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Les ruses de l'intime.
Mis en ligne le 22 janvier 2005.
© : Aline Mura-Brunel.

Aline Mura-Brunel est professeur de Littérature française à l'Université de Pau.
Depuis plusieurs années, elle interroge les formes les plus récentes et les plus indéterminées du roman. Attentive à considérer les œuvres comme des événements problématiques, et se plaçant ainsi à ce point précisément où achoppe toute théorie, elle s'efforce de les repérer, de les décrire, de les situer, bref de les penser.

Aline Mura-Brunel a publié récemment un ouvrage aux éditions Rodopi : Silences du roman : Balzac et le romanesque contemporain, 2004.

Lire également sur ce site un autre texte d'Aline Mura-Brunel : La littérature ne se laisse pas fossiliser.


Les ruses de l'intime

Le sujet, fragmenté, déchiré se refuse d'emblée à la prise. Il n'est plus aujourd'hui une entité concevable, mais un espace insondable que l'écrivain s'épuise à contempler ou à éviter. Pire, s'aviser d'écrire l'intime, c'est risquer d'être pris pour un imposteur.

  Conscients de leur ignorance quant à l'exploration des profondeurs et des déficiences du langage, et pourtant plus que jamais préoccupés par « le souci de soi » et le désir de révéler voire d'exhiber l'intériorité, les romanciers (puisque c'est essentiellement de fiction dont il s'agira ici) se trouvent dans une aporie qu'ils surmontent diversement. Nous choisirons de montrer quelles sont les modalités dont use la fiction pour exprimer l'intime, ou — pour mieux dire — quelles sont les ruses de l'intime.

  C'est par un mouvement qui conduit le sujet à « s'extimer » (pour reprendre le néologisme lacanien), autrement dit à se déporter à la limite extérieure de lui-même que l'intime affleure, paradoxalement, dans l'observation du monde, de l'autre, de la foule des villes. La question ontologique se conjugue alors, au sein de récits /auto/fictionnels, avec l'errance de personnages perméables aux infimes fluctuations du paysage urbain.

  Des textes tels que Journal du dehors, La Vie extérieure et L'Événement d'Annie Ernaux ou, dans un registre grinçant, Fragments de la vie des gens, Autobiographie et Les Jeux de plage de Régis Jauffret ou encore les tentatives autofictionnelles de Frédéric-Yves Jeannet ou d'Emmanuel Adely recueillent les traces improbables de l'intime, sans fin et sans fond, — ce qui est plus intérieur que l'intérieur même.

Le règne du factuel

Dans la littérature contemporaine, il existe une expérience que l'on peut dire limite dans l'écriture de soi et la réduction au factuel, c'est celle de Christine Angot. Dans ses romans, depuis L'Inceste, l'intimité s'exhibe, s'affiche sans restriction et le jeu de l'introspection reprend largement ses droits. Les personnages sont nommés, les événements publics et privés relatés sans le moindre souci de transposition. Et pourtant, l'effet produit — aux antipodes assurément de l'intentio auctoris — est celui d'une déréalisation. La rage d'écrire et l'impuissance qui l'accompagne, à coup sûr authentiquement ressenties, donnent paradoxalement l'impression qu'il s'agit d'une posture, voire d'une imposture et d'une reconduction non distanciée de l'image de l'écrivain galérien. Quant au récit fragmenté d'une liaison amoureuse dans Pourquoi le Brésil ?, il provoque lui aussi des réminiscences chez le lecteur, un sentiment de déjà vu ; mais il sonne faux, créant le malaise tant par la violence des échanges que par leur platitude et leur inadéquation avec la révélation efficace d'une personnalité singulière. La fiction triomphe, imposant ses lois et ses tonalités : un leitmotiv comme « c'était peut-être la ville qui nous tuait », un parallèle avec le destin d'Antigone, des extraits du courrier des lecteurs ponctuent le récit. Figurent aussi des listes de chiffres de ventes ou des rencontres avec des écrivains ou journalistes connus (à Saint-Germain-des-Prés ou même au-delà !). Les propos de l'un ou de l'autre sont rapportés par bribes, servant la cause du découragement, de la hargne ou de l'espoir précaire. Mais, le plus souvent, le discours factuel — écartant tout élan de l'imagination — tient lieu d'expression du moi ; et la fiction reprend ses droits car la réalité la plus quotidienne ainsi ressassée, ainsi fragmentée prive les faits rapportés de toute authenticité.

