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Harald Wahler : Souvenirs et pensées d'un ingénieur migrateur

Ces souvenirs forment le pendant à ceux de Georges Gernot, mais comme ceux d'un enfant allemand sous occupation française. Cependant, ici, c'est toute une vie qui se raconte, à travers une tension heureuse qui n'a pas cessé entre l'Allemagne et la France.
D'autre part, cette page répond en écho à celle où l'auteur raconte l'expérience de son père comme soldat allemand pendant la deuxième guerre mondiale.
Texte revu par Rozenn Wahler.

Mis en ligne le 25 janvier 2024.
© : Harald Wahler.


Souvenirs et pensées d'un ingénieur migrateur

Mon premier voyage en train m'est inoubliable : vers mes quatre ans en 1948, mon père René m'emmena à Donaueschingen, le chef-lieu du canton où se trouvait le siège de l'administration française d'occupation, pour des affaires dont j'ignorais le but. À l'arrivée à la gare, mon père me montra le « monstre d'acier ». La « Lok » sorte de dragon noir, rouge et rutilant sur roues d'acier liées par des poutrelles, bielles et autres pistons inextricables, dont les fonctions m'échappaient. L'engin était à l'arrêt et son tic-tac menaçant, je sus plus tard que c'était le ronronnement de la pompe à eau, m'intriguait beaucoup.

Le mécanicien et le chauffeur « Zugführer und Heizer » m'ont aidé à monter dans leur cabine en acier, et montré, par la porte ouverte de la chaudière, le feu violent du foyer. Il éblouissait comme le soleil, en contraste rayonnant avec le charbon noir et luisant de la houille sur le « Tender », le tout baignait dans des odeurs d'huile et de vapeurs de l'infernale machine. Tout cela me fut montré avec fierté, de grands sourires blancs se dessinaient sur les visages noircis de ces hommes habiles et joyeux, bizarrement habillés. Ils dominaient avec aisance l'impressionnant engin. Je crois me rappeler qu'ils ont fait avancer le train de quelques mètres, pour me faire une démonstration. La locomotive s'animait et jetait, avec des lents poufs-poufs, des giclées de vapeurs blanches par sa cheminée et sur les côtés, comme des moustaches énormes d'un animal enragé.

Sur le champ j'abandonnai l'idée de mon futur métier rêvé d'être pâtissier (car lui avait, c'était sûr me disait-on, en plus des gâteaux, du pain en abondance), pour devenir mécanicien de locomotive. Dans le parc de la ville, sur un banc, mon père partagea avec moi un bout de pain et un seul œuf. Un casse-croûte que ma mère nous avait préparé le matin et qui me reste bien en mémoire !

Sur cette période de ma vie planait en permanence et de façon obscure, comme un orage au lointain dont on perçoit les éclairs sans entendre leur tonnerre, le souvenir de la guerre et de la défaite misérable, souvenir lancinant qui hantait mes parents et dont les adultes parlaient souvent. Cette inquiétude se matérialisait par la présence des troupes d'occupation françaises, personnalisées pour moi par des petits hommes en uniforme, casqués, moustachus, « de sale poil ». Ils tiraient des balles à blanc dans le village lors de leurs manœuvres quand je me promenais ou allais à l'école, et nous avaient volé (réquisitionné) notre poste radio. Voilà l'image que je me faisais des ces étranges « Franzosen ». Notre village portait un joli nom « Hammer-eisen-bach » (rivière où l'on forgeait le fer).

En mars 1944, je suis né dans la région la plus haute et la plus boisée de la Forêt-Noire. C'est une région particulière en Allemagne, austère, de sol granitique avec peu de ressources et peu propice à l'agriculture de subsistance. La petite population se concentre dans des hameaux et dans de petits villages encastrés dans une des plus grandes forêts d'Europe centrale, composée surtout de pins. Vue d'en haut, d'un mirador ou d'une colline déboisée, on découvre alors une nappe verte tissée d'arbres dont les cimes ondulent par le fort vent si fréquent. Au loin on perçoit, par beau temps, le panorama des Alpes suisses enneigées au sud et les monts bleutés des Vosges à l'ouest ; le lac de Constance et le Jura souabe limitent cette contrée, berceau du Danube. C'est un pays rude à vivre qui force au travail physique et à la réflexion, la méditation et l'invention par nécessité. C'est un pays dont on est fier, limité par le Rhin, le Neckar et le Danube.

Tôt furent utilisées les ressources du bois et du fer, soit avec des troncs assemblés en radeau et flottés vers la Hollande, soit par la production d'horloges par les paysans en hiver, les Coucous, à l'origine de l'industrie de précision, de machines-outils et de l'armement. La région fut dévastée par de nombreuses guerres (la guerre des paysans au XVIe siècle, celle de Trente Ans au XVIIe, les guerres napoléoniennes et mondiales), et par les passages de soldats suisses, autrichiens, suédois, prussiens et français. Ce pays inspira Descartes, alors officier, qui hivernait pas loin en Bavière.

