent tout en le questionnant comme présent.

Alors que la logique de l'empreinte enferme l'image photographique dans le dualisme présent- passé, dans ce que Heidegger nomme une représentation vulgaire du temps, en revanche la trace, selon les analyses de Paul Ricœur, rend compte du paradoxe selon lequel le temps ne saurait être qu'en n'étant pas, en passant. Comme le présent, la trace est un passage, à la fois « transit actif et transition passive », écrit-il. La trace s'inscrit dans le calendrier, mais y introduit des supputations qui en dérangent l'ordre purement chronologique : elle est « l'irrectitude même », selon la formule de Lévinas. La trace combine un rapport causal à la chose dont elle est trace, et un rapport de signifiance, en tant qu'elle appelle l'interprétation. Elle est un signe singulier qui signifie « en dehors de toute intention de faire signe et en dehors de tout projet dont elle serait la visée[91]. » En cela, d'après Paul Ricœur, la trace constitue un connecteur entre deux logiques de la temporalité : celle du calendrier, qui date et situe, et qui correspond au temps conçu comme succession de moments quelconques, d'une part, et d'autre part, la temporalité du Souci, inclinée vers le futur et l'idée de la disparition. La trace opère en somme la jointure entre « le temps qui demeure et nous qui passons ».

Sur l'énigme de la passéité (qui consiste en ce que le passé demeure, et que le passé remémoré n'est sans doute signifiant qu'à partir du passé immémorial), elle ouvre ainsi la perspective d'un étirement du temps, d'une ouverture vers un infini, qui n'est pas l'absolu ni l'être en soi, mais la position abstraite à partir de laquelle il est possible de comprendre comment le temps est à la fois ce qui dure et ce qui passe, ce dont je dispose et qui toutefois me dépasse.

L'instantané photographique, en tant que trace, se propose à la fois comme un passé qui demeure et un devenir dont notre présent, quoique postérieur à ce moment-là, ne donne pas la clé (qu'il ne dévoile pas, dirait Lévinas). Il ouvre une perspective — comme « passé absolu qui réunit tous les temps », dit encore Lévinas — vers l'énigme même du temps, qui est d'être le Tout divisible à l'infini, mais dont chaque division est le Tout lui-même. En cela réside tout le paradoxe de la trace, justement :

Dans la trace a passé un passé absolument révolu.[…] Mais, dès lors, la trace ne serait-elle pas la pesanteur de l'être même, en dehors de ses actes et de son langage, pesant non par sa présence qui le range dans le monde, mais de par son irréversibilité même, son ab-solution[92] ?

La trace, c'est en un sens l'objectivation de l'irréversibilité, cela même qui fait chez Proust l'objet de cet angoissant et obsédant cri de révolte :

Je venais, en la sentant, pour la première fois, vivante, véritable, gonflant mon cœur à le briser, en la retrouvant enfin, d'apprendre que je l'avais perdue pour toujours. Perdue pour toujours ; je ne pouvais comprendre, et je m'exerçais à subir la souffrance de cette contradiction[93].

Or, cette contradiction impensable, il est un épisode de la Recherche qui en concentre et relance (il s'étend sur plusieurs livres) les données, celui justement de la photographie de la grand-mère.

Le sujet proustien et le nuancier temporel

Entre la photo-souvenir (porteuse de la charge minimale de mémoire) et la photo-épiphanie (occasion chez Barthes d'une expérience incommunicable) on a chez Proust un large nuancier temporel relatant des expériences où la photographie vaut justement comme « trace », expériences n'étant ni de l'ordre du ressouvenir ni de l'ordre de la réminiscence, mais invitant à une recomposition de la perception du présent, à inventorier des nuances temporelles subtiles.