  Consigner les sursauts de l'intime dans un roman qui n'est autre qu'un récit de vie ne se confond certainement pas avec dire l'intime sans souci de composition ni désir d'occultation — autrement dit sans ambition littéraire. Sans doute faut-il au contraire fuir l'intime pour le mieux retrouver, le transposer pour le mieux révéler, s'éloigner de soi pour pouvoir l'observer. C'est ce que font les écrivains cités en commençant.

 

  Annie Ernaux, quant à elle, se plaît à répéter qu'elle écrit des récits exempts de tout effet littéraire — ce qu'elle appelle « l'écriture plate » : elle recompose et transpose pourtant la réalité, lui conférant la puissance des instantanés. Dans La Place et Une femme, elle fait figurer successivement son père et sa mère, consignant quelques faits, des situations, des réactions en un style dépourvu de toute fioriture. Dans La Vie extérieure, empruntant la forme du journal, elle écrit : « 15 décembre. Le wagon du métro est plein. Une voix de femme s'élève, puissante. “Soyez un peu humains !” Un silence absolu se fait. […] Personne ne la regarde ni ne répond parce qu'elle dit la vérité. » La juxtaposition de personnages (l'écriture de soi n'excluant pas ici la mise en récit) fait ressortir l'écart entre la narratrice et son milieu d'origine, la distance à la fois sociale, affective et linguistique qui les sépare.

  Mais, c'est dans les deux récits publiés simultanément La Vie extérieure — prolongeant Journal du dehors — et L'Événement qu'A. Ernaux porte à son point d'acmè l'effet produit par un récit sobre voire minimaliste. Dans La Vie extérieure, la narratrice rapporte les scènes dont elle a été le témoin en tant que passager du RER ou cliente de grandes surfaces ou encore lectrice de journaux. Elle transcrit — sans les transposer ou presque — les fragments de dialogues entendus ou les séquences aperçues lors de trajets à travers la banlieue parisienne, sans visée réaliste (qui impliquerait un point de vue surplombant et une exigence d'exhaustivité) ; elle se fond dans la foule et manifeste son désarroi face à l'état de déperdition des êtres qu'elle croise ou des informations qu'elle lit. « 6 février. Un obus de mortier est tombé aujourd'hui dimanche, sur la place du marché principal de Sarajevo. Soixante-deux personnes sont mortes, il y a plus de deux cents blessés. On ne peut pas faire de récit ou de description de cela, même sur le mode de l'indignation. » Et, plus loin : « 5 mai. Dans un couloir de la station Bastille, ces mots en énormes caractères, à la craie, sur le sol. A MANGER. Un peu plus loin, de la même façon : MERCI. Plus loin encore, l'homme qui a écrit cela, un gobelet au bout de sa main tendue. Le flot de la foule s'écarte en deux branches devant lui. J'étais dans celle de droite. » Par un discours qui ne tient ni de l'empathie ni de la distance hautaine, l'auteur parvient à restituer une atmosphère sinistre qui contamine l'observateur. Le « je » révèle, sobrement, l'ambigu•té de sa position : il est là, dans le métro, et ailleurs dans l'écriture ; partagé entre l'indifférence, la honte et la compassion — persuadé qu'aucune attitude ne convient. L'intime se dévoile ainsi comme un espace de confusion dans lequel le « je » ne trouve plus sa place. Et le « je » est aussi dans ces figures anonymes, fissuré et fragmenté certes mais surtout fluctuant et poreux.

  C'est dans Journal du dehors qu'Annie Ernaux écrivait : « Je suis moi-même porteuse de la foule des villes. » C'est alors sur le mode de l'extime que se déclinent les péripéties de l'intime. On le sait, l'intime se refuse à se dire sans détours depuis l'éviction du sujet et du pathos imposée et conceptualisée par les écrivains et les philosophes des années soixante-dix ; il revient pourtant en force dans les écrits contemporains et passe par ce que l'on appelle « l'extime » à la suite de Lacan, autrement dit par un mouvement d'extériorisation qui, se nourrissant du monde, dit quelque chose de soi. Dans des textes qui tiennent de la chronique et de la fiction, l'intime se dit au plus loin de lui, dans « la violence de l'extériorité » afin de retrouver une forme d'authenticité. Des textes comme ceux d'A. Ernaux donnent à lire, par des voies multiples, le procès d'un sujet qui s'extime pour se dire et s'entrevoir, lacunairement sans doute, dans un jeu spéculaire. Pour se perdre aussi, et, dans cette logique paradoxale, aller plus encore vers une insaisissable intériorité.

