RETOUR : Contributions à la théorie de la littérature

 

Pierre Campion. La littérature et les valeurs. Jean-Loup Trassard : une écriture de la fidélité
Ce texte reprend, avec d'assez nombreuses modifications, un article paru dans la Revue des Sciences Humaines, n° 283 de juillet-septembre 2006, La Valeur, textes réunis par Dominique Vaugeois.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 11 septembre 2007.

Voir par ailleurs, sur ce site, des comptes rendus pour des livres de Jean-Loup Trassard :
pour Dormance, 2000.
pour La Déménagerie, 2004.
pour La Composition du jardin, 2003.
pour Nuisibles, 2005.
pour Conversation avec le taupier, 2007.


LA LITTÉRATURE ET LES VALEURS

Jean-Loup Trassard : une écriture de la fidélité

À la mémoire de Charles Blanchet.

Jean-Loup Trassard publie depuis plus de quarante ans. Dans son écriture il y a eu plusieurs manières, mais presque toujours une certaine intention domine, celle de porter un témoignage pour les siens et de leur rendre un hommage adéquat. Ainsi, avec Dormance (2000) et La Déménagerie (2004), continue-t-il à déployer fidèlement, cette fois en deux temps et à travers deux romans qui se répondent, la perspective historique d'un paysage de la Mayenne, celui qu'il voit de la maison où il est né et où il a presque toujours vécu[1].

À la recherche de l'événement décisif

Depuis qu'il écrit, Trassard se laisse pénétrer de plus en plus profondément par l'idée que nous venons d'assister à une révolution dans l'histoire de l'humanité, une révolution qui s'est produite dans l'agriculture et qui marque, en plein XXe siècle, la fin du néolithique. Cette idée ne lui est pas propre et elle s'est probablement confortée en lui par la lecture des préhistoriens et aussi, sans doute, de sociologues contemporains, mais elle lui vient d'abord de lui-même : de sa situation personnelle et familiale dans telle campagne, à travers l'exercice de tel métier exercé dans les alentours et fondé par son grand-père, à travers l'observation quotidienne de ses voisins et de lui-même, et à travers l'écriture de textes et fictions. C'est l'intuition d'un écrivain saisi par une évidence. Presque toute son œuvre sort de là mais, dans ses dernières publications, elle subit un nouvel infléchissement, comme s'il reprenait le problème sur de nouveaux frais et avec plus d'ampleur.

Quelque chose qui touche à l'histoire de l'humanité vient d'arriver dans ce lieu-ci, qu'il habite et auquel il appartient, et dans lequel il écrit. Cette évidence saisissante comporte donc une dimension morale et en quelque sorte lyrique : le devoir d'attester que quelque chose a bien eu lieu et l'obligation de produire poétiquement le ou les sens de cet événement, comme une responsabilité personnelle mais selon une portée universelle[2]. Cela est arrivé à peu près en même temps en bien des points de l'Europe, mais l'écrivain répond particulièrement et en son nom de ce qui arrive aussi ailleurs et à tous. De fondation, il appartient à son lieu et à son moment, dont il a à exprimer la formule universelle.

Mais dernièrement dans l'œuvre de Trassard, ce quelque chose s'est scindé en deux événements, celui qui marque la fin d'une époque et celui de son début. Car, par l'un de ces tours propres à l'invention littéraire, Trassard se porte maintenant à l'origine : tout ce qui finit doit avoir commencé, tout ce qui disparaît est un jour apparu, et l'on saura pourquoi cet état des choses est disparu quand on aura trouvé où, quand et comment il est advenu ; en même temps on saura que quelque chose d'autre a commencé, sans encore savoir quoi. Signe qu'il s'agit bien d'un désarroi moral éprouvé en présence du présent et que, pour l'instant, ce présent-là lui paraît décidément impénétrable et douloureux, l'écrivain remonte d'abord en imagination au moment où ce vallon vit arriver les premiers des humains qui l'habitèrent et où il fut dévoué à l'agriculture, par eux et pour des millénaires, à travers l'invention de certains gestes nécessaires mais non fatals : retenir des graines sur la cueillette consommable et les mettre en terre, puis les recueillir et les ressemer ; domestiquer patiemment les premiers bovins et les enclore ; bâtir en dur ; combattre bientôt pour sauvegarder ces biens et ce mode nouveau de la vie. Le génie de ce lieu, depuis ceux qui l'ont choisi une première fois et à travers ceux qui l'ont constamment repris à leur compte et amélioré, c'est l'intelligence, l'ingéniosité et le courage des humains. Comme d'autres lieux distingués entre tous et en eux-mêmes distribués selon diverses fonctions, ce vallon était donc une espèce de temple modeste, où les rites très anciens de l'agriculture ont cessé désormais de s'accomplir pour laisser place à une organisation industrielle du travail. Telle est l'histoire racontée dans Dormance — ni plus ni moins imaginée que les premiers moments de l'inégalité selon Rousseau ou le geste de Cimourdain dans le Quatrevingt-treize de Hugo —, racontée fidèlement pour savoir, autant que possible, ce qui vient de finir et même pourquoi ce qui commença il y a si longtemps vient de s'achever. Quelle faiblesse, quelle erreur, quel malheur peut-être se seraient alors glissés dans la vie de Gaur, de sa famille et de ses amis et, par eux, dans l'histoire de l'humanité ? Probablement cela s'est-il passé quand le groupe a recueilli une céréale qu'il avait semée, en a broyé les grains, obtenu une farine, et dissimulé celle-ci :

Dans la farine, il y a du temps, lunes et lunes d'attente, de soins, il n'y en a point dans le gibier qu'un chasseur vient de prendre ou si peu. La récolte du champ les étonne toujours. Ils la protègent des animaux mais aussi des voleurs que Gaur, en se taisant, et peut-être Pek, plus taciturne encore, craignent lorsqu'ils touchent le blé, même s'ils sont émerveillés, là se manifeste quelque chose d'inconnu, de fragile, ou plutôt qui les rend fragiles (Do, pp. 294-295).

