Les ruses de l'intime. Aline Mura-Brunel est professeur de Littérature française à l'Université de Pau. Aline Mura-Brunel a publié récemment un ouvrage aux éditions Rodopi : Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, 2004. Lire également sur ce site un autre texte d'Aline Mura-Brunel : La littérature ne se laisse pas fossiliser. Les ruses de l'intimeLe sujet,
fragmenté, déchiré se refuse d'emblée à la prise. Il n'est plus aujourd'hui une
entité concevable, mais un espace insondable que l'écrivain s'épuise à
contempler ou à éviter. Pire, s'aviser d'écrire l'intime, c'est risquer d'être
pris pour un imposteur. Conscients de leur ignorance quant à
l'exploration des profondeurs et des déficiences du langage, et pourtant plus
que jamais préoccupés par « le souci de soi » et le désir de révéler
voire d'exhiber l'intériorité, les romanciers (puisque c'est essentiellement de
fiction dont il s'agira ici) se trouvent dans une aporie qu'ils surmontent
diversement. Nous choisirons de montrer quelles sont les modalités dont use la
fiction pour exprimer l'intime, ou — pour mieux dire — quelles sont les ruses de
l'intime. C'est par un mouvement qui conduit le
sujet à « s'extimer » (pour reprendre le néologisme lacanien),
autrement dit à se déporter à la limite extérieure de lui-même que l'intime
affleure, paradoxalement, dans l'observation du monde, de l'autre, de la foule
des villes. La question ontologique se conjugue alors, au sein de récits
/auto/fictionnels, avec l'errance de personnages perméables aux infimes
fluctuations du paysage urbain. Des textes tels que Journal du
dehors, La Vie extérieure et L'Événement d'Annie Ernaux ou, dans un registre
grinçant, Fragments de la vie des gens, Autobiographie
et Les Jeux de plage de
Régis Jauffret ou encore les tentatives autofictionnelles de Frédéric-Yves
Jeannet ou d'Emmanuel Adely recueillent les traces improbables de l'intime,
sans fin et sans fond, — ce qui est plus intérieur que l'intérieur même. Le règne du factuel Dans la
littérature contemporaine, il existe une expérience que l'on peut dire limite
dans l'écriture de soi et la réduction au factuel, c'est celle de Christine
Angot. Dans ses romans, depuis L'Inceste, l'intimité s'exhibe, s'affiche sans restriction et le jeu de
l'introspection reprend largement ses droits. Les personnages sont nommés, les
événements publics et privés relatés sans le moindre souci de transposition. Et
pourtant, l'effet produit — aux antipodes assurément de l'intentio
auctoris — est celui
d'une déréalisation. La rage d'écrire et l'impuissance qui l'accompagne, à coup
sûr authentiquement ressenties, donnent paradoxalement l'impression qu'il
s'agit d'une posture, voire d'une imposture et d'une reconduction non
distanciée de l'image de l'écrivain galérien. Quant au récit fragmenté d'une
liaison amoureuse dans Pourquoi le Brésil ?, il provoque lui aussi des réminiscences
chez le lecteur, un sentiment de déjà vu ; mais il sonne faux, créant le
malaise tant par la violence des échanges que par leur platitude et leur
inadéquation avec la révélation efficace d'une personnalité singulière. La
fiction triomphe, imposant ses lois et ses tonalités : un leitmotiv comme
« c'était peut-être la ville qui nous tuait », un parallèle avec le
destin d'Antigone, des extraits du courrier des lecteurs ponctuent le récit.