La région a fait naître de nombreux poètes, philosophes et inventeurs d'origine souabe-alémanique : Schelling et Schiller, Hölderlin et Hesse, Hegel et Heidegger (lointain voisin de mon Opa Markus) et les Daimler et Benz, Bosch et Heinkel… De cet héritage spirituel, la partie technique m'a inspiré : d'abord chez Heinkel comme apprenti et ensuite chez Bosch comme ingénieur.

Pour ma famille côté paternel, le déclin avait commencé avec la guerre 14-18. En 1914 mon grand-père Josef a perdu sa ferme achetée en 1912 en Alsace près de Belfort. La famille fut éparpillée, femme et enfants (mes tantes) côté Bordeaux dans des camps, les garçons aînés (mes oncles) en soldats côté allemand. Josef fut marié trois fois et père de huit enfants, dont le dernier né était mon père. Sa dernière femme, Marie, ma première « Oma » est morte avant que j'aille à l'école. Josef avait repris en location une  ferme-auberge isolée en forêt noire, nommée Sommerau (pâturages d'été), ferme où ma mère et moi bébé avons vécu à partir de 1944 avec les femmes de la belle-famille.

Évidemment, si l'on mangeait du mauvais pain humide, ou du pain de maïs - que le boulanger ne savait pas cuire -, ou pas de pain du tout, c'était la faute des Français. Tout manquait ou était rare : ma seule paire de chaussures me servait été comme hiver, fut réparée et, une fois les souliers trop petits pour moi, ils furent utiles à un plus jeune. Les denrées sur les cartes de rationnement furent complétées par le troc. Les biens d'échange étaient des cigarettes, du chocolat (rare) ou des pierres à briquets. La monnaie ne valait plus grand chose lors du passage du Reichsmark RM à la réévaluation en DM Deutsche Mark. Alors mes parents ont perdu toute leur épargne. Les économies de plusieurs années ne leur ont pas permis d'acheter un bien immobilier, personne ne voulait vendre contre juste quelques feuilles de billets sans valeur. Comme il n'y avait que peu à manger (on ne voyait pas de gros), la nourriture était une préoccupation constante. Encore aujourd'hui, j'ai le souvenir dans la bouche du goût des orties bouillies et surtout sans beurre, et celui des fleurs du sureau, frites à l'huile. Le chou a tardé longtemps avant d'être garni avec du lard fumé !

Un jour je vis ma mère cuire un corbeau déplumé, que mon père avait attrapé dans l'étable, petite carcasse squelettique d'oiseau malchanceux. Il n'y avait pas grand chose à manger ! Le pain était précieux. Il m'est donc difficile de jeter un bout de pain sec, et j'ai toujours un moignon de pain dans mes sacs, une manie qui amuse ma femme et mes enfants…

Vers 1950 notre situation alimentaire s'améliora. Les parents acquirent un cochon, une chèvre et des poules. Un jour, en rentrant de l'école, je surpris une étrange procession : les parents, le charcutier et quelques voisins pourchassaient notre cochon. La bête avait bien compris que ce n'était pas son jour de fête et avait pris le large à travers champs avec forts couinements, ne voulant pas perdre sa vie pour prolonger la nôtre. Mais finalement ses jambons et boudins étaient excellents.

La chèvre en revanche, il fallait que je la promène l'après-midi après l'école ; ce n'était pas toujours du plaisir, car la bête cornée était gentille mais encore plus têtue que moi. Parfois lors de ces promenades on allumait un feu dans un trou creusé dans le talus du chemin champêtre pour griller des patates dérobées dans un champ proche. Le copain, un très jeune berger, me montrait comme s'y prendre. C'était le même champ de patates où nous allions après l'école, obligés de ramasser les doryphores qui dévoraient les feuilles.

Mais le pain du boulanger du village n'avait certainement pas la même saveur que le pain de ma grand-mère Agnès, mère de ma mère. Elle le cuisait dans le four de sa maison forestière. Je mâchais ses tartines avec plaisir lors de mes vacances chez mes grands-parents dans les années cinquante. Je devais alors ramener des fagots de branches séchées de pin, que le grand-père, forestier et garde-chasse avait préparés l'hiver précédent. Ces fagots étaient enfouis et brulés dans le four à l'entrée du « Forsthaus » et sur les cendres, la pâte enfarinée enfouie cuisait et donnait  ce pain incomparable, rond et bombé avec une odeur qui me faisait saliver. Cela devenait de grandes miches de plusieurs kilos bien chaudes et si d'aventure on arrachait des bouts de ce pain délicieux, on était fortement grondé par ma grand-mère. Le four se prolongeait à travers le mur en poêle à faïence (Kachelofen) pour chauffer la salle de séjour, la dalle supérieure du poêle était bien chaude, deux personnes pouvaient y dormir aisément. On s'adossait le soir sur des bancs en bois fixés autour du poêle pour lire ou jouer aux cartes, à la lumière d'une lampe à pétrole. La maison n'avait pas d'électricité, mais déjà le téléphone.