C'est bien de deux de ces voleurs attendus que viendra le malheur, la mort de Muh, la jeune femme de Gaur, et la vengeance que celui-ci en tirera : le piège qu'il tendra à ces prédateurs comme à des sangliers, le trou de rivière auquel il abandonnera leurs cadavres.

Du malheur et de la violence il y en a donc dans Dormance, mais pas plus sans doute que dans toutes les époques où la vie humaine a pris des risques en vue de survivre et s'est fragilisée à mesure qu'elle se perfectionnait. Malgré tout, c'est un livre serein, heureux même : non, l'humanité n'a pas à regretter de s'être faite agricultrice, ni d'avoir ainsi à la fois abandonné et continué sous une tout autre forme un travail de civilisation entamé bien plus haut dans les temps. Là nous ne sommes plus dans Rousseau : si c'est bien un cycle de culture qui se ferme sous nos yeux, il y en eut d'autres avant lui et il y en aura d'autres après lui ; la culture est consubstantielle à l'humanité. Dans la fragilité toute nouvelle que nous aussi, à notre tour, nous éprouvons, nous sommes solidaires de ces humains que nous imaginons ; même : nous ne pouvons imaginer qu'eux, à notre image.

 

Survient alors — quatre ans après — La Déménagerie, qui, déplaçant toutes les lignes, vient justement, au même endroit de la campagne, fermer ce cycle très long et ouvrir le prochain, où nous sommes déjà. Au printemps de 1941, la famille Fourboué quitte la ferme de la Hougerie (dix-sept hectares, une ferme moyenne en Mayenne, à l'époque) pour la grande ferme de la Mézangerie (cinquante hectares) à cent dix kilomètres de là, dans la Sarthe. Toute la famille (Victor et Marguerite, le père et la mère ; leurs sept enfants, et le commis sourd et muet), tout le cheptel, tout le matériel de la ferme et les ustensiles de la maison et les animaux familiers, tout cela prend le chemin de fer ou la route. Le clou du voyage, c'est la caravane du 26 avril quand s'avance en pays inconnu et sur les routes vides de l'Occupation la procession des cinq charrettes, conduites par cinq hommes de confiance, Victor restant lui en arrière pour veiller à tout ce qu'il reste encore à convoyer.

Entre la Mayenne et la Sarthe, on passe de l'ardoise à la tuile, d'une certaine froidure du temps et des caractères à un autre air, à un ciel plus doux. On apprend des mots nouveaux : « C'était un nouveau monde, une nouvelle vie ! », dira Victor le fils, bien plus tard (, p. 175). C'est une odyssée, une migration biblique ; c'est un convoi de pionniers à la recherche d'une vie meilleure, d'espaces d'expérimentation, d'une nouvelle frontière. Mais les lieux sont immobiles ; c'est le mouvement des humains qui, désaffectant l'un et fécondant l'autre, détermine le changement. Ainsi, sans le savoir, Victor était-il le prophète d'une certaine révolution silencieuse qu'il aura eu, vingt-cinq ans plus tard, le temps d'accompagner et de voir triomphante avant de « passer d'l'aut'côté », frappé au milieu de ses poulains, ni lui ni eux n'ayant plus maintenant à travailler.

Ce faisant, l'imaginaire de Trassard suggère un net déplacement de curseur par rapport aux périodisations habituelles. L'événement décisif de cette révolution pourrait bien se placer, non plus au début des années 1950, mais dix ans auparavant. Le facteur décisif, ce n'est pas la guerre en elle-même mais l'Occupation, celle-ci racontée ici moins comme les années de la présence des Allemands que comme une époque d'hivers particulièrement rudes et un temps de régression[3] : plus de ficelle pour lier les gerbes, d'essence pour battre, de clous pour clouer, de chaux et de ciment pour entretenir les bâtiments de ferme, d'engrais chimiques pour pousser les cultures. C'est dans ces temps de retour au XIXe siècle ou bien plus haut encore (aux grands hivers du XVIIe, à l'autarcie des fermes…), et, choisi entre bien d'autres, à travers cet homme de quarante ans, gai, observateur et ingénieux, réfléchi et tourné vers l'avenir et, notons-le, enfant de l'école publique et hostile au vicaire, que se décident, encore plus silencieusement qu'elle, la première révolution agricole et l'hypermodernité qui va la suivre. Comme si l'agriculture française avait trouvé dans l'accident de cette régression la nécessité et la ressource d'un développement entièrement nouveau. De même que celle de Gaur, cette expédition s'enlève donc sur le fond du malheur, mais aussi elle est signe d'espoir. Car, quand ils s'en allaient avec leurs bêtes dans deux wagons à bestiaux, Victor père et fils ne savaient pas « quelle chance ils avaient tous deux de voyager dans ce train champêtre avec leurs vaches, quand d'autres, chargés en hiver, n'avaient même pas trop vu, tellement entassés, la plaine blanche de l'Allemagne, puis de la Pologne… » (, p. 72).