 

  C'est par l'entremise de biographies, d'hagiographies ou de contes oubliés que Pascal Quignard tient un discours sur lui-même, révélant ainsi « une intériorité plus intérieure à moi que ce que j'ai de plus intérieur » (saint Augustin). à travers la vie d'Albucius dans le texte éponyme, l'expérience tragique du nom perdu dans Le Nom sur le bout de la langue ou le destin de musiciens dans Tous les matins du monde, il traduit à la fois quelques expériences personnelles comme une ancienne aphasie ou une fréquentation assidue de la musique (à la fois extatique et douloureuse), et exprime aussi l'impossibilité de se dire autrement que dans un écart avec soi-même et une improbable adéquation avec autrui. La « vie secrète » s'écrit dans un geste de perte et de « séparation » (c'est le sens étymologique de « secret »).

  Chez Annie Ernaux, l'entreprise est moins conceptuelle et moins systématique. Il s'agit d'écrire au ras d'une réalité infime et quotidienne, et de montrer des « vies minuscules » et des gestes sans importance. Le vivant semble alors réduit à une pantomime et la vacuité du monde observé ne laisse pas d'inquiéter. Dérisoires, les situations et les actions acquièrent une dimension ontologique et font écho à nos interrogations les plus familières et les plus profondes — celles qui nous renvoient au néant d'existences sans consistance. Nulle légitimité ne vient affermir des vies qui ne sauraient prendre la forme d'un destin et des personnages à jamais dépourvus de visage. La narratrice est là pourtant, dans ces notations éparses qui transforment la peur indicible de souffrir et de mourir, encline à désapprouver une société qui autorise que des êtres soient ainsi laissés à l'abandon, irrémédiablement déchus ; elle ne s'érige pas pour autant en témoin accusateur des dérives de notre époque. Elle passe, voit, inscrit dans une fiction en forme de journal ses observations, en ne s'attardant ni sur ses émotions ni sur ses réflexions, mais elle déclenche assurément chez le lecteur, par des effets de juxtapositions et de contrastes, un mouvement d'indignation ou de déploration, l'incitant à voir dans ces séquences distillées sur un ton neutre la révélation pathétique et politique d'un être désespéré de ne pouvoir agir, de ne pouvoir transmettre la force tragique de ce qu'il perçoit et ressent. « Chez tout le monde, en ces derniers mois du siècle, un étrange sentiment d'histoire. La pièce va finir et on s'en découvre d'un seul coup les auteurs. »

  Annie Ernaux a recours à une autre forme d'aveu, lorsqu'elle décide de dérouler — quarante ans plus tard — sa douloureuse expérience de l'avortement clandestin. Dans L'Événement en effet, elle retrace le long cheminement qui l'amena, alors qu'elle était une jeune étudiante, à décider d'interrompre sa grossesse puis à exécuter, secrètement, ce projet. L'isolement, la souffrance et la honte se conjuguent alors avec un tel « événement » : « J'allais au cours de littérature et de sociologie, au restau U, je buvais des cafés matin et soir à la Faluche, le bar réservé aux étudiants. Je n'étais plus dans le même monde. Il y avait les autres filles, avec leurs ventres vides, et moi. » Révélant un fragment intime de sa vie personnelle, l'écrivain parvient, dans un mouvement inversement symétrique à celui qui l'animait dans La Vie extérieure, à lui conférer une signification collective et symbolique. L'écriture de l'intime se mue inexorablement en phénomène général, susceptible d'engendrer un commentaire de portée idéologique. Rappelons que ce récit est placé sous l'égide d'une phrase de Michel Leiris mise en exergue : « Mon double vœu : que l'événement devienne écrit et que l'écrit soit événement. » Ainsi, lorsque l'on cherche à aller plus loin dans le dedans (dans une intériorité plus secrète), on retrouve une forme d'extériorité. à l'évidence, la pratique de l'introspection ou la traque d'une vérité cachée n'ont plus droit de cité dans la littérature de l'extrême modernité (fût-elle autofictionnelle). Tout ce qui appartient en propre à l'être se délite et se dissout dans le discours informel de la foule. L'ontos n'est jamais qu'un ethos donné à voir et à lire. Or, Annie Ernaux fait de ce qui est somme toute une impossibilité à se saisir et à se dire une force. Elle transforme en choix esthétique une écriture de soi qui n'est jamais rien d'autre qu'un mouvement absolu de renoncement et de perte.

 

  D'autres écrivains s'efforcent cependant de circonscrire un sujet qui s'échappe ou s'évide lorsqu'il est observé de trop près. Partant eux aussi à la recherche de leur passé ou recommençant l'écriture d'un « roman familial », ils nourrissent l'espoir de dire l'intime sans détours ou presque.