La première scène de cette histoire à tiroirs est dans À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs. Sa grand-mère répond avec enthousiasme au projet formulé par Saint-Loup de la prendre en photographie. Elle se pare et se coiffe. Le narrateur est indisposé par ce qu'il estime être un enfantillage, de la coquetterie. Il manifeste sa mauvaise humeur. Françoise intercède. L'aïeule veut y renoncer. Déni du petit-fils ; la séance a lieu. Mais la magie de l'instant de bonheur a disparu, et la grand-mère pose contractée :

Je réussis du moins à faire disparaître de son visage cette expression joyeuse qui aurait dû me rendre heureux et qui, comme il arrive trop souvent tant que sont encore en vie les êtres que nous aimons le mieux, nous apparaît comme la manifestation exaspérante d'un travers mesquin plutôt que comme la forme précieuse du bonheur que nous voudrions tant leur procurer[94].

Dans Le Côté de Guermantes, le narrateur est à Doncières, rendant visite à Saint-Loup. Il a pu parler au téléphone avec sa grand-mère, mais la communication a été coupée, et il abrège son séjour pour revenir à Paris. Dans le salon de sa grand-mère, l'espace d'un instant, il la considère d'un regard neutre, sans le maillage affectif qui fait que nous reconnaissons les êtres familiers sans vraiment les identifier ni même parfois les « voir ». Il croit apercevoir « un fantôme », et du même coup se révèle à lui ce qu'est vraiment sa grand-mère : une vieille femme malade, hantée déjà par la mort à venir :

De moi […] il n'y avait là que le témoin, l'observateur en chapeau et manteau  de voyage, l'étranger qui n'est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu'on ne reverra plus. Ce qui, mécaniquement, se fit à ce moment dans mes yeux quand j'aperçus ma grand-mère, ce fut bien une photographie.[…] Moi pour qui ma grand-mère c'était encore moi-même, moi qui ne l'avais jamais vue que dans mon âme, toujours à la même place du passé, [ …] pour la première fois et seulement pour un instant, car elle disparut bien vite, j'aperçus sur le canapé, sous la lampe, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d'un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas[95].

Coupant court aux ruses de l'intelligence et de l'affection, c'est le pur mécanisme photographique qui vient occasionner l'apparition prémonitoire de la mort, anticipe sa « révélation[96]. »

Dans Sodome et Gomorrhe, le narrateur est à nouveau à Balbec. À l'instant où, penché, il touche le bouton d'une de ses bottines qu'il allait ôter, il revoit inopinément le visage véritable de sa grand-mère, telle qu'elle était peu avant sa mort. Alors qu'il se reprochait de n'avoir ressenti d'autre regrets qu'intellectuels, la présence soudaine de cette image de sa grand-mère morte et vive à la fois lui fait se souvenir de la scène de la photographie prise par Saint-Loup plus d'un an auparavant. Il prend conscience qu'il a causé la contraction de son visage sur la photographie, qui ne s'effacera jamais plus[97]. Dans un premier temps, il s'astreint à conserver à cette trace du passé son caractère irréductible :

Je ne cherchais pas à rendre la souffrance plus douce, à l'embellir, à feindre que ma gand-mère ne fût qu'absente, en adressant à sa photographie (celle que Saint-Loup avait faite et que j'avais avec moi) des paroles et des prières[98].

Voulant « respecter l'originalité de [sa] souffrance » et vivre comme telle « cette contradiction si étrange de la survivance et du néant », il est convaincu que cette expérience est porteuse d'une vérité :

Si, ce peu de vérité, je ne pouvais jamais l'extraire, ce ne pourrait être que d'elle, si particulière, si spontanée, qui n'avait été ni tracée par mon intelligence, ni atténuée par ma pusillanimité, mais que le mort elle-même, la brusque révélation de la mort, avait, comme la foudre, creusé en moi, selon un graphisme surnaturel, inhumain, comme un double et mystérieux sillon[99].