Figurent aussi des listes de chiffres de ventes ou des rencontres avec des
écrivains ou journalistes connus (à Saint-Germain-des-Prés ou même
au-delà !). Les propos de l'un ou de l'autre sont rapportés par bribes,
servant la cause du découragement, de la hargne ou de l'espoir précaire. Mais,
le plus souvent, le discours factuel — écartant tout élan de
l'imagination — tient lieu d'expression du moi ; et la fiction
reprend ses droits car la réalité la plus quotidienne ainsi ressassée, ainsi
fragmentée prive les faits rapportés de toute authenticité. Consigner les sursauts de l'intime dans
un roman qui n'est autre qu'un récit de vie ne se confond certainement pas avec
dire l'intime sans souci de composition ni désir d'occultation — autrement
dit sans ambition littéraire. Sans doute faut-il au contraire fuir l'intime
pour le mieux retrouver, le transposer pour le mieux révéler, s'éloigner de soi
pour pouvoir l'observer. C'est ce que font les écrivains cités en commençant. Annie Ernaux, quant à elle, se plaît à
répéter qu'elle écrit des récits exempts de tout effet littéraire — ce
qu'elle appelle « l'écriture plate » : elle recompose et
transpose pourtant la réalité, lui conférant la puissance des instantanés. Dans
La Place et Une
femme, elle fait figurer
successivement son père et sa mère, consignant quelques faits, des situations,
des réactions en un style dépourvu de toute fioriture. Dans La Vie
extérieure, empruntant la
forme du journal, elle écrit : « 15 décembre. Le wagon du métro est
plein. Une voix de femme s'élève, puissante. “Soyez un peu humains !” Un
silence absolu se fait. […] Personne ne la regarde ni ne répond parce qu'elle
dit la vérité. » La juxtaposition de personnages (l'écriture de soi
n'excluant pas ici la mise en récit) fait ressortir l'écart entre la narratrice
et son milieu d'origine, la distance à la fois sociale, affective et
linguistique qui les sépare. Mais, c'est dans les deux récits
publiés simultanément La Vie extérieure — prolongeant Journal du dehors — et L'Événement qu'A. Ernaux porte à son point d'acmè
l'effet produit par un récit sobre voire minimaliste. Dans La Vie extérieure, la narratrice rapporte les scènes dont
elle a été le témoin en tant que passager du RER ou cliente de grandes surfaces
ou encore lectrice de journaux. Elle transcrit — sans les transposer ou
presque — les fragments de dialogues entendus ou les séquences aperçues
lors de trajets à travers la banlieue parisienne, sans visée réaliste (qui
impliquerait un point de vue surplombant et une exigence d'exhaustivité) ;
elle se fond dans la foule et manifeste son désarroi face à l'état de
déperdition des êtres qu'elle croise ou des informations qu'elle lit. « 6
février. Un obus de mortier est tombé aujourd'hui dimanche, sur la place du
marché principal de Sarajevo. Soixante-deux personnes sont mortes, il y a plus
de deux cents blessés. On ne peut pas faire de récit ou de description de cela,
même sur le mode de l'indignation. » Et, plus loin : « 5 mai.
Dans un couloir de la station Bastille, ces mots en énormes caractères, à la
craie, sur le sol. A MANGER. Un peu plus loin, de la même façon : MERCI.
Plus loin encore, l'homme qui a écrit cela, un gobelet au bout de sa main
tendue. Le flot de la foule s'écarte en deux branches devant lui. J'étais dans
celle de droite. » Par un discours qui ne tient ni de l'empathie ni de la
distance hautaine, l'auteur parvient à restituer une atmosphère sinistre qui
contamine l'observateur. Le « je » révèle, sobrement, l'ambigu•té de
sa position : il est là, dans le métro, et ailleurs dans l'écriture ;
partagé entre l'indifférence, la honte et la compassion — persuadé
qu'aucune attitude ne convient. L'intime se dévoile ainsi comme un espace de
confusion dans lequel le « je » ne trouve plus sa place. Et le
« je » est aussi dans ces figures anonymes, fissuré et fragmenté
certes mais surtout fluctuant et poreux. C'est dans Journal du dehors qu'Annie Ernaux écrivait : « Je
suis moi-même porteuse de la foule des villes. » C'est alors sur le mode
de l'extime que se déclinent les péripéties de l'intime. On le sait, l'intime
se refuse à se dire sans détours depuis l'éviction du sujet et du pathos
imposée et conceptualisée par les écrivains et les philosophes des années
soixante-dix ; il revient pourtant en force dans les écrits contemporains
et passe par ce que l'on appelle « l'extime » à la suite de Lacan,
autrement dit par un mouvement d'extériorisation qui, se nourrissant du monde,