La quête identitaire

Ainsi, les récits dits couramment autofictionnels construisent un discours autour de l'intime qui détient à l'évidence une portée ontologique. L'Amant de Duras en est l'exemple canonique (nous n'y reviendrons pas). Plus récemment les « romans » de Frédéric-Yves Jeannet ou d'Emmanuel Adely font surgir, en phrases longues à la syntaxe syncopée, des lieux contrastés, superposés, des souvenirs troublants qui tantôt se précisent tantôt se dissolvent dans une temporalité tourbillonnante. Ainsi, F.-Y. Jeannet nourrit le projet d'écrire sur Jocaste, la mère de l'enfance. Il y va pour lui d'une question de survie. Se maintenir en vie, à moins qu'il s'agisse d'un autre. Dans son étrange roman intitulé Charité, il déverse des milliers de mots qui confondent les époques, les lieux et construit une topique imaginaire aux vies démultipliées. Pour inventer son identité le « je » choisit l'écart, l'éclatement et la dispersion extrêmes. L'écrivain distingue la mère du passé de la femme actuelle :

Comme si Jocaste n'avait été aussi ma mère. Comme s'il s'agissait d'une autre mère, de la mère d'un autre. Une autre mer, oui, pour y plonger au bout de la digue, des cailloux plein les poches, le soleil au zénith. Car si je parviens à éprouver ma propre continuité, ce qui relie en pointillés celui que j'ai été avant d'être adulte et l'homme que je suis devenu, il m'est beaucoup plus difficile, à cause de la rupture et de la séparation entre nous pendant plus de vingt ans, d'établir un rapport de continuité entre Jocaste et ma mère.

Tout à fait représentatif de ce que l'on pourrait appeler « la néo-autofiction », ce roman autobiographique ne s'interdit plus la recomposition du dire, l'apposition d'une cohérence fictive et rétrospective, mais il fond dans un même verbe tournoyant les mille et une facettes d'une vie en morceaux et dont la discontinuité semble avoir été la seule constante. Ainsi le désir insistant d'unité passe désormais par l'éparpillement, la fracture, la distance au cœur des êtres et de la langue. Le flux narratif très puissant n'enraye pas l'affleurement d'un sujet en pointillés, sans cesse menacé d'éclatement. C'est dans la douleur que surgissent les ombres du passé et les voix souterraines de la dépression. Le récit emprunte le chemin de la rétrospection et de l'introspection pour advenir dans la confusion et l'opacité, sous les feux croisés d'une écriture autofictionnelle et autobiographique.

 

  Assez proche de cette pratique « autofictionnelle » se trouvent être les deux romans d'Emmanuel Adely, Jeanne, Jeanne, Jeanne et Fanfare. Là aussi il est question de la recherche éperdue, haletante, confuse d'une origine — la mère qui abandonna son enfant (le narrateur) à la naissance dans Jeanne, Jeanne, Jeanne et, dans Fanfare, le père mort en égypte dont le frère aîné, retiré dans le désert libyen, n'a conservé que des souvenirs épars et lointains (il avait dix ans à la mort de leur père). Les mots s'accumulent comme autant de couches qui ensevelissent le passé que l'on a trop voulu traquer, dans la fébrilité de la quête.

  Dans ce roman appelé significativement Fanfare, le silence ne constitue nullement un credo esthétique ; il est évacué et ne resurgit que pour dire la mutité du monde désertique ou le vide de l'homme dont l'identité vacille, faute de souvenirs. «Pendant près de quarante ans j'ai vécu dans la mort de celui qui était en fait mon père cela je le savais même si je n'y pensais pas je savais qu'il était mort et arrivé en égypte je retrouvais un frère c'est-à-dire que je trouvais un frère c'est-à-dire quelqu'un de vivant. » L'absence de ponctuation contribue à effacer le silence de la phrase. Les pauses semblent surgir directement de la respiration haletante d'un homme à bout de souffle, de ces bribes de phrases heurtées — très longues le plus souvent — dans lesquelles se succèdent des éléments déconstruits. Le lecteur pourrait scander cette fanfare où les temps se confondent et les lieux se superposent (le théâtre avec la représentation des Liaisons dangereuses, le Caire, le désert libyen). C'est ainsi que l'auteur use des ruses de la construction narrative pour dire l'intime. Il semble que le discours se module sur le mouvement saccadé de la conscience, suivant les soubresauts de l'anamnèse. à propos du frère « [trouvé/ retrouvé] », il est dit :

Il faudrait qu'il soit mort, ou bien que j'y repense après, sur le moment je ne sais pas vivre ni ressentir ni faire, mais écouter ou noter. L'écouter. Regarder. Qui me parlait de son père. Je me disais son père. Pour l'écouter il fallait que je m'absente, et que je ne sois pas là dans cette histoire et les soldats étaient repartis et l'église s'était vidée et tout se mélangeait me disais-je, là-bas.