Ainsi, à la recherche de l'impulsion première de l'événement, Trassard trouve-t-il en lui-même une date que les historiens et les sociologues n'indiquent pas et des acteurs qui ne sont pas les premiers militants de l'Action catholique agricole. Et, par un déplacement du même genre, son narrateur regarde maintenant, dans ses souvenirs, des lieux et des routes vides d'Allemands, plutôt paisibles jusqu'au bombardement du Mans et jusqu'à ce moment de juin 44 où, par hasard mais aussi par ses qualités habituelles, Victor sauve des aviateurs alliés, alors que, dans Tardifs instantanés (1987), le même narrateur racontait plutôt des scènes dramatiques de l'exode et les incidents entre sa famille et les troupes d'occupation. À travers ces déplacements d'accents, la famille Fourboué et ses alliés et voisins viennent répondre au petit groupe de Dormance : les uns et les autres sont des agriculteurs qui adhèrent à un sol et le travaillent à la main pour subsister. Les uns arrivaient de l'est pour se fixer dans le lieu même d'où les autres s'en retournent vers l'est pour inaugurer à leur tour un âge absolument différent[4]. Les uns et les autres sans le savoir.

Le moment de la littérature

Même si c'est après coup, seuls ceux qui ont appartenu à l'événement et vécu les deux états du monde peuvent attester la rupture et en rapporter l'expérience. C'est leur privilège, pour lequel personnellement ils n'ont rien fait que de naître vers 1930 et ainsi de participer à cet événement et de lui survivre — encore que certains d'entre eux, comme les Fourboué, l'auront vécu comme acteurs conscients et déterminés. Seuls, mais à condition que quelqu'un des leurs — reconnu par eux comme l'un des leurs, mais non absolument de leur monde — suscite et reprenne leur témoignage à son compte, et le porte dans la littérature, laquelle jusqu'ici ne s'était pas précipitée sur cet événement-là.

Faudrait-il avouer, comme Hegel le dit de la philosophie, que la littérature vient toujours trop tard[5] ? La littérature ne se flatte pas d'« enseigner comment le monde doit être », ni de prophétiser l'avenir, ni même de décrire en son moment la flagrance de l'événement. Mais, a posteriori et à la bonne distance, envisager certains événements du passé en tant qu'ils n'étaient pas pensables d'avance et que leur sens est loin encore d'être épuisé, ne serait-ce pas la meilleure manière de se préparer moralement à ce qu'ils nous réservent d'encore imprévisible ? Ainsi, et dans un tout autre genre, il ne faut pas sans doute créditer Tocqueville d'avoir deviné les traits actuels de nos démocraties mais plutôt d'avoir su interroger et penser comme il le fallait la Révolution française : comme un événement de rupture, à la fois justiciable d'un passé très lointain et cependant non déductible de ce passé[6].

Lieu des grâces reçues et rendues, la littérature vient en son temps. Avec Trassard, elle prend l'événement aussi tôt que possible, quand il n'a pas encore tout dit de lui-même et que les nouvelles valeurs, encore indistinctes, sont déjà en mouvement. En même temps, pour ne pas tomber dans les illusions rétrospectives de la causalité et du finalisme, lesquelles oblitéreraient la nouveauté de l'événement et son caractère de rupture, elle le renvoie à ces sortes de fables que sont les deux voyages, de Gaur et des Fourboué. Ainsi l'agriculture trouve-t-elle et sa fondation et sa fin suivant une démarche non aliénante : dans le genre de réponses que par la bande apportent les fictions à certaines questions, quand celles-ci sont vécues et posées de manière adéquate.

La narration comme le mode d'une fidélité

Quelqu'un raconte tout cela en son présent et en son nom : il le parle ou plutôt il l'écrit comme s'il le parlait, c'est un écrivain de parole. Il a consulté ou il consulte les souvenirs des survivants et surtout il consulte en lui-même l'enfant de dix ans qu'il était lors de cette « déménagerie ». Dans ce réseau de fidélités que fédère l'écrivain, toutes les instances sont à la fois solidaires et distinctes : les deux générations des Fourboué et de leurs voisins, entre lesquelles jouent les liens de l'âge mais aussi certains allégeances ; la famille du narrateur, attachée aux Fourboué par les liens du voisinage et de l'élection ; le narrateur, en prise avec sa propre enfance, elle aussi pourtant révolue.

Fils de ce voisin un peu en marge mais de toute confiance à qui l'on a attribué un attelage, cet enfant voyage au milieu du convoi, sur la troisième charrette, que conduit son père. « Très attiré déjà par l'art du rangement qui sans doute structure l'esprit » (, p. 111), attentif aux paroles et aux mille bruits du charroi, il note dans un carnet le contenu raisonné de chaque chargement ; il compte, dénomme et situe dans les hiérarchies les personnes, les animaux et les objets ; il croque mentalement des gestes et des attitudes ; il suppose les calculs et les pensées, et les négociations, qui présidèrent à la composition de ce convoi et à l'organisation des mouvements qui le précédèrent et le suivirent. Conscient déjà de l'importance du moment sinon de sa signification, il est le premier poète de cette histoire, qu'il a gardée fidèlement, et lui aussi sans le savoir, pour le temps encore lointain où il la raconterait.

