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Marx penseur de l'histoire. À propos de La Guerre civile en France (Marx, 1871)

Mis en ligne le 18 août 2007.

Autre analyse de Jacqueline Morne sur ce thème : Le cas du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (16 mai 2007).

Jacqueline Morne a été professeur de Philosophie au Lycée Émile Zola de Rennes. Sur ce site, dernièrement, elle a publié un texte sur le Musée juif de Berlin.

© : Jacqueline Morne.


Marx penseur de l'histoire

À propos de La Guerre civile en France (1871)

En 1871, près de vingt ans après Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Karl Marx écrit La Guerre civile en France[1]. Les points communs entre ces deux ouvrages sont nombreux. L'un comme l'autre s'intéressent à des périodes troublées de l'histoire de la France : la révolution de 1848 et la naissance du Second Empire pour Le 18 Brumaire, la fin du Second Empire et la Commune de Paris pour La Guerre civile en France. Tous deux sont écrits « à chaud » dans les mois qui suivent les événements. Tous deux manifestent le même souci de précision dans l'analyse des faits, la même virulence dans la dénonciation des turpitudes de la classe au pouvoir, la même véhémence dans le style. Tous deux surtout sont l'application du principe fondamental de la pensée marxiste de l'histoire énoncé dans Le Manifeste du parti communiste : « L'histoire jusqu'à nos jours a été l'histoire de la lutte des classes. » L'un comme l'autre montrent en effet que les événements étudiés ne sont compréhensibles que si on les rapporte à la volonté politique des classes possédantes d'affirmer leur domination sur le prolétariat qu'elles exploitent : en 1848, comme en 1871, la coalition des forces de la bourgeoisie nationale et/ou internationale noie dans le sang les tentatives d'insurrection de la classe ouvrière.

Qu'on ne s'y trompe pas cependant. Marx ne fait pas de l'histoire un éternel recommencement. Nulle malédiction ne pèse sur le prolétariat, qui lui assignerait un perpétuel statut de victime. En vingt ans la classe ouvrière a changé, et les luttes ne sont plus de même nature[2]. En 1848 le prolétariat, peu éclairé et peu organisé, se laisse prendre au piège des alliances avec les républicains puis les socio-démocrates. Il en fait très vite les frais : écarté du pouvoir dès le mois de mai 1848, écrasé dans la rue en juin 1848 et 1849, il fut incapable de s'affirmer comme force politique autonome. En 1871 au contraire, la Commune de Paris est la première véritable insurrection de la classe ouvrière qui parvient — pour peu de temps certes — non seulement à prendre le pouvoir, mais à affirmer sa propre conception politique et à commencer à mettre en place les prémisses d'une société communiste.

Parallèlement, c'est la pensée de Marx qui elle aussi a évolué. Simplement esquissée dans Le 18 Brumaire, sa conception de l'histoire et de l'État est plus clairement énoncée dans La Guerre civile en France où les développements théoriques sont beaucoup plus présents.

Pour toutes ces raisons, la lecture de La Guerre civile en France vient compléter et éclairer celle du 18 Brumaire, et on ne peut qu'en recommander la lecture à celui qui s'intéresse à la façon dont Marx pense l'histoire.

Rappel des faits

Piégé par Bismarck dans la fameuse affaire de la dépêche d'Ems[3], entraîné par la réaction d'indignation contre cette humiliation, Napoléon III, malade, politiquement affaibli, déclare la guerre à la Prusse le 19 juillet 1870. L'armée française mal préparée, mal équipée, démoralisée par le désastre de l'expédition au Mexique, essuie rapidement de nombreuses défaites. Le 2 septembre à Sedan, l'Empereur est fait prisonnier avec 100 000 soldats. À Paris, le peuple exige la République. Le 4 septembre, l'Assemblée législative proclame la fin de l'empire et la naissance d'une nouvelle république. Un nouveau gouvernement de Défense nationale est constitué avec à sa tête le général Trochu, et parmi ses membres, tous élus de Paris, Emmanuel Arago, Adolphe Crémieux, Jules Favre, Jules Ferry, Léon Gambetta, Ernest Picard, Jules Simon. Le 19 septembre Paris est assiégé. Commence alors une des périodes les plus noires de l'histoire de la capitale, qui durera 132 jours. Le 27 octobre le général Bazaine, enfermé dans Metz, se rend avec 180 000 soldats. Le 28 janvier 1871, le gouvernement de Défense nationale signe l'armistice, tandis que Guillaume est proclamé empereur d'Allemagne à Versailles. Paris est contraint de capituler. Une des clauses de l'armistice oblige le gouvernement à organiser des élections législatives, élections qui amèneront à l'Assemblée une majorité de royalistes favorables à la paix. La nouvelle Assemblée se réunit le 17 février à Bordeaux et nomme Thiers chef du gouvernement. Le 10 mai, le traité de Francfort met fin définitivement à la guerre en imposant à la France l'occupation par l'armée, une indemnité de 5 milliards de francs-or, la perte de l'Alsace et de la Lorraine.

Mais la garde nationale et les ouvriers parisiens n'acceptent pas la défaite. Le 18 mars 1871, répondant à la tentative de Thiers de désarmer Paris, ils mettent en place un gouvernement insurrectionnel : la Commune de Paris, qui tiendra jusqu'à la semaine sanglante du 21 au 28 mai, où ils seront écrasés par une répression violente menée par le gouvernement réfugié à Versailles, avec la complicité des Prussiens.