S'absenter pour entendre parler son frère de son père, s'absenter pour mieux écouter et pour mieux écrire, dans un après-coup, l'histoire qui est la sienne et qui pourtant ne lui appartient pas. Il s'agit de faire le vide tout en ressassant les plus infimes indices, tout en accumulant les mots et les bruits.

  Lorsque le fil de sa propre vie est perdu, il faut réinventer un discours plus proche des balbutiements de l'infans (comme dirait Pascal Quignard). C'est la tentative d'Emmanuel Adely. Après avoir écrit un récit que l'on pourrait dire minimaliste, significativement publié chez Minuit, Les Cintres, l'écrivain a préféré une voie qui n'est plus celle de l'économie, du retrait, du peu à dire mais au contraire de la surabondance, du flux inextinguible.

  Et, dans Fanfare, le romancier brouille les pistes, pour mieux capter l'émotion, le sens, la crainte la plus commune et la plus secrète de l'abandon, souffrant de la fragmentation du sujet et des lacunes de son histoire.

  Mais c'est une autre forme encore, dont usent quelques écrivains contemporains pour dire l'intime, qui retiendra notre attention — celle qui, renonçant comme le dit Michel Foucault à « la vieille trame de l'intériorité », se confronte à la violence de l'extériorité et se décline sur le mode de l'intime. Le « souci de soi » est alors une quête, une conquête, une connaissance à constituer et approfondir plutôt que le résultat d'une anamnèse. Le sujet ne se rencontre pas dans les méandres des souvenirs ou au fond de soi mais au bout d'un cheminement qui passe par l'observation des autres et du monde que seule peut effectuer l'écriture ; il est donc le produit de son histoire mais aussi de l'histoire de la fiction qui le construit et lui donne sens. En ce cas, la recherche de l'intime n'est peut-être rien d'autre que la recherche pathétique d'une identité d'écrivain.

De l'intime au néant

À l'inverse, Régis Jauffret ne cherche ni légitimité ni éclat : il ne vise qu'à reproduire les fragments dispersés d'un moi à la dérive — dans une recomposition aléatoire qui conserve toutefois l'apparence du décousu et de l'instantané. Dans Autobiographie ou Promenade, il plonge le lecteur dans un univers dérisoire et presque hilarant tant il est sinistre, artificiel ou onirique, tant il est scrupuleusement réaliste et trivial, et dans lequel l'instinct de vie se réduit à l'impossibilité de se fixer. L'auteur observe et consigne si minutieusement des faits minuscules, les accumulant et les mêlant, que le réel s'évanouit au profit d'un monde étrange, absurde, atroce. Ainsi dans Autobiographie, il écrit :

Quand j'avais des insomnies, j'arpentais le parking, regardant en l'air vers les étoiles, ou cherchant sur le sol goudronné un petit objet qui brille comme du diamant. Je me disais que je n'aimais pas la vie, que chacune de mes journées existait juste pour permettre d'avancer mon cadavre d'un cran. Pourtant, je n'avais aucune raison de précipiter les choses, ma vie était sans saveur, mais indolore comme un suicide idéal.

L'écrivain invente ici une forme de désespoir serein qui laisse le lecteur désemparé, partagé entre la terreur et le rire. Et le titre, ambigu et paradoxal, accentue le ton ironique. Dans Promenade, la fiction s'ouvre sur d'autres vies possibles, par le biais d'un emploi insistant du conditionnel : une femme seule dans Paris, avide de rencontres, de contacts, d'événements et, dans le même temps, attirée morbidement par l'isolement complet et l'inactivité absolue, erre dans la ville, désœuvrée et perméable aux rencontres fortuites qui jalonnent sa route. Soudainement d'autres histoires s'inventent à partir d'un fait exsangue, des trajectoires s'accomplissent jusqu'à leur terme absurde et dérisoire alors que la narratrice n'a pas bougé de son appartement.

  Par quelles voies passe alors l'intime pour s'exprimer ? Le narrateur dit « je » mais ce « je » résulte de la conjonction de plusieurs instances, il fait figure d'une construction quelque peu périlleuse et précaire : un personnage aux contours indécis, qui change d'une nouvelle à l'autre dans Les Jeux de plage, qui fluctue entre le « moi » et le « il » ou même le « on » dans les autres textes, approfondit nos inquiétudes les plus communes et les plus graves.