Ce qu'il recherche ce jour-là et qu'il ne peut saisir, c'est le point de la démarcation et l'instant de la transition entre les deux mondes :

Ma plus surprenante remarque — je m'intéressais déjà beaucoup aux fleurs des champs — fut que si les talus mayennais étaient tapissés de primevères, ceux de la Sarthe n'en nourrissaient aucune mais étaient fleuris de « coucous », plante que la botanique nomme « primevère officinale ». Elles sont parentes, mais tandis que la primevère, jaune pâle, est de faible parfum, le coucou — grappe sur une seule tige de plusieurs fleurs tombant comme clochettes — a des pétales d'un jaune très chaud et un parfum d'abricot mûr. Je regrettais que ce remplacement ne m'ait paru définitif qu'au bout de quelques kilomètres, je n'avais pu inscrire le point exact dune ligne de partage ! Quand les charrettes se sont arrêtées, j'ai sauté le fossé pour grimper contre le talus et ramasser vite un bouquet que j'espérais offrir à ma mère, ainsi l'entrée en Sarthe eut une odeur de coucou (, pp. 125-126).

Comme dans Proust ou dans Flaubert, les limites que notre esprit trace après coup pour comprendre le monde sont idéales et ne tomberont jamais sous les sens. Entre les deux univers et entre les deux époques que nous séparons si facilement a posteriori et dans l'abstrait, mais aussi entre l'enfant qui appelle les fleurs de leur nom vulgaire et l'adulte qui a lu les classifications des botanistes, et encore entre le bouquet dans sa fraîcheur et le flétrissement des fleurs bien avant le retour à la maison, quelque chose a dû forcément se passer. Mais qui saura déterminer autrement qu'en imagination ce qui s'est passé au moment même où cela se passait ?

Toujours est-il que la narration des deux romans se fonde sur des distinctions complexes et dans les liens d'obligation qu'elle surdétermine : entre l'événement et un être jeune qui y participa d'une façon ou d'une autre (dans La Déménagerie, c'est l'enfant de dix ans ; dans Dormance, c'est l'adolescent qui courait la campagne mayennaise au début des années cinquante et participait à ses travaux), entre le narrateur et cet être qui est un certain état ancien de lui-même, entre ce narrateur et l'écrivain lui-même :

Je ne comprends pas bien, écrit le romancier de Dormance, ce qui passe entre ce jeune homme et moi, entre sa vie, la mienne. Écrire devient le geste d'écarter des branchages pour voir, c'est en rêverie, en questions, en recherche, en idées ou images qui surgissent, pousser une phrase au milieu des embûches, des ratures, qui se fraye un chemin, tel un chien à la chasse, et révèle par fragments, détail précis ou perspective plus large mais floue, une existence dont la mise au jour, plus exactement les parts tirées de l'ombre, m'apprendront peut-être le lien par lequel j'y suis attaché[7] (Do, p. 81).

Le réalisme de la fidélité

Qu'est-ce qu'écrire le temps ? C'est saisir, raconter et décrire, exactement, ce qui fut comme êtres, choses et événements. Mais ici exactement signifie fidèlement, et fidèlement ajoute à l'acception de la simple exactitude celle de son sens moral.

Dans Trassard, il y a une hantise de la photographie. Il a publié des livres qui font leur place aux photos, et la référence à la photographie est constante dans ses romans[8]. Ainsi le lieu décrit dans Dormance est-il d'abord un léger creux, délaissé par les bulldozers et offert aux prises diverses d'un viseur :

[…] je n'ai jamais photographié là qu'un vide, mais entouré de lignes, de formes, clôtures ou arbres, sillon du ruisseau dans le fond. J'ai attendu, je suis revenu, j'ai cherché l'angle pour une meilleure visée. Par le regard j'ai appliqué mon corps sur la déclivité, au plus doux l'ai couché en longueur sur le creux, mais chaque pente conduit à la courbure et, du fond où le ruisseau suit son entaille sûre, l'œil incessamment s'émerveille des pentes, les remonte : d'un côté la clôture, arête fossile que lente soulève la vague des sédiments, son dos labourable, de l'autre le souple flanc d'herbe broutée où une faible ondulation, par mollesse ancienne de l'humus trahit l'affleurement millénaire, maintenant étouffé, d'une source (Do, p. 31).

L'émulsion photographique, exposée selon l'attention dirigée et strictement délimitée du photographe et selon sa question sans cesse reprise, retient en une fois, fort brève, les impressions chimiques déposées matériellement et directement par les lieux eux-mêmes, par leur histoire et par leur génie ; puis elle les laisse révéler. C'est pourquoi le phrasé de Trassard est plus difficile qu'il ne paraît. Attentif à discerner en lui-même et à enregistrer corporellement ce que son médiateur voit de ce qui se passe, l'écrivain pratique une phrase de photographe qui parlerait à mesure qu'il viserait (et enregistrerait des voix), une écriture qui note ensemble la totalité d'un spectacle et le vide qui fait tenir entre elles ses parties, la continuité des âges et les discontinuités des événements[9]. Nous pliant aux impulsions de la phrase, nous franchissons quelque groupe de mots non ponctués, nous nous interrogeons sur tel accord grammatical, nous butons sur la référence de tel et tel outil anaphorique, nous nous prenons dans certaine suite de relatives, nous devons revenir sur nos pas : nous sommes tenu de prendre le temps de la réflexion. Sinon le livre nous tombera des mains, par notre faute. Et toujours, que ce soit dans Dormance ou dans La Déménagerie, on s'affronte aux distances mentales à franchir et aux événements qui s'y font jour : ces textes ne sont pas bien sûr des carnets de terrain, mais ils retiennent quand même quelque chose du style de l'archéologue et de l'anthropologue. Vestiges, sédiments et fossiles captés, comme la photo la phrase doit enregistrer physiquement et simultanément : les choses en leur temporalité, les questions que se pose l'écrivain à leur sujet, les décisions d'écriture qu'il prend sur le moment et jusqu'à la moindre de ses émotions, corporelles, mentales et morales. Tel est l'esprit grammatical de la fidélité.