1 - La Commune de Paris : la révolte populaire contre la défaite de la guerre de 1870

La lecture que fait Marx de ces événements, si on l'exprime avec la même simplicité brutale que lui, pourrait se résumer à ceci : la bourgeoisie, servie par des hommes sans scrupules, préfère pactiser avec l'ennemi que prendre le risque de voir la classe ouvrière accéder au pouvoir.

Chronique d'une défaite annoncée : « une longue série d'intrigues et de trahisons »

Pour Marx, le 2 septembre, quand l'Empereur est fait prisonnier à Sedan, c'est le peuple de Paris, avec les socialistes et Blanqui en tête, qui imposent la République. Dans un raccourci sans doute un peu rapide il résume : « Le 4 septembre 1870, les ouvriers de Paris proclament la République, qui fut instantanément acclamée d'un bout à l'autre de la France sans une seule voix discordante. » Et il estime que la déclaration de la République par les Républicains de l'Assemblée législative est déjà une usurpation menée « par une cabale d'avocats en quête de places » qui a pour effet de remettre le pouvoir dans les mains de la bourgeoisie, alors que le 4 septembre était bel et bien « la révolution des travailleurs de Paris ».

La guerre elle-même a été menée avec l'arrière-pensée toujours présente de s'appuyer sur la Prusse pour conjurer le danger que représente le peuple. Marx fait allusion à des textes de Trochu qui ne laissent guère de doute à ce sujet : « Le soir même de la proclamation de la République, le ÒplanÓ de Trochu, ses collègues le savaient, c'était la capitulation de Paris », et il rappelle que, dans une lettre à Gambetta, Jules Favre déclarait ne pas se battre contre les Prussiens mais contre les travailleurs de Paris.

La capitulation de Paris fut la triste fin de « cette longue série d'intrigues et de trahison avec l'ennemi ». Le gouvernement de la Défense nationale y fait preuve « d'une véritable frénésie d'asservissement », et devient à proprement parler « le gouvernement de la France par des prisonniers de Bismarck ». Bismarck exige l'organisation d'élections législatives dans les huit jours. Le gouvernement de la Défense nationale obtempère, certain que les résultats le confirmeront dans sa position. En effet au moment de la capitulation le pays est complètement désorganisé, plus d'un tiers du territoire est occupé par l'ennemi, la plupart des communications coupées, si bien que dans bien des provinces la consigne d'organiser les élections arrive trop tard. De plus cette assemblée élue uniquement, dans l'esprit de Bismarck, pour approuver un traité de paix, favorise l'élection de notables propriétaires terriens traditionnellement monarchistes, ennemis avérés de la guerre dans laquelle ils avaient tout à perdre. Rien d'étonnant donc pour Marx que ce simulacre d'élection amène à l'Assemblée nationale une forte majorité de « ruraux » pacifistes. Cette Assemblée réunie à Bordeaux nomme Thiers chef du gouvernement et celui-ci s'empresse de faire approuver l'armistice.

Devant tant de trahison, tant d'humiliation, c'est encore le peuple de Paris composé en forte majorité de petits commerçants et surtout d'ouvriers, pourtant épuisés par cinq mois de siège, qui a l'héroïsme de réagir. Il refuse d'accepter la défaite, et de rendre les armes.

Pourquoi cette résistance ? On peut évoquer des raisons d'ordre moral : Marx n'est pas loin de penser qu'à l'inverse de la classe dominante pervertie par l'argent et prête à tous les reniements pour défendre ses intérêts, le prolétariat représente une certaine pureté, un certain sens de l'honneur et du devoir, c'est de son côté qu'il faut chercher le courage l'honnêteté et la grandeur d'âme alors qu'on ne trouve chez les bourgeois que lâcheté, servilité et hypocrisie.

Mais la raison de cette résistance est surtout d'ordre politique. Les ouvriers refusent de se laisser une fois de plus voler la victoire comme cela s'est passé en 1830 et en 1848. En 1830 la révolution de Juillet s'est soldée par un simple transfert de pouvoir entre fractions de la classe dominante, du capital foncier au capital financier. En 1848, une nouvelle fois les ouvriers ont été spoliés de leur victoire : la monarchie de Louis-Philippe n'a été renversée que pour laisser la place à une « république parlementaire » dirigée par le parti de l'ordre monarchiste qui donna vite naissance au bonapartisme et au second empire. En 1870 le prolétariat plus averti ne veut pas rejouer le même scénario. La République du 4 septembre est « sa » république, elle est d'ailleurs le seul régime légal de la France, reconnu par toutes les puissances internationales y compris par le vainqueur prussien. Marx argumente : « La révolution des travailleurs de Paris du 4 septembre était le seul titre légal de l'Assemblée nationale siégeant à Bordeaux et de son exécutif. Sans le 4 septembre, l'Assemblée nationale aurait dû sur le champ laisser la place au corps législatif élu en 1869 au suffrage universel sous un régime français et non prussien, et dispersé par la révolution. » Autrement dit, le seul pouvoir légitime en France est celui du 4 septembre, celui de la révolution, « sa véritable incarnation est toujours le Paris armé, Paris qui l'a faite, Paris qui a subi pour elle un siège de cinq mois, avec les horreurs de la famine ». Le gouvernement de Thiers n'a donc aucune légitimité, le reconnaître serait accepter que le Second Empire se prolonge dans une future monarchie.