  Si le « je » dit l'intériorité de l'auteur, la nôtre, c'est précisément en épousant les facettes changeantes de personnages aléatoires et fantomatiques qui évoluent dans des lieux improbables. Sur un ton désespérément ironique et grinçant, se dessine un monde où l'euphorie reste possible comme dernier avatar d'une désillusion absolue mais admise. « Je laisse le suicide aux gens qui toujours se sont crus heureux, à ceux qui un jour tombent de haut. » De ces fictions qui « [sortent] des veines », jaillissent des bribes de vie, un « je » en éclats d'une intensité poignante, d'une vacuité désarmante.

  Mais le pathos est sans cesse détourné vers les rives du rire sarcastique, l'aveu intime vers l'expression de la réalité fade de l'anonymat ou de l'absence de relief de vies ordinaires. La nouvelle « Confessions » illustre parfaitement cet aspect et fixe les limites du genre : « Mon existence est linéaire, ma mémoire ne comporte aucun souvenir aux arêtes vives. Je ne m'accomplis pas, je me prolonge depuis le commencement sans autres péripéties que celle dont je vous ai parlé. Mes confessions s'arrêtent là. » La phrase finale vient précisément clore le débat en vidant de sa substance et de sa pertinence le discours autobiographique. Le récit ne saurait se targuer d'aucune profondeur ni de la moindre valeur heuristique puisque l'existence qu'il relate est vide, enclose dans le déroulement factuel insipide d'une vie lisse et sans histoires. Une autre axiologie semble s'imposer : les secrets — qui ainsi n'en sont plus — sont d'une lisibilité parfaite, les événements tiennent lieu de sentiments et la banalité de coup de théâtre. Toute intériorité s'exhibe dans la clarté apparente de l'extériorité : « La ville est ma réserve. » C'est dans les faits et gestes accomplis que R. Jauffret tente de percevoir son émergence.

  Dans le recueil de nouvelles Les Jeux de la plage, il est précisément question, par un jeu de miroir parfaitement convenu, de l'acte d'écrire. Ainsi, l'étrange et saisissant texte intitulé « Avoir existé » aborde le thème devenu cliché de l'écriture imposture et de l'écrivain imposteur. L'auteur paraît alors renouer avec l'aveu autobiographique :

Je suis écrivain. Mon écriture est médiocre. J'ai du mérite à écrire néanmoins avec cette obstination hagarde de rongeur.

J'ai obtenu un certain succès à l'automne grâce à un roman où une femme sans nom errait du début à la fin dans les transports en commun d'une ville aux foules et aux immeubles vaporeux comme de la brume.

On m'a invité à une émission télévisée.

On songe à La Promenade que publia R. Jauffret lors de la rentrée littéraire de 2001. Sont ensuite rapportés les propos de commentateurs qui louent « le style sec comme du fil de fer, à peine barbelé çà et là d'épithètes exsangues comme des chiffres ». Le discours critique est ainsi mis à distance et mis en scène dans un scénario équivoque : il s'agit d'un personnage vieilli qui « [raconte] sa vie à l'impératif en se vouvoyant comme un inconnu ». Le genre autobiographique semble en un sens retrouver les codes qui le régissent habituellement : sont alors reprises les distances introduites par le temps (de l'énonciation et de l'énoncé) et de la personne (instaurant un faux dialogue qui évoque confusément Rousseau juge de Jean-Jacques, Barthes par lui-même, le narrateur de Butor usant de la deuxième personne). Or, le système hâtivement mis en place ici se désagrége sans tarder avec la dernière phrase de la nouvelle : « Le lecteur aura l'impression étrange que mon héros se donne perpétuellement l'ordre d'avoir existé. » L'espace qui sépare l'écriture de soi et soi est donc irréductible ; autrement dit, dire l'intime est par essence un non-sens, puisque la fiction vide l'aveu de son authenticité et de sa validité. La confession n'est qu'invention, l'ethos du personnage se réduit à l'inconsistance de ses actes et de ses ambitions : « Je me contente de rapports épisodiques avec une prostituée hors d'âge qui ne me coûtent presque rien et me procurent les mêmes sensations que mes sarabandes d'autrefois avec des corps jeunes et lisses comme du vinyle. » Or, dans les dernières pages de la nouvelle « Confessions », la banalité atteint son point de non-retour et l'insignifiance, doublée d'une indifférence à la Meursault, devient extravagance. L'absence de relief et de vie d'une telle existence confine à l'absurde et prive le récit de toute vraisemblance, de toute authenticité. S'en tenir aux manifestations de l'extime pour dire l'intime s'apparente à une expérience limite qui revêt par là même un caractère d'exception que le récit amorti de chaque événement tendait à lui faire perdre. Là est semble-t-il l'écriture singulière de R. Jauffret, dans cette tension entre l'anonymat et l'exemplarité, l'insignifiance et l'extravagance, le dénuement morne d'une vie « [infinitésimale] » et les échos qui se déclenchent dans un monde conscient du vide ontologique qui le définit.