Il y a aussi l'inventaire, qui est l'une des figures préférées de son écriture[10].

Alors furent debout au milieu de la cour la vannette qui nettoie le blé par ventilation, descendue du grenier avec peine, le coupe-racines pour râper les betteraves fourragères (voilà une manivelle — mais nous disions la « neuille » — que j'ai beaucoup tournée !), les civières à fumier, la brouette dont les côtés s'enlèvent, souvent appelée « bersoule », la cuve pour échauder le cochon, le billot, portion de tronc sur trois pattes pour débiter la viande quand on pourciaude et trois ou quatre baquets en douelles de châtaignier cerclées de zinc, le moulin à farine et son entonnoir métallique, la meule, sur quatre pattes, elle, dont la pierre circulaire devait être rose, c'est toujours plus ou moins la couleur, le moulard où écraser les pommes avant de les presser, déboulonné son grand entonnoir de bois rectangulaire, et encore la petite charrue pour renchausser les pommes de terre, même la faucheuse entièrement démontée : barre de coupe et scies, transmission, roues de fer, brancards… Pour une fois ces figures familières sortaient des bâtiments, comme appelées là, réunies, et se tenaient campées, pattes écartées, chacune son ombre sur le plat de la cour (, pp. 88-89).

Au moment de quitter la ferme de la Hougerie mais aussi — ce que personne ne savait ce jour-là — au moment bientôt de perdre toute utilité et de rejoindre les creux des talus ou tel musée de la défunte paysannerie, ils sont tous là, réunis sur la cour et présents à l'appel de leur nom comme autant de soldats placés « au repos » pour l'inspection avant la bataille. La figure de chacun composée avec celles de tous les autres, apparaissent alors, « chaque fonction exposant sa forme, son mécanisme, avec lesquels Victor avait souvent affaire, engrenages et manivelle, son usure même ses réparations » (id.), leur nécessité jusque là cachée et l'économie générale de la ferme.

En même temps, l'inventaire relève du compte rendu de fouilles et des actes concernant l'héritage. Après faillite ou après décès, il s'établit par huissier et dans la langue du droit, et l'énumération signifie un état des choses et des lieux, exhaustif et détaillé : sincère, comme le dit aussi cette langue. Mais pourquoi consigner cette faucheuse, cette vannette et cette meule à aiguiser puisque bientôt les énormes moissonneuses-batteuses, en un seul passage entre midi et minuit, auront permis de récolter des hectares et de faire livrer à la coopérative, sur le champ même, des tonnes de céréales ? Cet héritage est vain, il ne rapporte finalement que des dettes, on pourrait le refuser ; mais la fidélité n'en serait pas déliée pour autant. La fidélité, c'est-à-dire l'obligation, résumons, de ce qui est à l'égard ce qui fut : de ce qui est comme l'état actuel des choses mais aussi comme le talent d'écriture de l'écrivain, de ce qui est en tant que cela est. Cette obligation unit une vertu morale et une pratique habituelle de l'écriture, l'une et l'autre éprouvées à l'usage du temps, de ses habituations et de ses discontinuités.

La description selon Trassard s'établit dans l'évidence acceptée de la rupture et dans la volonté non pas de la surmonter mais d'en prendre acte et d'en rendre compte, personnellement. On ne peut envisager le passé comme il le fait sans avoir et sans cultiver la reconnaissance de ce qui est hic et nunc : lui, il décrit des choses et des êtres qui n'attirèrent pas la description ; il les décrit par différence avec ce qui existe maintenant et dont on parle encore moins, sauf sur le mode infécond de l'amertume, de la déploration et du ressentiment. Alors que la nostalgie désaffecte et déréalise le présent au profit d'une réalité illusoire de l'ancien, lui il parle du passé au nom d'un présent qu'il appelle à respecter ce passé comme réalité révolue. La fidélité a fait son deuil du passé ; c'est une valeur qui se pratique au présent et dans la considération de l'avenir.

Ces décisions morales répondent à des décisions littéraires — mais aussi bien les informent —, les unes et les autres prises au moment où l'expérience personnelle d'écritures très diverses rend possible et praticable ce dispositif littéraire.

Le problème de la langue et de la parole

Avec Dormance, Trassard avait rencontré le problème d'une langue à supposer. À l'époque il avait inventé des noms propres et une sorte de langue hypothétique, faite de racines indo-européennes et de références latines ; il jouait aussi sur les mots désormais perdus de la campagne mayennaise, pour suggérer l'éloignement de la langue parlée par ses personnages à travers l'éloignement, certes moindre, des termes récemment employés et encore prégnants dans le paysage de cette campagne. Avec La Déménagerie et malgré les apparences, la difficulté est encore plus grande, car il lui faut cette fois affronter le rendu de ce français de l'Ouest.