Dès lors, pour le gouvernement le principal ennemi ce ne sont plus les Prussiens mais les Parisiens. Par une série de mesures répressives, il tente de venir à bout de leur résistance : suppression du moratoire sur les effets du commerce, les loyers et les dettes, qui menace de faillite les petits commerçants et jettent les nombreux ouvriers dans la misère (lois de Dufaure), suppression des journaux républicains, suppression de la solde des gardes nationaux, renouvellement de l'état de siège, nomination de Vinoy comme gouverneur de Paris, de Valentin comme préfet de police, d'Aurelle de Paladines comme commandant en chef de la Garde nationale (tous trois s'étant illustrés sous le Second Empire).

Mais tant que les Parisiens conservent les armes, en particulier les 227 canons entreposés à Belleville et à Montmartre, ils continuent de représenter un véritable danger. Il faut donc « pacifier » Paris. Le 17 mars, Thiers envoie la troupe prendre possession des canons de Montmartre, et fait arrêter Blanqui. Les Parisiens se révoltent, et s'opposent à la troupe qui fraternise avec les insurgés. Les généraux, Clément Thomas qui avait donné l'ordre de tirer sur la foule et Claude Lecomte, qui s'était illustré lors de la répression de juin 1848, sont fusillés. Le gouvernement se réfugie à Versailles.

Les moments tragiques auxquels Marx fait allusion pourraient parfaitement être illustrés par le témoignage de Louise Michel dans La Commune, histoire et souvenirs : « Dans l'aube qui se levait on entendait le tocsin ; nous montions au pas de charge, sachant qu'au sommet il y avait une armée rangée en bataille. Nous pensions mourir pour la liberté. On était comme soulevés de terre. Nous morts, Paris se fût levé. Les foules à certaines heures sont l'avant-garde de l'océan humain.

La butte était enveloppée d'une lumière blanche, une aube splendide de délivrance. La troupe fraternise avec le peuple, l'insurrection gagne Paris, quartier par quartier, surprenant à la fois le gouvernement et le Comité central. Ce n'est que le soir que les membres du Comité central se décideront à passer à l'attaque et à occuper toute la ville alors que Thiers et le gouvernement fuient vers Versailles. »

Les acteurs de la défaite

Quant aux hommes politiques acteurs de cette infamie, qui ont pourtant donné leur nom à tant de rues et de lycées, Marx en fait un portrait d'une rare cruauté, qui relève d'un art achevé de la caricature. Ne reculant pas devant les attaques personnelles sur leur vie privée ou leur aspect physique, dénonçant leur cupidité et leur total asservissement aux intérêts de la bourgeoisie, Marx donne de Thiers, Jules Favre, Jules Ferry et bien d'autres une vision calamiteuse qui serait du plus haut comique si ces hommes n'avaient eu entre leurs mains le destin de la France et ne l'avaient trahi sans scrupules. Ainsi Thiers est qualifié de « nabot monstrueux », « cireur de bottes historique », brandissant « de ses petits bras » l'épée napoléonienne ; il n'est « conséquent que dans son avidité de richesse et dans la haine des hommes qui la produisent », il est passé « maître dans la petite fripouillerie politique, virtuose du parjure et de la trahison, rompu à tous les stratagèmes, aux expédients sournois et aux viles perfidies », il mène « une vie privée aussi infâme que sa vie publique est méprisable etc. »

Quant à Jules Favre, « vivant en concubinage avec la femme d'un ivrogne résidant à Alger » il est impliqué dans une histoire de détournement d'héritage. Jules Ferry « avocat sans le sou » est accusé d'avoir tiré une fortune de la famine du siège de Paris, tandis que les frères Picard escomptaient en bourse les désastres de l'armée française.

2 - La Commune de Paris : la remise en cause de l'État

« À l'aube du 18 mars, Paris fut réveillé par ce cri de tonnerre : Vive la Commune ! » écrit Marx au début du deuxième chapitre.

Le Comité central[4] proclame « que l'heure est arrivée de sauver la situation en prenant en main la direction des affaires publiques […]. Le prolétariat […] a compris qu'il était de son devoir impérieux et de son droit absolu de prendre en main ses destinées, et d'en assurer le triomphe en s'emparant du pouvoir ».

Commence alors une période exemplaire de l'histoire du mouvement ouvrier. Tout d'abord parce que, pour la première fois, le mouvement ouvrier, seul, a la force de prendre son destin entre ses mains et de revendiquer pour lui-même l'exercice du pouvoir. La Commune de Paris, pour cette raison, restera aux yeux de tous les révolutionnaires du monde un moment décisif et un exemple. D'autre part la Commune de Paris est une sorte de laboratoire d'idées révolutionnaires. En moins de trois mois, la ferveur des Communards remet en chantier toutes les bases de la vie commune, balayant tous les cadres sociaux et politiques de l'ordre bourgeois.