L'on voit ici fonctionner en rhizome la trace en effet laissée conjointement par une photographie et un événement inattendu, involontaire et mécanique de révélation, fonctionnant sur le modèle photographique. Son extension n'est pas de l'ordre de la nostalgie : au contraire, elle impose une relecture de l'ensemble de l'éventail temporel. Ainsi lorsque sa mère retrouve Marcel à l'hôtel, il comprend enfin la nature de la douleur qu'elle connaît :

Je fus frappé par la transformation qui s'était accomplie en elle […] Ce n'était plus ma mère que j'avais sous les yeux, mais ma grand-mère. Comme dans les familles royales et ducales […] le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de la vie interrompue[100].

Comme si la mort de la mère avait accéléré la mue de la fille. La réflexion proustienne sur les traits du lignage prend alors tout son sens. Incapable de goûter les futilités du séjour balnéaire, Marcel remonte dans sa chambre. Il contemple à nouveau la photographie, tétanisé par cette évidence brute : « C'est grand-mère, je suis son petit-fils. » Alors, Françoise qui le voit ainsi lui apprend les circonstances qui ont précédé le cliché. Sa grand-mère, se sachant perdue, non seulement avait tout fait pour lui dissimuler sa maladie, mais c'était elle qui avait sollicité Saint-Loup pour que son petit-fils ait une ultime image d'elle. Le grand chapeau qui avait tant irrité Marcel, c'était un moyen qu'elle avait trouvé pour masquer son amaigrissement, et non de la coquetterie. Il reste alors une journée entière à regarder cette photographie. Le lendemain, faisant la sieste sur le sable, il revoit sa grand-mère en rêve, comme si en effet seule l'activité onirique était à même de faire « travailler » l'irréductible trace de sa propre cruauté envers cet être qu'il aimait plus que tout et qu'il a « manqué » quand il pouvait encore lui donner des preuves d'amour.

Après quelques jours, Marcel a « domestiqué » la photographie, il n'y voit plus que l'élégance de sa grand-mère. Sa ruse a réussi. Mais la mère du narrateur, elle, n'en supporte pas la vue :

Et pourtant, ses joues ayant à son insu une expression à elles, quelque chose de plombé, de hagard, comme le regard d'une bête qui se sentirait déjà choisie et désignée, ma grand-mère avait un air de condamné à mort, un air involontairement sombre, inconsciemment tragique, qui m'échappait mais qui empêchait maman de regarder jamais cette photographie, cette photographie qui lui paraissait moins une photographie de sa mère que de la maladie de celle-ci, d'une insulte que cette maladie faisait au visage brutalement souffleté de grand-mère[101].

Si fort et émouvant que soit ce passage, ce ne sera pourtant pas l'ultime écho causé par cette photographie, car c'est un épisode à tiroirs : le narrateur apprendra dans La Fugitive que Saint-Loup s'enfermait dans la chambre noire de l'hôtel de Balbec pour y développer la photo de la grand-mère, mais aussi pour se livrer à sa passion homosexuelle avec le jeune liftier.

Autre écho, autre mouvement d'aller-retour dont la trace photographique est l'occasion, et dont Saint-Loup est à nouveau l'acteur central : la confidence amoureuse par le truchement d'une photographie. Dans Le Côté de Guermantes, le marquis avait présenté Rachel à Marcel, lequel avait été frappé par le décalage entre le regard de l'amoureux et celui, « objectif », qu'il portait sur la jeune « cocotte » en qui Saint-Loup, dupé par ses sentiments, voyait, lui, « une littéraire ». Dans La Fugitive, c'est Marcel qui charge Saint-Loup de retrouver Albertine. Sans savoir qu'en fait il l'a déjà rencontrée à Doncières, Saint-Loup demande à Marcel s'il possède un portrait d'elle :

Je répondis d'abord que non, pour qu'il n'eût pas, après ma photographie, faite à peu près du temps de Balbec, le loisir de reconnaître Albertine, que pourtant il n'avait qu'entrevue dans le wagon. Mais je réfléchis que sur la dernière elle serait déjà aussi différente de l'Albertine de Balbec que l'était maintenant l'Albertine vivante, et qu'il ne la reconnaîtrait pas plus sur la photographie que dans la réalité[102].