dit quelque chose de soi. Dans des textes qui tiennent de la chronique et de la
fiction, l'intime se dit au plus loin de lui, dans « la violence de
l'extériorité » afin de retrouver une forme d'authenticité. Des textes
comme ceux d'A. Ernaux donnent à lire, par des voies multiples, le procès
d'un sujet qui s'extime pour se dire et s'entrevoir, lacunairement sans doute,
dans un jeu spéculaire. Pour se perdre aussi, et, dans cette logique paradoxale,
aller plus encore vers une insaisissable intériorité. C'est par l'entremise de biographies,
d'hagiographies ou de contes oubliés que Pascal Quignard tient un discours sur
lui-même, révélant ainsi « une intériorité plus intérieure à moi que ce
que j'ai de plus intérieur » (saint Augustin). à travers la vie d'Albucius
dans le texte éponyme, l'expérience tragique du nom perdu dans Le Nom sur le
bout de la langue ou le
destin de musiciens dans Tous les matins du monde, il traduit à la fois quelques expériences
personnelles comme une ancienne aphasie ou une fréquentation assidue de la
musique (à la fois extatique et douloureuse), et exprime aussi l'impossibilité
de se dire autrement que dans un écart avec soi-même et une improbable
adéquation avec autrui. La « vie secrète » s'écrit dans un geste de
perte et de « séparation » (c'est le sens étymologique de
« secret »). Chez Annie Ernaux, l'entreprise est
moins conceptuelle et moins systématique. Il s'agit d'écrire au ras d'une
réalité infime et quotidienne, et de montrer des « vies minuscules »
et des gestes sans importance. Le vivant semble alors réduit à une pantomime et
la vacuité du monde observé ne laisse pas d'inquiéter. Dérisoires, les
situations et les actions acquièrent une dimension ontologique et font écho à
nos interrogations les plus familières et les plus profondes — celles qui
nous renvoient au néant d'existences sans consistance. Nulle légitimité ne
vient affermir des vies qui ne sauraient prendre la forme d'un destin et des personnages
à jamais dépourvus de visage. La narratrice est là pourtant, dans ces notations
éparses qui transforment la peur indicible de souffrir et de mourir, encline à
désapprouver une société qui autorise que des êtres soient ainsi laissés à
l'abandon, irrémédiablement déchus ; elle ne s'érige pas pour autant en
témoin accusateur des dérives de notre époque. Elle passe, voit, inscrit dans
une fiction en forme de journal ses observations, en ne s'attardant ni sur ses
émotions ni sur ses réflexions, mais elle déclenche assurément chez le lecteur,
par des effets de juxtapositions et de contrastes, un mouvement d'indignation
ou de déploration, l'incitant à voir dans ces séquences distillées sur un ton
neutre la révélation pathétique et politique d'un être désespéré de ne pouvoir
agir, de ne pouvoir transmettre la force tragique de ce qu'il perçoit et
ressent. « Chez tout le monde, en ces derniers mois du siècle, un étrange
sentiment d'histoire. La pièce va finir et on s'en découvre d'un seul coup les
auteurs. » Annie Ernaux a recours à une autre
forme d'aveu, lorsqu'elle décide de dérouler — quarante ans plus
tard — sa douloureuse expérience de l'avortement clandestin. Dans L'Événement en effet, elle retrace le long cheminement
qui l'amena, alors qu'elle était une jeune étudiante, à décider d'interrompre
sa grossesse puis à exécuter, secrètement, ce projet. L'isolement, la
souffrance et la honte se conjuguent alors avec un tel
« événement » : « J'allais au cours de littérature et de
sociologie, au restau U, je buvais des cafés matin et soir à la Faluche, le bar
réservé aux étudiants. Je n'étais plus dans le même monde. Il y avait les
autres filles, avec leurs ventres vides, et moi. » Révélant un fragment
intime de sa vie personnelle, l'écrivain parvient, dans un mouvement
inversement symétrique à celui qui l'animait dans La Vie extérieure, à lui conférer une signification
collective et symbolique. L'écriture de l'intime se mue inexorablement en
phénomène général, susceptible d'engendrer un commentaire de portée idéologique.
Rappelons que ce récit est placé sous l'égide d'une phrase de Michel Leiris
mise en exergue : « Mon double vœu : que l'événement devienne
écrit et que l'écrit soit événement. » Ainsi, lorsque l'on cherche à aller
plus loin dans le dedans (dans une intériorité plus secrète), on retrouve une
forme d'extériorité. à l'évidence, la pratique de l'introspection ou la traque
d'une vérité cachée n'ont plus droit de cité dans la littérature de l'extrême
modernité (fût-elle autofictionnelle). Tout ce qui appartient en propre à