L'œuvre de la Commune

Le premier principe que développe la Commune c'est que « la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte ». Son souci constant est de remettre entre les mains du peuple tous les pouvoirs exercés préalablement par les appareils d'État, et de briser ainsi le pouvoir de l'État moderne. Désormais toutes les responsabilités seront exercées par les ouvriers eux-mêmes, élus au suffrage universel, responsables et révocables. C'est « un gouvernement du peuple par le peuple ».

Le Conseil de la Commune[5], organe du pouvoir, est composé de conseillers municipaux, essentiellement des ouvriers, élus au suffrage universel. Rien de commun avec l'ancien parlement qui offrait aux députés une rente de situation ; la Commune est à la fois l'exécutif et le législatif, c'est « un corps agissant » dont les membres élus sont révocables à tout instant. Lénine écrira à ce propos : « Au parlementarisme vénal, pourri jusqu'à la moelle, de la société bourgeoise, la Commune substitue des organismes où la liberté d'opinion et de discussion ne dégénère pas en duperie, car les parlementaires doivent travailler eux-mêmes, appliquer eux-mêmes leurs lois, vérifier eux-mêmes les effets, en répondre eux-mêmes directement devant les électeurs. Les organismes représentatifs demeurent, mais le parlementarisme comme système spécial, comme division du travail législatif et exécutif, comme situation privilégiée pour les députés, n'est plus[6]. »

Le premier décret de la Commune fut la suppression de l'armée et de la police, principaux agents de la répression au service de l'ordre bourgeois. Ils sont remplacés par le peuple en armes.

Plus généralement, les fonctionnaires sont les instruments de la Commune, ils sont eux aussi responsables et révocables. Les salaires sont des salaires d'ouvriers, finis les hauts dignitaires et les pots-de-vin. Les juges et magistrats doivent eux aussi comme tous les fonctionnaires être électifs, responsables et révocables.

Mais le pouvoir de l'État ne repose pas seulement sur la répression, il s'appuie aussi sur le pouvoir spirituel de l'Église et des prêtres (ce que Louis Althusser appellera les appareils idéologiques d'État). Il s'agit donc de briser le pouvoir de l'Église : la Commune déclare la séparation de l'Eglise et de l'État et l'expropriation de toutes les églises. Les prêtres ne devront désormais vivre que des aumônes de leurs fidèles. Parallèlement tous les établissements d'enseignements deviennent gratuits.

Parmi les nombreuses mesures prises par la Commune Marx cite l'abolition du travail de nuit pour les compagnons boulangers, l'interdiction de la pratique qui consistait pour les employeurs à réduire les salaires en imposant des amendes à leurs ouvriers, la remise aux associations d'ouvriers, sous réserve de compensation, de tous les ateliers et fabriques qui avaient fermé. Mais la principale mesure sociale dit Marx c'est l'existence même de la Commune et son action.

Marx devient lyrique lorsqu'il évoque le changement dans l'atmosphère de Paris, dont il dresse un tableau idyllique. À l'instar de Rousseau sans doute, il considère que la perversité de l'homme n'est pas l'œuvre de la nature mais bien celle d'une société corrompue. Dans une société juste, la délinquance et la violence disparaissent spontanément. Marx s'extasie : plus la moindre trace de dépravation, plus de cadavres dans les morgues, plus d'effractions, pour ainsi dire pas de vols, les cocottes ont suivi leurs souteneurs à Versailles, laissant la place « aux vraies femmes de Paris, héroïques, nobles et dévouées comme les femmes de l'Antiquité ».

Quel contraste avec les Versaillais « cette assemblée de vampires de tous les régimes défunts avides de se repaître du cadavre de la nation […] la représentante de tout ce qui était mort en France, que seul ramenait à un semblant de vie l'appui des sabres des généraux de Louis Bonaparte. Paris toute vérité, Versailles tout mensonge, et ce mensonge exhalé par la bouche de Thiers ». Marx ne pouvait guère mieux faire dans le registre du manichéisme !

La révolution et l'État

L'observation de la courte vie de la Commune de Paris a permis à Marx de préciser la théorie de l'État dont il avait déjà amorcé l'histoire dans le 18 Brumaire. L'État en tant que pouvoir centralisé, autonome, impersonnel, exercé par des appareils spécialisés (police, armée etc.,) s'est développé en rapport direct avec la lutte de la bourgeoisie contre les structures de la société féodale, c'est « l'outil de l'émancipation du féodalisme ». Balayée par la Révolution puis le Premier Empire, la société médiévale laisse libre cours, sous l'impulsion de la bourgeoisie montante, à l'installation d'un pouvoir tout entier dédié aux intérêts du Capital. Loin d'être un pouvoir neutre, un arbitre, l'État est pour Marx la forme politique que se donne le Capital pour développer « un pouvoir politique organisé aux fins d'asservissement social, un appareil de la domination classe ». Son caractère répressif se confirme au fil des révolutions : « régime de terrorisme de classe », « engin de guerre national du Capital contre le Travail ».