Au fil de la phrase et se faisant lexicographe, Trassard transcrit des mots et indique leur prononciation, il les traduit et les définit : déroter, c'est « sortir de la voie (, p. 59) ; barbeyer, travail de commis, c'est « couper les ronces, les grandes herbes, les branches trop basses, le long des haies » (id., p. 40) ; crocheté, c'est la position de l'épi qui « tout à coup regarde la terre, signe que les graines sont mûres » (id., p. 198). Qu'est-ce que le souil ?

Marguerite et Victor ne cessaient de mesurer des yeux, ou mentalement pendant que leurs mains faisaient autre chose, le volume de ce qu'il y aurait à transporter, c'est-à-dire tout, la maisonnée, les outils et le souil (prononcez « soui », couramment il s'agit de balayures, ou de rognures éparpillées, devant celui qui écorce un manche d'outil par exemple, mais en la circonstance le mot désignait d'une façon ironique les petits objets utiles comme seaux, paniers, cordes, baquets) (, pp. 46-47).

À d'autres moments, remontant les sédimentations de la langue, il explique par l'étymologie comment on appelle les vers roses destinés à appâter les taupes : « des ÒâchéesÓ, le mot nous est peut-être resté de asche : ÒamorceÓ, au XVIIe siècle[11] » (, p. 263), ou comment « Victor n'avait jamais eu affaire ÒoÓ la justice (c'est notre vieille expression qui signifie ÒavecÓ, sortie du latin apud après bien des transformations en Gaule romanisée » (id., p. 79).

Car la parole même des personnages, son débit et ses inflexions, son accent, tout cela résiste à la littérature. Parfois il suffit d'un mot et d'une expression pour authentifier toute une phrase. Ainsi de Marguerite racontant au narrateur, plus de quarante ans après, l'approche du convoi des charrettes vers la Mézangerie à la tombée de la nuit et comment elle reconnut le chemin de leur nouvelle ferme : par le troupeau des laitières que son fils Victor, parti devant avec elles, avait parquées à son intention, à bord de route :

« Ce n'est pas tellement l'allée, mais j'ai reconnu nos vaches. Victor les avait mises en bas pour que je les voie. Alors on a pris l'allée et je continuais à regarder malgré la breune, oui, je les reconnaissais une par une ! » (, p. 131).

Qu'est-ce qui nous est rendu de la parole de Marguerite ? Non pas évidemment cette tournure négative soignée, ni les finales ouvertes de ces imparfaits telles que nous les lisons, ni sans aucun doute ce subjonctif si peu pratiqué de Saint-Brieuc au Mans, mais l'expression de « nos vaches » et le mot de « la breune », et le phrasé de la confidence, et toutes les connotations que nous restituent ces mots et ce phrasé : l'inquiétude de « la patronne » installée sur la première des charrettes (savoir si elle va reconnaître ces lieux où elle n'est venue qu'une fois et à la dérobée !), l'instant où elle identifie en bloc les neuf bêtes, la pensée subite de la prévoyance de son fils de quinze ans et de ses prévenances, le geste alors pour guider sa troupe, la montée lente de cette allée qui dissimule encore les bâtiments de la ferme, le détaillé tranquille, à la brune de nuit, de chaque robe, de chaque attitude et de chaque nom ; sans oublier l'autre émotion, actuelle, que suscite la distance, tant d'années après. « Nos vaches », nos bêtes : nous étions donc chez nous.

En fait, il y a dans tout ce roman deux phrasés, distincts et impliqués l'un dans l'autre suivant la loi de fidélité dont nous avons parlé : celui des personnages et celui du narrateur, leur obligé. Le parlé des « bonnes gens » porté dans le parlé du narrateur, telle est la tension qui fait tenir le style dans ce roman. Et telle aussi la tension que font régner souvent les grandes œuvres de la littérature : celles de Flaubert, de Proust, de Céline… Comme dans ces œuvres et comme dans celles généralement où travaille l'écriture du parlé, la difficulté dans Trassard réside justement en ceci : que nous ayons lecteur à ajuster constamment le débit de notre lecture à ce rythme-là.

Il peut aussi procéder par une sorte de marqueterie entre les deux langues. Par exemple pour évoquer la curiosité plus ou moins bienveillante des amis et voisins à l'égard de la nouvelle ferme et les réactions de Marguerite, l'une et les autres dites directement ou au style rapporté :

Parce que Marguerite, forcément, elle aussi se trouvait questionnée, la messe c'était surtout occasion de voir du monde et de faire ses commissions, mais maintenant ce n'était plus qu'aux tickets, leurs commissions étaient vite faites ! Les fermières demandaient la maison. Et tu n'es pas entrée ? « Jeun' n'ai point été à meume, mais les f'nêt' 'taient ouvertes, on veuyait bin l'dedans ! » Quand encore c'est dans la commune, mais tout ranger sur des chârtes pour aller si loin, ce n'est pas rien. Elle en convient, mais Marguerite garde son blond sourire (, p. 53).

Il peut pousser encore plus loin l'intégration des deux voix, narrative et narrée :

Il fallait au moins cinq charrettes. Victor aurait voulu mettre son frère, l'homme aux grandes mains. Marguerite faisait remarquer qu'il n'avait ni chârte ni juments. On pouvait lui en faire prêter. La chârte sûrement, mais les juments, dis donc… Et puis il faudra qu'il les ramène, comment s'en retournera-t-il à Bais ? De car en car, il ne sera pas rendu le soir. Et sinon qui ? Cela demandait réflexion. Ils auraient bien voulu, les Fourboué, quelqu'un envers qui ils ne seraient pas trop gênés d'avoir une dette, qui prendrait ça, c'était possible, comme une partie de plaisir. Je sais que mon père envisageait ainsi le voyage. Alors aux alentours, ou parmi les copains de Victor ? Il y aurait bien… avant de sombrer entre les plumes obscures leurs deux voix prononçaient des noms (, p. 47).