l'être se délite et se dissout dans le discours informel de la foule. L'ontos n'est jamais qu'un ethos donné à voir et à lire. Or, Annie Ernaux
fait de ce qui est somme toute une impossibilité à se saisir et à se dire une
force. Elle transforme en choix esthétique une écriture de soi qui n'est jamais
rien d'autre qu'un mouvement absolu de renoncement et de perte. D'autres écrivains s'efforcent
cependant de circonscrire un sujet qui s'échappe ou s'évide lorsqu'il est
observé de trop près. Partant eux aussi à la recherche de leur passé ou
recommençant l'écriture d'un « roman familial », ils nourrissent
l'espoir de dire l'intime sans détours ou presque. La quête identitaire Ainsi, les
récits dits couramment autofictionnels construisent un discours autour de
l'intime qui détient à l'évidence une portée ontologique. L'Amant de Duras en est l'exemple canonique (nous
n'y reviendrons pas). Plus récemment les « romans » de Frédéric-Yves
Jeannet ou d'Emmanuel Adely font surgir, en phrases longues à la syntaxe
syncopée, des lieux contrastés, superposés, des souvenirs troublants qui tantôt
se précisent tantôt se dissolvent dans une temporalité tourbillonnante. Ainsi,
F.-Y. Jeannet nourrit le projet d'écrire sur Jocaste, la mère de l'enfance. Il
y va pour lui d'une question de survie. Se maintenir en vie, à moins qu'il
s'agisse d'un autre. Dans son étrange roman intitulé Charité, il déverse des milliers de mots qui
confondent les époques, les lieux et construit une topique imaginaire aux vies
démultipliées. Pour inventer son identité le « je » choisit l'écart,
l'éclatement et la dispersion extrêmes. L'écrivain distingue la mère du passé
de la femme actuelle : Comme si Jocaste n'avait été aussi ma mère. Comme s'il s'agissait d'une autre mère, de la mère d'un autre. Une autre mer, oui, pour y plonger au bout de la digue, des cailloux plein les poches, le soleil au zénith. Car si je parviens à éprouver ma propre continuité, ce qui relie en pointillés celui que j'ai été avant d'être adulte et l'homme que je suis devenu, il m'est beaucoup plus difficile, à cause de la rupture et de la séparation entre nous pendant plus de vingt ans, d'établir un rapport de continuité entre Jocaste et ma mère. Tout à fait
représentatif de ce que l'on pourrait appeler « la néo-autofiction »,
ce roman autobiographique ne s'interdit plus la recomposition du dire,
l'apposition d'une cohérence fictive et rétrospective, mais il fond dans un
même verbe tournoyant les mille et une facettes d'une vie en morceaux et dont
la discontinuité semble avoir été la seule constante. Ainsi le désir insistant
d'unité passe désormais par l'éparpillement, la fracture, la distance au cœur
des êtres et de la langue. Le flux narratif très puissant n'enraye pas
l'affleurement d'un sujet en pointillés, sans cesse menacé d'éclatement. C'est
dans la douleur que surgissent les ombres du passé et les voix souterraines de
la dépression. Le récit emprunte le chemin de la rétrospection et de
l'introspection pour advenir dans la confusion et l'opacité, sous les feux croisés
d'une écriture autofictionnelle et autobiographique. Assez proche de cette pratique
« autofictionnelle » se trouvent être les deux romans d'Emmanuel
Adely, Jeanne, Jeanne, Jeanne
et Fanfare. Là aussi il
est question de la recherche éperdue, haletante, confuse d'une origine
— la mère qui abandonna son enfant (le narrateur) à la naissance dans Jeanne,
Jeanne, Jeanne et, dans Fanfare, le père mort en égypte dont le frère
aîné, retiré dans le désert libyen, n'a conservé que des souvenirs épars et
lointains (il avait dix ans à la mort de leur père). Les mots s'accumulent
comme autant de couches qui ensevelissent le passé que l'on a trop voulu
traquer, dans la fébrilité de la quête. Dans ce roman appelé significativement Fanfare, le silence ne constitue nullement un
credo esthétique ; il est évacué et ne resurgit que pour dire la mutité du
monde désertique ou le vide de l'homme dont l'identité vacille, faute de
souvenirs. «Pendant près de quarante ans j'ai vécu dans la mort de celui qui
était en fait mon père cela je le savais même si je n'y pensais pas je savais
qu'il était mort et arrivé en égypte je retrouvais un frère c'est-à-dire que je
trouvais un frère c'est-à-dire quelqu'un de vivant. » L'absence de
ponctuation contribue à effacer le silence de la phrase. Les pauses semblent
surgir directement de la respiration haletante d'un homme à bout de souffle, de
ces bribes de phrases heurtées — très longues le plus souvent — dans