Il est clair qu'une telle forme du pouvoir, pur produit de la lutte des classes, n'a plus rien à faire dans une société communiste, société sans classes. Tous les révolutionnaires, de Bakounine à Lénine, en conviennent, la société sans classes sera une société sans État. L'accord est par contre beaucoup plus difficile quand il s'agit de savoir comment on se débarrassera de cette monstrueuse machine, autrement dit de définir les rapports entre l'État et la Révolution. Là où les anarchistes, très actifs au dix-neuvième siècle et en particulier dans la Commune de Paris, revendiquent la destruction immédiate de l'État, Marx, dès le Manifeste du Parti communiste puis Lénine (L'État et la Révolution )parlent de dictature du prolétariat (terme qu'on ne retrouve cependant ni dans le 18 Brumaire ni dans La Guerre civile en France). Pour lutter contre la toute puissance du Capital il faut selon eux prendre le contrôle de cette machine de guerre qu'est l'État et s'en servir pour extirper les racines mêmes de l'exploitation.

De ce point de vue l'expérience de la Commune est très instructive, car il s'agit non plus de théorie, mais d'une situation concrète où la pratique impose ses exigences. Bien qu'au départ hostile à la prise de pouvoir par les ouvriers de Paris, dans laquelle il voyait une manœuvre suicidaire, Marx découvre dans la Commune une forme originale du rapport à l'État. Il est désormais persuadé que la révolution doit briser le pouvoir d'État et non seulement s'en emparer[7]. Il n'est pas question en effet pour les Communards de reprendre à leur compte l'appareil d'État tel qu'il est : « La classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte.  » Mais il ne s'agit pas non plus de supprimer toute forme de pouvoir coercitif. La Commune de Paris invente une forme transitoire d'État : la Constitution communale, qui prévoit l'organisation de tout le pays sur le modèle de la Commune « même dans les plus petits hameaux de campagne ». Dans le même temps, Marx s'élève contre toute dérive anarchiste possible : il ne s'agit pas de tomber dans le fédéralisme : « Dans cette nouvelle Commune, qui brise le pouvoir de l'État moderne, on a voulu voir un rappel à la vie des communes médiévales […]. La Constitution communale a été prise à tort pour une tentative de rompre en une fédération de petits États, conforme au rêve de Montesquieu et des Girondins, cette unité des grandes nations, qui, bien qu'engendrée à l'origine par la violence, est maintenant devenue un grand facteur de la production sociale. » Bien au contraire Marx affirme que « l'unité de la nation ne devait pas être brisée, mais au contraire organisée par la Constitution communale », et que « les fonctions, peu nombreuses, mais importantes, qui restaient encore à un gouvernement central, ne devaient pas être supprimées, mais devaient être acquittées par des fonctionnaires communaux, autrement dit strictement responsables ». Il ne s'agit donc pas selon lui de renoncer au centralisme et à une certaine forme d'autorité administrative, dès lors que celle-ci, aux mains des élus du peuple, n'a plus rien à voir avec l'appareil de l'État bourgeois. Marx puis Lénine verront dans cette expérience originale de la Commune de Paris une forme possible de ce que devra être la dictature du prolétariat : « De toute l'histoire du socialisme et de la lutte politique, Marx a déduit que l'État devra disparaître et que la forme transitoire de sa disparition sera Òle prolétariat organisé en classe dominanteÓ […] La Commune est la forme Òenfin trouvéeÓ par la révolution prolétarienne pour briser la machine d'État bourgeoise ; elle est la forme politique Òenfin trouvéeÓ par quoi on peut et doit remplacer ce qui a été brisé[8]. »

Quoi qu'il en soit, Thiers ne laissera pas à la Commune le temps de démontrer la viabilité de son projet.

3 - La Commune de Paris : les leçons d'un échec

« Mais il est bien court, le temps des cerises[9]… » chantaient les Communards. Et il fut bien court en effet le temps de la Commune, le temps de la liberté et de la joie conquises.

La semaine sanglante

Dès le 18 février, Thiers pense à la revanche. Sans véritable appui militaire — l'armée pour l'essentiel est prisonnière des Prussiens —, il ronge d'abord son frein, tergiverse, joue hypocritement la carte de la conciliation, promettant l'indulgence (sauf pour les assassins des généraux Clément Thomas et Lecomte) alors qu'il ne rêve au contraire que d'exterminer les Communards. Il organise des élections municipales[10], pensant y trouver la légitimité et le soutien qui lui manquent, mais les résultats de ces élections vont à l'inverse de ses attentes : « Sur les 700 000 conseillers municipaux élus par les 35 000 communes qui restaient encore à la France, les légitimistes, orléanistes et bonapartistes réunis n'en comptaient pas 8 000. »

L'aide décisive pour entrer ouvertement en guerre contre Paris lui vient de Bismarck. Celui-ci veut régler définitivement la paix à Francfort. À titre de préalable, il exige la pacification de Paris, s'érigeant ainsi en « arbitre suprême dans les affaires intérieures de la France ». Pour ce faire, il libère les prisonniers de l'armée française, fournissant ainsi à Thiers et son gouvernement les troupes qui leur manquaient pour marcher sur Paris.

Le 8 mai, Thiers lance un ultimatum aux Parisiens et le 21 mai l'armée entre dans Paris. Commence alors un véritable carnage : « Les atrocités des bourgeois en juin 1848 elles-mêmes disparaissent devant l'indicible infamie de 1871. » La population de Paris combat pendant une semaine avec « l'héroïque esprit de sacrifice », témoignant à la fois « de la grandeur de leur cause et des exploits infernaux de la soldatesque ». On tire à la mitrailleuse sur les hommes désarmés, les femmes et les enfants. Plus de 17 000 morts joncheront les rues de Paris.