  Qu'en est-il alors du récit littéraire qui consigne des faits dénués « d'arêtes vives » et qui pourtant suscitent de tels effets ? Quelle est cette écriture qui déréalise le quotidien le plus trivial, le réduisant à une extériorité sans contenu, intrinsèquement factice qui entrave également toute performance autofictionnelle (l'ambition de C. Angot ou même celle d'A. Ernaux volent ici en éclats) ? Le geste qui consigne par écrit une vie la « déréalise », la prive de spontanéité : le choix de l'impératif assigné à l'acte d'écrire le confirme de façon ostentatoire et délibérée, si l'on ose dire ; quant à l'emploi de l'infinitif passé (« avoir existé » : derniers mots et titre de la nouvelle), il enlève tout espoir ou soupçon d'essence vitale et d'ancrage référentiel.

  Duras le disait à sa manière à propos de Vitry « la banlieue la moins littéraire et la plus terrifiante » qui soit, vraie parce qu'inventée. Enfin, la littérature elle-même est privée de son aura ou même de son identité puisqu'elle se réduit à un exercice besogneux (on se souvient du travail dérisoire de compilation effectué par l'écrivain Sirieix, personnage éponyme d'un récit de Richard Millet) ; elle n'a d'autre visée que « d'obtenir un produit susceptible de séduire le public et les gens des medias », et l'écrivain n'a d'autre office que la gloire dérisoire de grossir «le cheptel des littérateurs ». Ou encore, il est comme ces aliénés qui, en sursis provisoire, « [cultivent] leur tristesse comme la plus précieuse des orchidées, [singent] le désespoir en attendant de l'atteindre à nouveau et d'offrir enfin à la cantonade une occasion de les trouver hilarants ». L'absence d'étanchéité entre le tragique et le comique dans les romans de R. Jauffret — puisant leur source dans le théâtre de l'absurde à la Ionesco — (et notamment dans la nouvelle éponyme des Jeux de plage) mériterait assurément un commentaire approfondi. Toutefois, ne retenons ici que cette autre figure de l'écrivain, fragment d'une intimité, qui se dessine. Le discours autobiographique transparaît dans les images fugitives de clowns à la dérive, cherchant désespérément à faire de leur dérèglement intérieur une bouffonnerie apte à « extorquer des fous rires ». Ils échouent d'ailleurs dans leur entreprise pourtant modeste : « Ils n'amusent personne, la foule s'écoule indifféremment autour d'eux. » Leur rôle n'est finalement pas celui d'amuseur public mais peut-être fugacement de « mauvaise conscience de [leur] temps », comme le dit le poète. Peut-être retrouvent-ils une légitimité, limitée mais effective, puisqu'ils parviennent au moins à « [tourner] en ridicule l'espèce humaine », si tant est que l'on accepte de voir dans « les malades mentaux » une projection possible, quoique dégradée, de la figure de l'écrivain. L'intime, on le voit, se dévoile, non sans détours : l'allégorie vient couvrir pudiquement l'aveu et l'écriture ruiniforme, qui procède de la dénégation systématique, brouille les quelques pistes que l'on aurait pu repérer.

 

  Par là même, le discours critique perd d'emblée toute pertinence herméneutique : il n'y a rien là-dessous, si ce n'est l'impossibilité de transférer une vie sur le papier ; seuls subsistent une surface, des contours auxquels se réduit l'existence des personnages. Mais là précisément, le commentaire retrouve peut-être une fonction, faute de recouvrer une signification et une légitimité : n'est-ce pas la vie, celle que nous menons, lecteurs et écrivains de chair, qui n'est rien d'autre que la somme d'actes infimes et insipides, de gestes et de mots mécaniquement répétés, de paysages urbains mornes et moroses qui, flottants et indécis, nous servent tant bien que mal de cadres de vie et dans lesquels peu ou prou nous nous fondons et nous reconnaissons ? L'intime se produit dans un mouvement d'extimation ou plutôt n'existe que dans cette tentative pour rejoindre la surface poreuse des choses et des lieux. L'herméneutique du sujet serait à cette enseigne devenue science vaine et lettre morte : on ne peut dire le sujet de Jauffret clivé, fragmenté — rehaussé par la dignité conceptuelle de la fêlure ontologique. Il n'est qu'un passant égaré, promeneur à l'affût d'aucune sensation, dénué du moindre projet introspectif — semblable à cette « technicienne de surface » qui dans la nouvelle du même nom a borné ses ambitions à parcourir un peu de « la terre ferme », échappant ainsi à « la maison sous-marine » de son enfance.