lesquelles se succèdent des éléments déconstruits. Le lecteur pourrait scander cette
fanfare où les temps se confondent et les lieux se superposent (le théâtre avec
la représentation des Liaisons dangereuses, le Caire, le désert libyen). C'est ainsi que l'auteur use
des ruses de la construction narrative pour dire l'intime. Il semble que le
discours se module sur le mouvement saccadé de la conscience, suivant les
soubresauts de l'anamnèse. à propos du frère « [trouvé/ retrouvé] »,
il est dit : Il faudrait qu'il soit mort, ou bien que j'y repense après, sur le moment je ne sais pas vivre ni ressentir ni faire, mais écouter ou noter. L'écouter. Regarder. Qui me parlait de son père. Je me disais son père. Pour l'écouter il fallait que je m'absente, et que je ne sois pas là dans cette histoire et les soldats étaient repartis et l'église s'était vidée et tout se mélangeait me disais-je, là-bas. S'absenter
pour entendre parler son frère de son père, s'absenter pour mieux écouter et
pour mieux écrire, dans un après-coup, l'histoire qui est la sienne et qui
pourtant ne lui appartient pas. Il s'agit de faire le vide tout en ressassant
les plus infimes indices, tout en accumulant les mots et les bruits. Lorsque le fil de sa propre vie est
perdu, il faut réinventer un discours plus proche des balbutiements de l'infans (comme dirait Pascal Quignard). C'est la
tentative d'Emmanuel Adely. Après avoir écrit un récit que l'on pourrait dire
minimaliste, significativement publié chez Minuit, Les Cintres, l'écrivain a préféré une voie qui n'est
plus celle de l'économie, du retrait, du peu à dire mais au contraire de la
surabondance, du flux inextinguible. Et, dans Fanfare, le romancier brouille les pistes, pour
mieux capter l'émotion, le sens, la crainte la plus commune et la plus secrète
de l'abandon, souffrant de la fragmentation du sujet et des lacunes de son
histoire. Mais c'est une autre forme encore, dont
usent quelques écrivains contemporains pour dire l'intime, qui retiendra notre
attention — celle qui, renonçant comme le dit Michel Foucault à « la
vieille trame de l'intériorité », se confronte à la violence de
l'extériorité et se décline sur le mode de l'intime. Le « souci de
soi » est alors une quête, une conquête, une connaissance à constituer et
approfondir plutôt que le résultat d'une anamnèse. Le sujet ne se rencontre pas
dans les méandres des souvenirs ou au fond de soi mais au bout d'un cheminement
qui passe par l'observation des autres et du monde que seule peut effectuer
l'écriture ; il est donc le produit de son histoire mais aussi de
l'histoire de la fiction qui le construit et lui donne sens. En ce cas, la
recherche de l'intime n'est peut-être rien d'autre que la recherche pathétique
d'une identité d'écrivain. De l'intime au néant À
l'inverse, Régis Jauffret ne cherche ni légitimité ni éclat : il ne vise
qu'à reproduire les fragments dispersés d'un moi à la dérive — dans une
recomposition aléatoire qui conserve toutefois l'apparence du décousu et de
l'instantané. Dans Autobiographie
ou Promenade, il plonge
le lecteur dans un univers dérisoire et presque hilarant tant il est sinistre,
artificiel ou onirique, tant il est scrupuleusement réaliste et trivial, et
dans lequel l'instinct de vie se réduit à l'impossibilité de se fixer. L'auteur
observe et consigne si minutieusement des faits minuscules, les accumulant et
les mêlant, que le réel s'évanouit au profit d'un monde étrange, absurde,
atroce. Ainsi dans Autobiographie,
il écrit : Quand j'avais des insomnies, j'arpentais le parking, regardant en l'air vers les étoiles, ou cherchant sur le sol goudronné un petit objet qui brille comme du diamant. Je me disais que je n'aimais pas la vie, que chacune de mes journées existait juste pour permettre d'avancer mon cadavre d'un cran. Pourtant, je n'avais aucune raison de précipiter les choses, ma vie était sans saveur, mais indolore comme un suicide idéal. L'écrivain
invente ici une forme de désespoir serein qui laisse le lecteur désemparé,
partagé entre la terreur et le rire. Et le titre, ambigu et paradoxal, accentue
le ton ironique. Dans Promenade,
la fiction s'ouvre sur d'autres vies possibles, par le biais d'un emploi
insistant du conditionnel : une femme seule dans Paris, avide de
rencontres, de contacts, d'événements et, dans le même temps, attirée
morbidement par l'isolement complet et l'inactivité absolue, erre dans la
ville, désœuvrée et perméable aux rencontres fortuites qui jalonnent sa route.