Les Versaillais auront beau jeu de faire remarquer que les Communards eux-mêmes ont commis des exactions : on leur reproche d'avoir incendié des bâtiments et exécuté 64 otages, dont l'archevêque Darbois. Marx s'insurge contre cette accusation. Outre « qu'être incendié a toujours été le sort inévitable de toutes les constructions situées sur le front des combats », les Parisiens n'ont utilisé le feu que comme moyen de défense, pour couvrir leur retraite lorsque les Versaillais ont commencé les tueries en masse. Quant aux otages, leur nombre est infime au regard du massacre engagé par l'assaillant et « ils avaient mille et mille fois mérité la mort du fait des exécutions continuelles des prisonniers du côté des Versaillais […] le véritable meurtrier de l'archevêque Darbois c'est Thiers ».

Ainsi la semaine sanglante (du 21 au 28 mai 1871) mit un terme dans le sang à 72 jours d'espoir pour la classe ouvrière.

Les leçons de la Commune

À la première page de Les Luttes des classes en France, Marx écrit à propos de l'échec de la révolution de 1848 que le parti révolutionnaire ne pouvait être libéré par la victoire de Février, mais seulement par « une série de défaites ».

Cette remarque donne le cadre dans lequel s'inscrit l'analyse marxiste de la douloureuse expérience de la Commune. Certes, comme en 1830, comme en 1848, la classe ouvrière a encore été écrasée, la bourgeoisie a encore gagné. Mais ce serait une erreur de mettre toutes ces défaites sur le même plan. Pour mener la lutte à son terme, c'est plus de défaites que de victoires dont la classe ouvrière a besoin. D'un échec à l'autre, la classe ouvrière progresse, et au-delà des apparences il faut comptabiliser les acquis irréversibles des luttes, mêmes perdues.

En tout premier lieu, comme on l'a déjà signalé, c'est la première fois que les ouvriers prennent le pouvoir pour leur propre compte, et l'affirment à la face du monde. « Quand la Commune de Paris prit la direction de la révolution entre ses propres mains, quand de simples ouvriers, pour la première fois, osèrent toucher au privilège gouvernemental de leurs Òsupérieurs naturelsÓ, les possédants, et, dans des circonstances d'une difficulté sans exemple, accomplirent leur œuvre modestement, consciencieusement et efficacement […] le vieux monde se tordit dans des convulsions de rage à la vue du drapeau rouge, symbole de la République du travail, flottant sur l'Hôtel de Ville. »

Ce que la défaite met encore en évidence c'est la radicalisation et l'exacerbation de la lutte des classes. Une véritable révolution ne sera possible que quand la lutte classe contre classe sera parfaitement lisible dans la réalité, quand elle sera dépouillée de tous ses voiles et apparaîtra dans sa brutalité nue. De ce point de vue on peut dire que l'écrasement de la Commune, en contraignant la bourgeoisie et son instrument le gouvernement de Thiers à jeter le masque, réalise un véritable progrès : « Après la Pentecôte de 1871, il ne peut plus y avoir ni paix ni trêve acceptable entre les ouvriers de France et ceux qui s'approprient le produit de leur travail [….] la lutte reprendra sans cesse, avec une ampleur toujours croissante, et il ne peut y avoir de doute quant au vainqueur final. »

Dans le même sens, l'écrasement de la Commune de Paris a permis de mettre en évidence les collusions entre les bourgeoisies internationales françaises et prussiennes. « Le vaincu et le vainqueur fraternisent pour massacrer en commun le prolétariat […] les gouvernements nationaux ne font qu'un contre le prolétariat. »

La Commune a aussi fait un pas décisif en fédérant « les éléments sains de la société ». Elle gagne à sa cause la grande masse de la classe moyenne de Paris, boutiquiers commerçants, négociants, qui reconnaissent la classe ouvrière comme « seule capable d'initiative sociale ». Les paysans eux-mêmes pressurés d'impôts par le parti de l'ordre et l'Empire, ne peuvent que voir dans la Commune leur allié objectif.

C'est donc une classe ouvrière défaite certes, mais plus forte, plus consciente d'elle-même et de sa force qui sort de l'épreuve. Elle sait que la Commune n'est qu'une péripétie sur la voie de la révolution. Elle sait qu'elle a encore beaucoup de luttes à mener et que la route sera longue, mais elle entrevoit la victoire au bout du chemin.

Que l'on tire de l'échec des enseignements positifs ne signifie pas que l'on ne puisse pas aussi en faire la critique, et analyser les causes de la défaite.