Marcel tarde à sortir la photographie, et s'attend à un compliment, qu'il anticipe :

Oh ! tu sais, ne te fais pas d'idée, d'abord la photo est mauvaise, et puis elle n'est pas étonnante, ce n'est pas une beauté, elle est surtout bien gentille[103].

Certes la photographie n'identifie pas : Albertine a changé, donner sa photo ne sert à rien. S'il devait exister un véritable portrait d'elle, ce serait en peinture — et nous retrouvons Sartre, cité au début de cet article —, par un Elstir, capable de restituer l'essence intemporelle en une image non ressemblante et pourtant authentique, parce que faite par un amoureux et un artiste à la fois. Pourtant, il y a de la mauvaise foi chez Marcel, car les « mauvaises » photos sont évidemment les seules « bonnes » pour l'amoureux, qui, d'une part, tient à garder pour soi la véritable apparence de l'aimée (quitte à jouir par surcroît de l'exhibition partielle qu'il fait à son ami), et d'autre part se refuse à réifier celle qu'il aime. Sans pouvoir se garder de porter sur lui un objet-fétiche, il prend toutefois la précaution que celui-ci n'ait de signification que pour lui-mêmes, de sorte que soit préservée, dans une sorte de flou commun aux sentiments forts et au souvenir, la subjectivité de son amour. Mais la réaction de Saint-Loup est brutale :

« Elle est sûrement merveilleuse », continuait à dire Robert, qui n'avait pas vu que je lui tendais la photographie. Soudain il l'aperçut, il la tint un instant dans ses mains. Sa figure exprimait une stupéfaction qui allait jusqu'à la stupidité. « C'est ça, la jeune fille que tu aimes ? », finit-il par me dire d'un ton où l'étonnement était maté par la crainte de me fâcher[104].

Cette scène n'est pas sans points communs avec celle où Marcel rentre à Paris et aperçoit soudain sa grand-mère. Le premier est la stupéfaction suscitée à cause d'un phénomène d'objectivation dysphonique. Ensuite, les effets qu'elles produisent sont involontaires ou du moins non délibérées, car, au lieu de travestir l'essence d'un être cher sous les traits d'une identité conventionnelle, elles en restituent un degré de vérité auquel la conscience et le langage n'avaient pas su ou pas voulu atteindre. Enfin, ce sont des instantanés, soit de la conscience dans le cas de la photographie de la grand-mère, soit effectué par l'appareil dans le cas de la photo-souvenir d'Albertine que possède Marcel. Saint-Loup fait par ailleurs allusion au Kodak dont il se sert pour photographier la grand-mère, ce qui renseigne indirectement sur le procédé.

Au contraire de la problématique de Barthes, il ne s'agit pas ici d'images d'un être « tel qu'en lui-même », lui rétrocédant ce qu'il appelle son « air », c'est-à-dire l'invariant de toutes les apparences soumises aux aléas du temps, mais d'images réalisées par un mécanisme, mental ou véritable, qui sont marquées par une même distorsion entre temps réel et temps fictif. Leurs effets vont cependant dans des directions opposées. Dans le cas de la photo que Marcel exhibe à Saint-Loup, la torsion va dans le sens d'une extension du temps fictif, de manière à éterniser et à irréaliser la semblance de l'aimée. Cette photo « mauvaise » dénie en somme le « ça a été », car « ça » ne saurait être objectivé. Son imperfection supposée lui confère une charge temporelle, une aura en somme, excédant sa facture d'instantané.