  Quant à l'écriture, elle n'est somme toute, qu'une « mésaventure […] toujours désirée à l'égal d'une femme dont la beauté trop parfaite fait débander les amants téméraires ». Mais toutes ces désillusions ne sauraient justifier le moindre mouvement de déploration. De ce constat on ne peut finalement que se réjouir : c'est le sort qui nous est dévolu et qui nous tient lieu d'identité. La phrase placée en exergue le rappelle à sa manière : « Dites-leur que j'ai eu une vie merveilleuse » (Ludwig Wittgenstein). Dépourvu de contenu, à l'abri de toute finalité, masqué sous des images fluctuantes et contradictoires, le sujet n'est plus un sujet digne d'intérêt : il n'est revenu dans la littérature des années quatre-vingts que pour mieux signaler l'impossibilité et l'inutilité de sa capture, sa vacuité et sa médiocrité : « Je suis un homme de pacotille. Je ne m'intéresse qu'au monde minuscule que je trimbale en déplaçant ma personne dans l'espace. » Si d'aucuns nourrissent encore l'espoir de traquer quelque précieux secret intime, quelque trace singulière et lumineuse d'un passé enfoui ou de fantasmes irréalisés comme Adely ou Jeannet, ils s'épuisent dans une recherche insatisfaisante et destinée à ne jamais finir : les textes qui jaillissent ainsi de leur mémoire béante n'ont de sens que dans le mouvement qui les fait naître et les anime. D'autres consignent scrupuleusement les battements fébriles de la ville, les pantomimes de leurs occupants ou vont même jusqu'à puiser au fond d'eux-mêmes (l'expression a-t-elle encore une signification ?) quelque secret douloureux (l'inceste, l'avortement) qui tôt ou tard se dissout dans la banalité ou l'indifférence. L'écriture de soi a perdu sa force de scandale et ne fait plus figure, à l'orée du XXIe siècle, d'expérience limite ; les soubresauts de l'intime ne provoquent plus le moindre frémissement. Or, si le sentiment de l'accomplissement a disparu de la littérature « autofictionnelle » contemporaine et si le salut n'est donc jamais au bout du chemin, perdure pourtant la volonté de se dire, le geste d'écrire, empreint d'une nécessité vitale, lumineux comme une évidence.

  D'autres encore se tournent vers les clameurs de la ville pour occulter le vide intérieur. Or, le mouvement d'extimation ne permet donc pas davantage de s'approprier quelque bribe de vie intime — singulière et inédite. Il n'y a rien au-delà de l'apparence et des mots « secs » qui la restituent. « Je n'aime pas les objets personnels, mon bureau est anonyme comme une salle de bains d'hôtel. Je suis de passage, chaque soir j'espère ne pas me retrouver ici le lendemain matin. Je n'ai aucune complicité avec les autres employés. Je les confonds avec leurs vêtements ». On ne peut mieux dire le néant de l'être, ses aspirations sont toutes négatives et coupent court à tout commentaire sur le vide ontologique qui habiterait les personnages ainsi présentés. Rien de plus que ce qui est dit : le sujet ne ride pas davantage la surface de l'eau que les objets qui l'entourent. Nul autre signe distinctif que les patères auxquelles sont suspendus les vêtements pour reconnaître les autres ; et le « je » sans doute est-il logé à la même enseigne, bien qu'il soit celui qui regarde et s'adonne à de telles observations. Mieux vaut en rire : le désespoir ne serait qu'une posture de plus, inadéquate et vaine.

  L'horreur des situations répertoriées dans Fragments et dans Autobiographie côtoie explicitement dans ce dernier texte, Les Jeux de plage, le comique déclenché par le spectacle de l'absurde. Rien en deçà, rien au-delà que ces mots qui le disent : « Nous avons été sur le point de débuter la conception d'une fratrie. Au dernier moment nous avons craint que la joie ne soit pas héréditaire. Nous nous sommes abstenus. Voilà. » (L'entreprise de Michel Houellebecq dans Extension du domaine de la lutte n'est sans doute pas très éloignée de celle de Jauffret dans quelques unes des nouvelles analysées ici.) Rien n'a eu lieu. Les mots, retenus au bord du « gouffre de la nostalgie » — ironiquement convoqué dans la nouvelle éponyme —, renvoient à l'équivalence et l'indifférenciation de toutes choses — y compris le sujet et eux-mêmes.

Aline Mura-Brunel


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