Soudainement d'autres histoires s'inventent à partir d'un fait exsangue, des
trajectoires s'accomplissent jusqu'à leur terme absurde et dérisoire alors que
la narratrice n'a pas bougé de son appartement. Par quelles voies passe alors l'intime
pour s'exprimer ? Le narrateur dit « je » mais ce
« je » résulte de la conjonction de plusieurs instances, il fait
figure d'une construction quelque peu périlleuse et précaire : un
personnage aux contours indécis, qui change d'une nouvelle à l'autre dans Les
Jeux de plage, qui fluctue
entre le « moi » et le « il » ou même le « on »
dans les autres textes, approfondit nos inquiétudes les plus communes et les
plus graves. Si le « je » dit l'intériorité de l'auteur, la nôtre, c'est précisément en épousant les facettes changeantes de personnages aléatoires et fantomatiques qui évoluent dans des lieux improbables. Sur un ton désespérément ironique et grinçant, se dessine un monde où l'euphorie reste possible comme dernier avatar d'une désillusion absolue mais admise. « Je laisse le suicide aux gens qui toujours se sont crus heureux, à ceux qui un jour tombent de haut. » De ces fictions qui « [sortent] des veines », jaillissent des bribes de vie, un « je » en éclats d'une intensité poignante, d'une vacuité désarmante. Mais le pathos est sans cesse détourné vers les rives du rire sarcastique, l'aveu intime vers l'expression de la réalité fade de l'anonymat ou de l'absence de relief de vies ordinaires. La nouvelle « Confessions » illustre parfaitement cet aspect et fixe les limites du genre : « Mon existence est linéaire, ma mémoire ne comporte aucun souvenir aux arêtes vives. Je ne m'accomplis pas, je me prolonge depuis le commencement sans autres péripéties que celle dont je vous ai parlé. Mes confessions s'arrêtent là. » La phrase finale vient précisément clore le débat en vidant de sa substance et de sa pertinence le discours autobiographique. Le récit ne saurait se targuer d'aucune profondeur ni de la moindre valeur heuristique puisque l'existence qu'il relate est vide, enclose dans le déroulement factuel insipide d'une vie lisse et sans histoires. Une autre axiologie semble s'imposer : les secrets — qui ainsi n'en sont plus — sont d'une lisibilité parfaite, les événements tiennent lieu de sentiments et la banalité de coup de théâtre. Toute intériorité s'exhibe dans la clarté apparente de l'extériorité : « La ville est ma réserve. » C'est dans les faits et gestes accomplis que R. Jauffret tente de percevoir son émergence. Dans le recueil de nouvelles Les
Jeux de la plage, il est
précisément question, par un jeu de miroir parfaitement convenu, de l'acte
d'écrire. Ainsi, l'étrange et saisissant texte intitulé « Avoir
existé » aborde le thème devenu cliché de l'écriture imposture et de
l'écrivain imposteur. L'auteur paraît alors renouer avec l'aveu
autobiographique : Je suis écrivain. Mon écriture est médiocre. J'ai du mérite à écrire néanmoins avec cette obstination hagarde de rongeur. J'ai obtenu un certain succès à l'automne grâce à un roman où une femme sans nom errait du début à la fin dans les transports en commun d'une ville aux foules et aux immeubles vaporeux comme de la brume. On m'a invité à une émission télévisée. On songe à La
Promenade que publia R.
Jauffret lors de la rentrée littéraire de 2001. Sont ensuite rapportés les
propos de commentateurs qui louent « le style sec comme du fil de fer, à
peine barbelé çà et là d'épithètes exsangues comme des chiffres ». Le
discours critique est ainsi mis à distance et mis en scène dans un scénario
équivoque : il s'agit d'un personnage vieilli qui « [raconte] sa vie
à l'impératif en se vouvoyant comme un inconnu ». Le genre
autobiographique semble en un sens retrouver les codes qui le régissent habituellement :
sont alors reprises les distances introduites par le temps (de l'énonciation et
de l'énoncé) et de la personne (instaurant un faux dialogue qui évoque
confusément Rousseau juge de Jean-Jacques, Barthes par lui-même, le narrateur de Butor usant de la deuxième personne). Or, le
système hâtivement mis en place ici se désagrége sans tarder avec la dernière
phrase de la nouvelle : « Le lecteur aura l'impression étrange que
mon héros se donne perpétuellement l'ordre d'avoir existé. » L'espace qui
sépare l'écriture de soi et soi est donc irréductible ; autrement dit,
dire l'intime est par essence un non-sens, puisque la fiction vide l'aveu de