Les principaux reproches qui sont faites aux Communards, et pas seulement par Marx, tiennent à leur manque de maturité politique, leur naïveté, leur improvisation et leurs divisions. Il faut rappeler d'ailleurs que Marx n'a pas au début approuvé l'insurrection des Parisiens. Il écrivait le 9 septembre : « Toute tentative de renverser le nouveau gouvernement quand l'ennemi frappe aux portes de Paris serait une folie désespérée », ce que les Anarchistes ne lui ont jamais pardonné : on trouve par exemple dans Le Monde libertaire de 1971, sous la plume de Maurice Joyeux, ce jugement sévère : « Marx qui méprise les ouvriers parisiens, et spécialement les membres de l'Internationale, les a pendant la guerre abreuvés d'insultes et s'est réjoui de la victoire du militarisme allemand. » Par son outrance même, cette phrase donne une idée du climat de tension entre les membres anarchistes de la première Internationale, et l'Association internationale des Travailleurs dont Marx fait partie. Bakounine par exemple dans La Commune de Paris et la notion d'État attribuera l'échec de la Commune au fait que le petit nombre de socialistes anti-étatiques, avait à se battre non seulement contre les Prussiens et les Versaillais, mais aussi contre la majorité jacobine des communistes autoritaires (dont il ne nie pas par ailleurs le sacrifice et le courage).

Marx quant à lui verra dans la trop grande timidité de la Commune les raisons de son échec. Timorés, trop encombrés de scrupules hérités de l'idéologie bourgeoise, répugnant à la violence, ils n'ont pas voulu se battre ouvertement contre les Versaillais. Marx montre à plusieurs reprises comment leur usage de la violence (exécution des généraux, incendies, prises d'otages, expropriation) a toujours été sans commune mesure avec celle des Versaillais.  Dans une lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, il pointe déjà : « S'ils succombent seul leur caractère Òbon garçonÓ en sera la cause.  Première erreur : il eût fallu marcher tout de suite sur Versailles. […] On ne voulut pas commencer la guerre civile, comme si ce méchant avorton de Thiers ne l'avait pas déjà commencée en tentant de désarmer Paris. Deuxième erreur, le Comité central résilia ses pouvoirs trop tôt pour faire place à la Commune, encore par un souci excessif d'honnêteté. » Une faiblesse coupable, car à trop temporiser, à faire « la belle âme » en ne voulant paraître ni autoritaires ni violents, les Communards on créé les conditions de l'échec.

Pour Marx, il faut donc penser la Commune de Paris comme une étape sur la voie de la révolution. Qu'elle soit une défaite ne signifie pas qu'elle ne prépare pas la victoire, le processus historique qui mène la société actuelle la conduira irrésistiblement à sa perte et au triomphe du prolétariat. Marx affirme clairement ici le principe qui guide sa conception de l'histoire. L'évolution des conditions économiques de la production entraînent nécessairement l'évolution des formes sociales et politiques. La bourgeoisie sombrera victime de ses contradictions, et le prolétariat sera son fossoyeur. Nous sommes à l'opposé de l'idéalisme ou de l'utopie qui a caractérisé au XIXe siècle certaines formes de socialisme (Proudhon, Fourier ou d'autres). La classe ouvrière ne réalise pas un idéal, elle ne rêve pas d'une société de nulle part, elle « a à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s'effondre ».

Conclusion

Comment penser la Commune ? C'est en fin de compte la question à laquelle conduit l'analyse de La Guerre civile en France. Comment la penser en tant qu'événement, c'est-à-dire dans sa nouveauté, dans son indétermination : comment, quand il s'agit de Marx, la situer par rapport à une théorie de l'histoire qui inscrit d'emblée l'événement dans une progression qui lui donne son sens a priori, et le rend déjà en quelque sorte prévisible ?

La Commune, aux yeux de Marx, a une importance capitale. Ce n'est pas une révolution manquée de plus, mais au contraire « une formation historique entièrement nouvelle », « une forme historique tout à fait susceptible d'expansion ». En tant que telle, elle interroge Marx comme elle interroge tout interprète. Comment penser la nouveauté quand elle a une telle force de rupture, une telle force révolutionnaire ? La multiplicité des interprétations et des intérêts suscités par la Commune montre à la fois la richesse multiforme de l'évènement et l'embarras des interprètes qui, incapables de penser la nouveauté comme nouveauté, vont chercher dans le passé des clés de lecture du présent. C'est ainsi qu'on a voulu voir dans la Commune la résurrection des communes médiévales. Ce qui, note Marx, avait en outre l'avantage de permettre une récupération politique : « La bourgeoisie française des villes et des provinces vit dans la Commune une tentative de restaurer la domination que cette classe avait exercée sur la campagne sous Louis-Philippe et qui sous Louis-Napoléon, avait été supplantée par la prétendue domination de la campagne sur les villes. »

Cet embarras disparaît aux yeux de Marx si on reprend les principes fondamentaux de la théorie marxiste de lÔhistoire, c'est-à-dire si on inscrit la Commune dans l'histoire de la lutte des classes. Le « véritable secret » de la Commune le voici : « C'était essentiellement un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du Travail. »

On tomberait cependant dans la caricature si on réduisait l'analyse marxiste à l'application mécanique de la théorie de l'Histoire. Marx reconnaît lui-même avoir été surpris, au sens fort du terme, par la Commune. En 1870, il condamnait formellement toute tentative de prise de pouvoir par le peuple dans la situation dans laquelle se trouvait la France, assiégée par l'armée prussienne. En 1871, dans La Guerre civile en France, force lui est de reconnaître au contraire que la Commune de Paris a pris une dimension capitale, qu'elle réalise une avancée sans précédent sur la voie de la révolution, et qu'en fin de compte son analyse conduit à repenser profondément les rapports de l'État et de la révolution.