Ce qui va ici, c'est forcément ce style indirect libre que travailla Flaubert, c'est son imparfait dont Proust ensuite fit le commentaire. Notre voix intime doit se modeler sur ces inflexions : suivre les tons des deux époux se parlant avant de s'endormir, mimer la légère et tendre ironie que le narrateur exerce à leur égard, admettre l'irruption incongrue du savoir actuel du narrateur dans leur logique (comment donc exactement intervient dans le flux cette incise « Je sais que mon père envisageait ainsi le voyage » ?), lire et comprendre certaine entorse à la concordance des temps : « Ils auraient bien voulu, les Fourboué, quelqu'un envers qui ils ne seraient pas trop gênés d'avoir une dette, qui prendrait ça, c'était possible, comme une partie de plaisir. » Car, trouvant ce « ils ne seraient pas trop gênés » quand nous attendions « ils n'auraient pas été trop gênés » d'après « ils auraient bien voulu », nous bronchons au moment de glisser d'un point de vue dans l'autre ; et si nous ne bronchons pas, c'est que nous ne sommes pas à notre lecture… Ainsi le style indirect qui, sous la plume de Flaubert, produit une ironie destructrice et, sous celle de Proust, l'effet d'une langue fermée et jamais écrite avant lui, représente-t-il, dans Trassard, le mode écrit d'une fidélité consciente d'elle-même.

La fidélité à la langue ancienne, c'est l'écriture littéraire de cette langue, actuellement. Même si l'on peut se demander par instants quels lecteurs de Trassard fermeront comme autrefois dans l'Ouest le « â » du mot âchées, cet â qu'on lira spontanément et à tort comme ouvert, ainsi que dans âme.

L'espace moral de la littérature

Rendre compte fidèlement des siens et de soi-même, de soi-même comme l'un des siens, mais à qui ?

Depuis le début de son œuvre, par ses toutes premières publications dans La Nouvelle Revue Française, par le groupe de Georges Lambrichs auquel il appartint, par le soutien que Gallimard lui a constamment apporté, par son ambition de perfection et par les références littéraires qu'il se donne, Trassard se situe dans l'espace de la littérature[12]. C'est donc au public de la littérature qu'il s'adresse et c'est celui-ci qui, peu à peu, lui a apporté une notoriété et des lecteurs. Ce fait comporte trois implications.

D'abord celle-ci : l'écriture relève d'un respect à l'égard du lecteur :

J'ai toujours observé le travail des artisans ; c'est une belle leçon, utile pour l'écriture. Vigueur et sobriété, ainsi la ligne de l'outil, ou de l'objet produit, ainsi la phrase que je cherche dans la plupart des cas. Je pourrais, mieux encore, appliquer ce programme aux photos que j'essaie de faire.

Il y avait une morale dans les artisanats ruraux qui me convient toujours quoiqu'elle puisse paraître obsolète : respect de l'outil (on ne le jette pas), respect de la matière (on ne la gâche pas), respect du client (on ne le trompe pas)[13].

D'autre part, Trassard construit une œuvre, de manière non préméditée mais constamment poursuivie. C'est encore la preuve que sa perspective n'est pas celle d'une complaisance à l'égard du passé mais celle de l'invention.

Enfin le public de la littérature représente l'une des formes possibles de l'universel. Pour celui-ci, mais à charge à l'écrivain de le lui faire sentir, l'événement symbolique qui se passe en Mayenne fin avril 1941 aura un sens, celui de clore une époque très longue de l'évolution humaine et de représenter le dernier moment qui vient de donner une nouvelle direction à cette évolution.

Il s'ensuit un paradoxe. Historiquement, la fidélité est une valeur ancienne, et même centrale dans l'Ancien. C'est celle que la société terrienne pratiquait, elle pour qui ne font qu'un : la liaison organique au sol, consacrée notamment par le nom féodal ; la considération de la lignée et des voisinages et celle des élections naturelles ; l'assignation et l'adhésion de chaque être à une certaine position dans l'ordre des choses, de la société et de l'univers. De Trassard nous lisons donc dernièrement deux romans écrits selon le principe moral d'une société disparue, et justement c'est cela qui est donné à entendre à ses lecteurs et à leur effort propre de lecture : l'espace de la littérature n'est pas strictement homogène à celui de la société en vigueur et c'est dans ce décalage qu'elle travaille certains problèmes qui concernent cette société et donc qu'elle œuvre à ses intérêts réels. Ainsi, par son appartenance à la littérature en tant que celle-ci est l'un des modes institués et instituants de l'humanité, l'œuvre de Trassard n'est pas sociologique, historique ou ethnologique (bien qu'elle évoque une matière qui relève de ces sciences humaines) ; elle n'est pas politique (même si cette dimension, au sens large, se profile en ses arrière-plans) ; elle n'est pas religieuse (car la seule religion de Trassard et ce qui, dans sa pensée, relie en eux-mêmes et entre eux l'ordre ancien et son écriture, c'est une forme laïque de la fides) ; elle n'est pas philosophique, alors que pourtant, en somme, elle fait la critique de notre société en sa forme toute nouvelle, la critique au sens de l'examen des conditions de possibilité (de viabilité) de cette société.