Dans l'autre cas, la distorsion va dans le sens inverse : on a une subversion du temps fictif (celui des affects, qui avaient fini par placer la relation de Marcel à sa grand-mère hors du temps) par le temps réel, dont l'émergence brusque reverse presque la perception présente au rang des souvenirs par anticipation. Comme si cette objectivation soudaine de la vieillesse de son aïeule valait comme prémonition de sa mort prochaine. À cause de ce que Proust appelle « cet anachronisme qui empêche si souvent le calendrier des faits de coïncider avec celui des sentiments[105], » on a une dislocation du temps de la conscience au profit du temps réel (du temps biologique, en l'espèce), qui s'ouvre comme un gouffre de passé jamais aperçu, sous les pieds du narrateur.

La première de ces photographies (Albertine) tendrait donc vers l'icône (le temps éternisé propice à l'adoration), la seconde vers l'empreinte (le temps dans sa matité brute). Ni l'une ni l'autre ne sont des souvenirs (l'une est un objet-fétiche, l'autre une perception quelque peu hallucinée mais réelle). En revanche, elles relèvent bien de la Mémoire. Celle d'un présent que l'amoureux cherche à rendre plus dense, plus gros d'avenir. Et celle opérant un va-et-vient entre un avenir anticipé et un passé faisant l'objet d'une prise de conscience, dans le cas de Marcel face à sa grand-mère. Enfin, toutes deux ont quelque rapport avec l'idée d'une révélation. Discrète, confidentielle et partielle pour l'amoureux (c'est en fait un semblant de révélation, pour mieux dissimuler). Fracassante et littéralement catastrophique pour le petit-fils.

On voit donc à travers ces deux exemples la complexité des rapports que des photographies, issues du même procédé instantané, peuvent entretenir avec le temps, et la diversité des configurations duratives qu'elles sous-tendent.

Jean-Pierre Montier

 


NOTES

[1] Le terme d'empreinte est utilisé dès 1951 par André Bazin : « Le photographe procède, par l'intermédiaire de l'objectif, à une véritable prise d'empreinte lumineuse : à un moulage ». « Ontologie de l'image photographique », repris dans Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Le Cerf, 1985, p. 151. Voir aussi Jean-Marie Schaeffer, L'Image précaire, Le Seuil, 1987, p. 17.

[2] Francis Ponge, Tentative orale, in Le Grand Recueil, Méthodes, Paris, Gallimard, 1961, p. 240-241.

[3] Gabriel Bauret, « Autobiographie littéraire et autobiographie photographique », article publié dans Les Cahiers de la Photographie, nº 13, 1984, p. 13. La notion de pacte renvoie à l'ouvrage classique de Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique (Paris, Le Seuil, 1975).

[4] Voir Jean Arrouye, « D'une autobiographie l'autre », Les Cahiers de la Photographie, nº 13, op. cit., p. 41.

[5] Dialogue publié dans L'Avant-scène, nº 267, Mai 1981, p. 19.

[6] André Rouillé, Photos de Famille, réalisé et édité par La Grande Halle-La Villette, 1990, p. 6.

[7] Roland Barthes, La Chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 146.

[8] Henri Bergson, Matière et Mémoire, P.U.F., coll. Quadrige, 1982, p. 169.

[9] Marcel Proust, La Fugitive, III, p. 573. Les références au roman de Proust seront désormais dans l'édition en trois tomes de La Pléiade, Pierre Clarac, 1954.

[10] Le Temps retrouvé, III, p. 975.

[11] La Fugitive, III, p. 440.

[12] Le Temps retrouvé, III, p. 1041.

[13] Paul Ricœur, Temps et récit, Le Seuil, 1984, tome 2, p. 224.

[14] Le Temps retrouvé, III, p. 900.

[15] Idem, p. 895.

[16] Philippe Ortel, La Littérature à l'ère de la photographie, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, p. 19.

[17] Le Temps retrouvé, III, p. 971.

[18] Idem, p. 974.

[19] Ibidem, p. 987.

[20] Ibid., p. 1025.