son authenticité et de sa validité. La confession n'est qu'invention, l'ethos
du personnage se réduit à l'inconsistance de ses actes et de ses
ambitions : « Je me contente de rapports épisodiques avec une
prostituée hors d'âge qui ne me coûtent presque rien et me procurent les mêmes
sensations que mes sarabandes d'autrefois avec des corps jeunes et lisses comme
du vinyle. » Or, dans les dernières pages de la nouvelle
« Confessions », la banalité atteint son point de non-retour et
l'insignifiance, doublée d'une indifférence à la Meursault, devient
extravagance. L'absence de relief et de vie d'une telle existence confine à l'absurde
et prive le récit de toute vraisemblance, de toute authenticité. S'en tenir aux
manifestations de l'extime pour dire l'intime s'apparente à une expérience
limite qui revêt par là même un caractère d'exception que le récit amorti de
chaque événement tendait à lui faire perdre. Là est semble-t-il l'écriture
singulière de R. Jauffret, dans cette tension entre l'anonymat et
l'exemplarité, l'insignifiance et l'extravagance, le dénuement morne d'une vie
« [infinitésimale] » et les échos qui se déclenchent dans un monde
conscient du vide ontologique qui le définit. Qu'en est-il alors du récit littéraire
qui consigne des faits dénués « d'arêtes vives » et qui pourtant
suscitent de tels effets ? Quelle est cette écriture qui déréalise le
quotidien le plus trivial, le réduisant à une extériorité sans contenu,
intrinsèquement factice qui entrave également toute performance
autofictionnelle (l'ambition de C. Angot ou même celle d'A. Ernaux
volent ici en éclats) ? Le geste qui consigne par écrit une vie la « déréalise »,
la prive de spontanéité : le choix de l'impératif assigné à l'acte
d'écrire le confirme de façon ostentatoire et délibérée, si l'on ose
dire ; quant à l'emploi de l'infinitif passé (« avoir
existé » : derniers mots et titre de la nouvelle), il enlève tout espoir
ou soupçon d'essence vitale et d'ancrage référentiel. Duras le disait à sa manière à propos
de Vitry « la banlieue la moins littéraire et la plus terrifiante »
qui soit, vraie parce qu'inventée. Enfin, la littérature elle-même est privée
de son aura ou même de son identité puisqu'elle se réduit à un exercice
besogneux (on se souvient du travail dérisoire de compilation effectué par
l'écrivain Sirieix, personnage éponyme d'un récit de Richard Millet) ;
elle n'a d'autre visée que « d'obtenir un produit susceptible de séduire
le public et les gens des medias », et l'écrivain n'a d'autre office que
la gloire dérisoire de grossir «le cheptel des littérateurs ». Ou encore,
il est comme ces aliénés qui, en sursis provisoire, « [cultivent] leur
tristesse comme la plus précieuse des orchidées, [singent] le désespoir en
attendant de l'atteindre à nouveau et d'offrir enfin à la cantonade une
occasion de les trouver hilarants ». L'absence d'étanchéité entre le
tragique et le comique dans les romans de R. Jauffret — puisant leur
source dans le théâtre de l'absurde à la Ionesco — (et notamment dans la
nouvelle éponyme des Jeux de plage)
mériterait assurément un commentaire approfondi. Toutefois, ne retenons ici que
cette autre figure de l'écrivain, fragment d'une intimité, qui se dessine. Le
discours autobiographique transparaît dans les images fugitives de clowns à la
dérive, cherchant désespérément à faire de leur dérèglement intérieur une
bouffonnerie apte à « extorquer des fous rires ». Ils échouent d'ailleurs
dans leur entreprise pourtant modeste : « Ils n'amusent personne, la
foule s'écoule indifféremment autour d'eux. » Leur rôle n'est finalement
pas celui d'amuseur public mais peut-être fugacement de « mauvaise
conscience de [leur] temps », comme le dit le poète. Peut-être
retrouvent-ils une légitimité, limitée mais effective, puisqu'ils parviennent
au moins à « [tourner] en ridicule l'espèce humaine », si tant est
que l'on accepte de voir dans « les malades mentaux » une projection
possible, quoique dégradée, de la figure de l'écrivain. L'intime, on le voit,
se dévoile, non sans détours : l'allégorie vient couvrir pudiquement
l'aveu et l'écriture ruiniforme, qui procède de la dénégation systématique,
brouille les quelques pistes que l'on aurait pu repérer. Par là même, le discours critique perd
d'emblée toute pertinence herméneutique : il n'y a rien là-dessous, si ce
n'est l'impossibilité de transférer une vie sur le papier ; seuls
subsistent une surface, des contours auxquels se réduit l'existence des personnages.