 

Sur un terrain où les malentendus naissent et renaissent sans cesse, il n'est peut-être pas inutile de souligner ce fait : ici la fidélité n'est pas une vertu privée mais un principe d'écrivain. Chez Trassard, la fidélité est le principe essentiellement moral de son écriture mais ce n'est pas une vertu au sens de la morale. Non prêchée, ni même louée, elle est simplement la condition de possibilité d'une écriture qui construit certaines fictions aux fins d'évoquer présentement le passé. Elle appartient à l'éthique spéciale de la littérature telle que celle-ci est pratiquée par un écrivain en particulier. Ce n'est donc pas une valeur inconditionnée de la conviction mais une maxime de la responsabilité, de cette responsabilité que l'écrivain se reconnaît et assume en son artisanat : d'avoir à écrire les choses et les événements de ce monde.

Si, d'une manière générale, on était amené à dire que la littérature est l'un des lieux des valeurs, on devrait entendre par là, à notre sens, que les divers régimes de la littérature, ou plutôt les diverses œuvres qui la composent et la recomposent chaque fois que l'une d'elles apparaît, relèvent de principes d'écriture — à réaliser — et, par là, d'exigences analogues à celles qui, régissant les conduites morales, représentent des possibilités à actualiser dans la conduite de la vie. Nécessairement, et à ces deux niveaux distinctement, ces exigences sont présentes comme telles, c'est-à-dire de manière problématique : non définissables de manière positive et inaccomplies. À cet égard, chaque livre de Trassard, par le fait même de sa réalisation[14], pourrait bien laisser entendre, à travers la parole de la fidélité, la possibilité d'un principe moral à venir pour la société entièrement nouvelle que nous commençons à habiter, — d'un principe moral qui, lui, ne saurait revêtir encore ni sa forme ni son nom.

Pierre Campion



[1] Jean-Loup Trassard : Dormance, Paris, Gallimard, 2000 et La Déménagerie, Paris, Gallimard, 2004. Pour les références, je désignerai ces deux livres respectivement par Do et .

[2] Il ne suffit pas qu'un événement se soit historiquement produit pour qu'il soit reconnu comme réel : au contraire, moins il avait de probabilités d'apparaître et plus il sera soupçonné de n'avoir jamais eu lieu. Telle est la logique de tous les révisionnismes, conscients ou non, auxquels l'écrivain oppose le démenti de son écriture.

[3] Quelques années plus tard, à travers son taupier, Trassard évoque à nouveau ces temps de la pénurie : Jean-Loup Trassard, Conversation avec le taupier, Cognac, Le Temps qu'il fait, 2007. Mais, à l'inverse du patron de La Hougerie, le taupier Joseph Heulot représente un personnage sans autre horizon que celui du petit territoire qu'il arpente à la chasse de ses taupes.

[4] Toutes proportions gardées, Trassard procède comme Hugo dans Quatrevingt-treize quand celui-ci, à la recherche de la clé de compréhension de la Révolution française, la trouve dans les événements, par lui inventés, qui se seraient passés dans les environs de Fougères à l'été de 1793.

[5] « Pour dire encore un mot sur la prétention d'enseigner comment le monde doit être, la philosophie vient, en tout cas, toujours trop tard. En tant que pensée du monde, elle n'apparaît qu'à l'époque où la réalité a achevé le processus de sa formation et s'est accomplie. […] La chouette de Minerve ne prend son vol qu'à la tombée de la nuit » Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. Robert Derathé, Paris, Vrin, 1975, p. 59.

[6] « Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les hommes d'État à la modestie que l'histoire de notre Révolution ; car il n'y eut jamais d'événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et moins prévus » Tocqueville, L'Ancien Régime et la Révolution, Gallimard, Folio-Histoire, p. 57.

[7] Ces deux phrases sont de celles dont il va être question plus bas : syntaxe légèrement brisée et piégée, elles sollicitent notre sens grammatical, elles l'éprouvent, elles l'excitent à la chasse du sens. Disant ce qu'elles font, elles font ce qu'elles disent.

[8] Voir, dans l'ouvrage collectif L'Écriture du bocage : sur les chemins de Jean-Loup Trassard, textes réunis et entretien par Arlette Bouloumié, Angers, Presses de l'Université d'Angers, 2000, la section consacrée à la photo, pp. 467-522.

[9] Pendant une période de son écriture et dans l'esprit de la photographie (surtout dans une partie de ses Tardifs instantanés), Trassard a poussé très loin les disjonctions de la syntaxe. Voir à ce sujet l'étude d'Alain Schneider « Syntaxe brisée-texte cohérent dans Tardifs instantanés de Jean-Loup Trassard », dans L'Écriture du bocage, op. cit., pp. 301-308. Il s'agissait, dit Trassard, de « secouer la langue pour que tombe ce qui pouvait être éliminé sans empêcher la compréhension » (entretien, ibid., p. 591) : ascèse de moine laïque marchant en sandales, ou de ménagère à son ménage.

[10] Voir notamment son Inventaire des outils à main dans une ferme, Cognac, Le Temps qu'il fait, 1981.

[11] Observons que le français actuel a encore le mot esche.

[12] Sur ce point, voir l'entretien accordé à A. Bouloumié, L'Écriture du bocage, op. cit., pp. 565 et suiv.

[13] Ibid., pp. 589-590.

[14] Il n'est pas possible qu'un écrivain sache à l'avance quel livre il va écrire ni même s'il en écrira encore un.

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