[21] Ibid., p. 1031.

[22] Ibid., p. 963-64.

[23] L'expression « super-illusion » est dans l'apologue de la quatrième de couverture de La Chambre claire.

[24] Roland Barthes, op. cit., p. 103.

[25] Jean-Paul Sartre, Saint Genet comédien et martyr, Paris, Gallimard, 1952, p. 398-400.

[26] Roland Barthes, op. cit., p. 145.

[27] Roland Barthes, op. cit., p. 142-43.

[28] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, III, p. 886.

[29] Idem, p. 865.

[30] Roland Barthes, op. cit., p. 140.

[31] Idem, p. 168.

[32] Idem, p. 115.

[33] Ibidem, p. 168.

[34] Ibid., p. 183.

[35] Voir Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 56.

[36] Idem, p. 122-123.

[37] Ibidem, p. 102.

[38] Roland Barthes, La Chambre claire, op. cit., p. 121.

[39] Idem, p. 123.

[40] Roland Barthes, op. cit., p. 126.

[41] Jean-Marie Schaeffer, L'Image précaire, op. cit., p. 192.

[42] Roland Barthes, op. cit., p. 123.

[43] Idem, p. 148.

[44] Ibidem, p. 151.

[45] Ibid., p. 131.

[46] Ibid., p. 161.

[47] Ibid., p. 162-164.

[48] Le Côté de Guermantes, II, p. 535-37.

[49] Sodome et Gomorrhe, II, p. 862. Sur le « pouvoir génésique », voir La Prisonnière, III, p. 108.

[50] La Prisonnière, III, p. 78.

[51] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 490.

[52] La Prisonnière, III, p. 258.

[53] Le Temps retrouvé, III, p. 935-36.

[54] Ibid., p. 172.

[55] Ibid., p. 172-175.

[56] Cité par Jean-François Chevrier, op. cit., p. 15.

[57] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 751.

[58] Philippe Dubois, L'Acte photographique, Nathan & Labor, 1983, p. 160 sq.

[59] Sodome et Gomorrhe, II, p. 604.

[60] Le côté de Guermantes, II, p. 140.

[61] Le Temps retrouvé, III, p. 694.

[62] Sodome et Gomorrhe, II, p. 756.

[63] Idem, p. 759.

[64] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, P.U.F., 1975, p. 170.

[65] Idem, p. 174.

[66] « Cette unité [celle qu'on a comparée au fil d'un collier sur lequel seraient enfilées des moments successifs], à mesure que j'en approfondirai l'essence, m'apparaîtra donc comme un substrat immobile du mouvant, comme je ne sais quelle essence intemporelle du temps : c'est ce que j'appellerai l'éternité, — éternité de mort, puisqu'elle n'est pas autre chose que le mouvement vidé de la mobilité qui en faisait la vie. » Ibid., p. 208.

[67] Ibid., p. 210.

[68] Ibid., p. 174.

[69] Vladimir Jankélévitch, Le Je-ne-sais-quoi et le presque-rien, Paris, Le Seuil, 1980, tome 1, p. 117.

[70] Jean-Marie Schaeffer, L'Image précaire, op. cit., p. 40.

[71] Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 30-31. Voir p. 181 de cet ouvrage pour le schéma ci-dessus.

[72] Émile Zola : « L'on ne peut prétendre avoir vu réellement quelque chose avant de l'avoir photographié. » Garry Winogrand : « Si je photographie quelque chose, c'est pour savoir à quoi cela ressemblera une fois photographié. » ; ou encore Jacques Meuris : « La photographie est une opération de l'intelligence à partir d'une occasion fortuite de regarder ce qui n'était généralement que vu jusque-là. » Voir Jean Arrouye, « L'ailleurs de la photographie », in Les Cahiers de la Photographie, nº15, 1985, p. 109-122.