En réalité il n'y a là contradiction que si on s'inscrit dans une conception idéaliste de la théorie, théorie élaborée a priori, système d'idées auxquelles la réalité est sommée de se plier. L'originalité de la pensée marxiste de l'histoire est justement dans le fait que ce n'est pas une théorie ; elle relève d'un concept fort : le concept de praxis. Son principe est clairement énoncé dans la deuxième des Thèses sur Feuerbach : « La question de savoir si la pensée humaine peut accéder à une vérité objective n'est pas une question du domaine de la théorie, c'est une question de la pratique. C'est dans la pratique que l'homme doit démontrer la vérité. » Théorie et action ne s'opposent pas, il n'y a au contraire de théorie vraie que dans et par l'action. C'est pourquoi c'est uniquement dans les luttes que la vision juste de l'histoire peut se constituer, et c'est inversement par l'analyse théorique critique que l'action ne se perd pas dans l'activisme désordonné. L'analyse théorique des conditions économiques, sociales et politiques de la France en 1870 conduisait à dire que la classe ouvrière n'était pas mûre pour la révolution, mais l'évènement en lui-même, la Commune, interpelle la théorie et la contraint à évoluer ; c'est la Commune qui met en place « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l'émancipation économique du travail ». Le « enfin trouvé » est capital. Ce ne sont pas les théoriciens, fussent-ils marxistes, qui ont trouvé cette forme politique, ce sont les ouvriers de la Commune à travers leurs luttes.

Penser la Commune, c'est donc pour Marx à la fois rapporter l'événement à sa seule grille de lecture possible : la lutte des classes, mais c'est aussi l'accueillir et le décrypter dans la force créatrice que lui donne l'action, et en tirer les enseignements quant à sa propre vision de l'histoire.

Jacqueline Morne



[1] Le texte est celui d'une adresse au Conseil général de l'Association internationale des travailleurs (AIT) en date du 30 mai 1871. Il est cosigné par les membres du Conseil Général et les secrétaires-correspondants de l'AIT.

[2] La Première Internationale est fondée en 1855 et l'Association Internationale des Travailleurs, dont Marx rédige les statuts, en 1866.

[3] L'origine de l'affaire est liée à la candidature du Prince Léopold de Hohenzollern au trône d'Espagne, candidature à laquelle la France fait savoir qu'elle est opposée. Le 12 juillet 1870, Léopold renonce à sa candidature. Le 13 juillet l'ambassadeur de France, reçu par le roi Guillaume Ier de Prusse lui en demande confirmation. À la suite de cette entrevue, Guillaume Ier envoie depuis la ville d'Ems une dépêche à Bismarck l'informant de cet entretien. Bismarck falsifie cette dépêche, pour faire croire que le roi a refusé de recevoir l'ambassadeur et lui a fait savoir qu'il n'avait rien à lui communiquer. Cette dépêche jugée humiliante provoque l'indignation en France.

[4] Comité central de la Garde nationale : au premier trimestre 1871, menacée d'être désarmée, la Garde nationale s'organise et crée le Comité central de la garde nationale. Ses statuts sont élaborés par une assemblée générale constituée de délégués de 18 arrondissements. Le 15 mars 1871, le Comité est définitivement constitué. Il comporte 2 délégués par arrondissement, élus sans distinction de grade par le conseil de légion, et 1 chef de bataillon par légion délégué par ses collègues.

[5] Issu des élections organisées le 28 mars 1871. Il comprend 92 membres, dont une vingtaine de représentants des classes aisées. Il est essentiellement représentatif des classes populaires et de la petite bourgeoisie : on y trouve 25 ouvriers, 12 artisans, 4 employés, 6 commerçants, 3 avocats, 3 médecins, 1 pharmacien, 1 ingénieur, 1 architecte, 2 artistes peintres, 12 journalistes.

Politiquement, ils se divisent entre majoritaires, les « Jacobins » qui ne sont pas hostiles à des mesures autoritaires et centralisatrices, et les minoritaires, proudhoniens, anti autoritaires.

[6] Lénine, L'État et la Révolution. Œuvres complètes, tome 25.

[7] Dans une lettre à Kugelmann du 12 avril 1871, il écrit : « La prochaine tentative révolutionnaire en France ne devra pas comme cela s'est produit jusqu'ici faire changer de main l'appareil bureaucratico-militaire, mais le briser, c'est la condition préalable de toute véritable révolution préalable sur le continent. C'est bien là d'ailleurs ce que tentent nos héroïques camarades parisiens. »

De même, dans l'édition de 1872 du Manifeste Marx et Engels précisent : « En face des progrès immenses de la grande industrie durant les vingt-cinq dernières années, et les progrès de l'organisation en parti de la classe ouvrière, en face des expériences pratiques de février d'abord, mais surtout de la Commune de Paris, qui pour la première fois et pour deux mois mit le pouvoir politique aux mains du prolétariat, ce programme a vieilli sur certains points. La Commune a démontré que la classe ouvrière ne peut se contenter de prendre la machine de l'État et de la faire fonctionner pour son propre compte. »

[8] Lénine, ouvrage cité, tome 25.

[9] Chanson populaire de Jean-Baptiste Clément et Antoine Renard écrite en 1867 et devenue le symbole de la Commune.

[10] Ces élections ont lieu le 30 avril 1871.


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