Mais là précisément, le commentaire retrouve peut-être une fonction, faute de
recouvrer une signification et une légitimité : n'est-ce pas la vie, celle
que nous menons, lecteurs et écrivains de chair, qui n'est rien d'autre que la
somme d'actes infimes et insipides, de gestes et de mots mécaniquement répétés,
de paysages urbains mornes et moroses qui, flottants et indécis, nous servent
tant bien que mal de cadres de vie et dans lesquels peu ou prou nous nous
fondons et nous reconnaissons ? L'intime se produit dans un mouvement
d'extimation ou plutôt n'existe que dans cette tentative pour rejoindre la
surface poreuse des choses et des lieux. L'herméneutique du sujet serait à
cette enseigne devenue science vaine et lettre morte : on ne peut dire le
sujet de Jauffret clivé, fragmenté — rehaussé par la dignité conceptuelle
de la fêlure ontologique. Il n'est qu'un passant égaré, promeneur à l'affût
d'aucune sensation, dénué du moindre projet introspectif — semblable à
cette « technicienne de surface » qui dans la nouvelle du même nom a
borné ses ambitions à parcourir un peu de « la terre ferme »,
échappant ainsi à « la maison sous-marine » de son enfance. Quant à l'écriture, elle n'est somme
toute, qu'une « mésaventure […] toujours désirée à l'égal d'une femme dont
la beauté trop parfaite fait débander les amants téméraires ». Mais toutes
ces désillusions ne sauraient justifier le moindre mouvement de déploration. De
ce constat on ne peut finalement que se réjouir : c'est le sort qui nous
est dévolu et qui nous tient lieu d'identité. La phrase placée en exergue le
rappelle à sa manière : « Dites-leur que j'ai eu une vie
merveilleuse » (Ludwig Wittgenstein). Dépourvu de contenu, à l'abri de
toute finalité, masqué sous des images fluctuantes et contradictoires, le sujet
n'est plus un sujet digne d'intérêt : il n'est revenu dans la littérature
des années quatre-vingts que pour mieux signaler l'impossibilité et l'inutilité
de sa capture, sa vacuité et sa médiocrité : « Je suis un homme de
pacotille. Je ne m'intéresse qu'au monde minuscule que je trimbale en déplaçant
ma personne dans l'espace. » Si d'aucuns nourrissent encore l'espoir de
traquer quelque précieux secret intime, quelque trace singulière et lumineuse
d'un passé enfoui ou de fantasmes irréalisés comme Adely ou Jeannet, ils
s'épuisent dans une recherche insatisfaisante et destinée à ne jamais
finir : les textes qui jaillissent ainsi de leur mémoire béante n'ont de
sens que dans le mouvement qui les fait naître et les anime. D'autres
consignent scrupuleusement les battements fébriles de la ville, les pantomimes
de leurs occupants ou vont même jusqu'à puiser au fond d'eux-mêmes
(l'expression a-t-elle encore une signification ?) quelque secret
douloureux (l'inceste, l'avortement) qui tôt ou tard se dissout dans la
banalité ou l'indifférence. L'écriture de soi a perdu sa force de scandale et
ne fait plus figure, à l'orée du XXIe siècle, d'expérience
limite ; les soubresauts de l'intime ne provoquent plus le moindre
frémissement. Or, si le sentiment de l'accomplissement a disparu de la
littérature « autofictionnelle » contemporaine et si le salut n'est
donc jamais au bout du chemin, perdure pourtant la volonté de se dire, le geste
d'écrire, empreint d'une nécessité vitale, lumineux comme une évidence. D'autres encore se tournent vers les clameurs de la ville pour occulter le vide intérieur. Or, le mouvement d'extimation ne permet donc pas davantage de s'approprier quelque bribe de vie intime — singulière et inédite. Il n'y a rien au-delà de l'apparence et des mots « secs » qui la restituent. « Je n'aime pas les objets personnels, mon bureau est anonyme comme une salle de bains d'hôtel. Je suis de passage, chaque soir j'espère ne pas me retrouver ici le lendemain matin. Je n'ai aucune complicité avec les autres employés. Je les confonds avec leurs vêtements ». On ne peut mieux dire le néant de l'être, ses aspirations sont toutes négatives et coupent court à tout commentaire sur le vide ontologique qui habiterait les personnages ainsi présentés. Rien de plus que ce qui est dit : le sujet ne ride pas davantage la surface de l'eau que les objets qui l'entourent. Nul autre signe distinctif que les patères auxquelles sont suspendus les vêtements pour reconnaître les autres ; et le « je » sans doute est-il logé à la même enseigne, bien qu'il soit celui qui regarde et s'adonne à de telles observations. Mieux vaut en rire : le désespoir ne serait qu'une posture de plus, inadéquate et vaine. L'horreur des situations répertoriées
dans Fragments et dans Autobiographie côtoie explicitement dans ce dernier
texte, Les Jeux de plage,
le comique déclenché par le spectacle de l'absurde. Rien en deçà, rien au-delà
que ces mots qui le disent : « Nous avons été sur le point de débuter
la conception d'une fratrie. Au dernier moment nous avons craint que la joie ne
soit pas héréditaire. Nous nous sommes abstenus. Voilà. » (L'entreprise de
Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte n'est sans doute pas très éloignée de
celle de Jauffret dans quelques unes des nouvelles analysées ici.) Rien n'a eu
lieu. Les mots, retenus au bord du « gouffre de la nostalgie »
— ironiquement convoqué dans la nouvelle éponyme —, renvoient à
l'équivalence et l'indifférenciation de toutes choses — y compris le sujet
et eux-mêmes. Aline Mura-Brunel |