[73] Voir Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 158-163. Gilles Deleuze fait remarquer, que cette distinction fait écho à celle que proposait Charles Péguy, dans Clio, entre histoire et mémoire : « L'histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L'histoire consiste essentiellement à passer au long de l'événement. La mémoire consiste essentiellement, étant dedans l'événement, avant tout à n'en pas sortir, à y rester, et à le remonter en dedans. » In L'Image-temps, Minuit, 1985, p. 132.

[74] Voir G. Guillaume, Temps et verbe, Paris, 1929. Ce grammairien s'inspirait d'Henri Bergson, introduisant dans la descriptions des faits linguistiques la notion d'énergie psychique, notamment.

[75] Jean-Marie Schaeffer, L'image précaire, op. cit., p. 65-66.

[76] Le Côté de Guermantes, II, p. 141.

[77] Jean-François Chevrier, Proust et la photographie, op. cit., p. 66.

[78] Idem, p. 939.

[79] Sodome et Gomorrhe, II, p. 756.

[80] Jean-François Chevrier, Proust et la photographie, Paris, éditions de l'Etoile, 1982, p. 86.

[81] Maurice Merleau-Ponty, L'Îil et l'Esprit, Gallimard, p. 80.

[82] Idem, p. 78-79.

[83] Gilles Deleuze, L'image-mouvement, Minuit, 1983, p. 13.

[84] Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 80-81.

[85] Peter Wollen propose une distinction, entre les différents genres photographiques, en termes d'aspect : « Les photographies d'actualité sont perçues comme signifiant des événements ; les photographies d'art et la plupart des photographies documentaires comme signifiant des états ; certaines photographies documentaires et les séries de Muybridge comme signifiant des processus.[…] Ainsi, les divers genres de photographies mettent en jeu des perspectives différentes à l'intérieur de situations de durée et de séquences de situations. » In « Feu et glace », article publié dans la revue Photographies, nº 4, p. 17-21.

[86] « Nous ne percevons, pratiquement, que le passé, le présent pur étant l'insaisissable progrès du passé rongeant l'avenir », écrit Henri Bergson dans Matière et mémoire, op. cit., p. 167.

[87] Edmond Couchot, « Prise de vue, prise de temps », in Les Cahiers de la Photographie, nº 8, p. 106.

[88] Jean-François Chevrier, op. cit., p. 30.

[89] Le cinéaste et photographe Johan Van der Keuken remarque fort justement : « Il n'y a pas seulement le temps, il y a des strates de temps. Nous parlons comme si c'était quelque chose, mais en fait ce n'est rien. Pourtant, nous avons à l'intérieur de ce rien un corps… » ; in « L'expérience d'un photographe-cinéaste », article paru dans la revue Photographies, nº 4, avril 1984, p. 36.

[90] Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, Paris, Armand Colin, 1974, p. 56. Cité par Paul Ricœur, Temps et récit, t. III, Paris, Le Seuil, 1985, p. 175-183.

[91] Paul Ricœur, Temps et récit, III, op. cit., p. 176.

[92] Emmanuel Lévinas, Humanisme de l'autre homme, Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 63

[93] Sodome et Gomorrhe, II, p. 758.

[94] À l'ombre des Jeunes Filles en fleurs, I, p. 786-787.

[95] Idem, II, p. 140-41.

[96] « Fonctionnent mécaniquement à la façon des pellicules et nous montrent, au lieu de l'être aimé qui n'existe plus depuis longtemps mais dont elle n'avait jamais voulu que la mort nous fût révélée… », ibidem, p. 141 .

[97] Sodome et Gomorrhe, II, p. 755-759.

[98] Idem, p. 759.

[99] Ibidem, p. 759.

[100] Ibid., p. 769.

[101] Ibid., p. 780.

[102] La Fugitive, III, p. 436-37.

[103] Idem, p. 437.

[104] Ibidem, p. 737.

[105] Sodome et Gomorrhe, II, p. 756.

 


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