Opa Markus avait 24 ans, mon grand-père maternel, était un jeune forestier qui s'était marié, par nécessité et obligation, avec sa belle-sœur Agnès. Agnès était veuve à 33 ans avec six enfants et sans homme à la ferme. Son mari Robert, le frère ainé de Markus, était décédé en 1922. Il avait été blessé et gazé en 1918 par des obus (français, peut-être ?). Robert était forestier aussi, homme sensible et enjoué, jouant du violon. II fut incorporé dans l'armée, selon l'expression « des Prussiens », et rattaché à l'artillerie. Quelle bêtise, disait-on pour cet homme. Cela lui fut fatal.

Markus m'emmenait parfois à la chasse, une chasse de subsistance : on tuait pour manger, non pas pour le plaisir. En haut du mirador, nous étions assis pendant des heures, tranquilles, silencieux, le chien teckel dormant en bas, ce qui me plaisait bien. Je lisais des magazines et Opa Markus observait avec ces jumelles le gibier qui passait et tirait, rarement. Il m'apprenait à tirer dans son stand de tir, pour régler ses fusils, avec une carabine de guerre  K98,  je crois que j'avais douze ans. Le recul m'avait fait tomber en arrière, arme mal épaulée, ce qui faisait bien rire Markus et mes oncles présents. J'ai fait des progrès ensuite. À sa retraite, Markus était fier de montrer à ma femme et moi le parc animalier très fréquenté qu'il avait créé.

Ce grand-père Markus, d'adoption si on peut dire, c'était le seul « Opa » que je connaissais, était d'un tempérament jovial, chaleureux, ni « vachard » ni rancunier pour moi, son petit-fils. Je l'ai compris très vite, il avait des fortes divergences de vues avec mon père (et avec ses autres gendres) sur tout : le travail, la vie en société, la politique et les devoirs de chacun. Il était catholique pratiquant et profondément conservateur ; mon père, au retour de la guerre en été 1946, était athée, socialiste et syndicaliste engagé après avoir travaillé comme bûcheron.

Ces promenades avec Markus et les visites à mon père pour lui porter le déjeuner avec ma mère, quand il travaillait comme bucheron près du village, m'ont fait bien connaître et aimer la forêt, à première vue vraiment noire et inquiétante. Mais une fois familiarisé avec ces géants immobiles, je m'y sentais bien, au calme et protégé. C'est toujours avec grand plaisir que je me promène dans une forêt française ou allemande. Nous avons encore beaucoup à apprendre de ces êtres coriaces, dociles et peu mobiles qui ont couvert la presque totalité de la surface de notre planète. Le bruissement et sifflement du vent dans leur houppier est si particulier, avec le balancement des branches me faisant signe, l'appel classique, à voir ce qu'il y a derrière ces collines. Un dimanche soir en coccinelle, au retour d'une réunion syndicale, mon père leva une partie de l'énigme. Il me montrait les Vosges, montagnes sombres se détachant nettement au coucher du soleil, avec la remarque : « là-bas c'est la France ».

Il me fallait quinze ans de plus, pour en savoir d'avantage, en filant très loin derrière ces cimes bleues des Vosges, avec ma coccinelle d'occase achetée avec mes premiers salaires de jeune ingénieur. Je découvrais en même moment les charmes de ma future épouse et ceux de la Bretagne. Vingt ans plus tard, j'irais souvent visiter et aimer les chapelles et églises bretonnes, trapues, couchées dans le paysage graniteux. Une église vide, cela fut réconfortant pour reprendre mes esprits, quand les ventes souhaitées ne se réalisaient pas, mettant en péril ma petite société. Je livrais mes outils pour les usines et abattoirs bretons et déjeunais dans les restos routiers.

On déménagea en 1951 pour deux ans à Freiburg dans un HLM tout neuf. Ainsi je perdais pour la première fois tous mes copains d'école ; j'en retrouvais de nouveaux, ils faisaient partie d'une « bande » de (gentils) garçons qui défendaient leur quartier contre les intrus, armés d'arcs, de flèches et autres lance-pierres. On m'a nommé guetteur, comme j'étais le plus jeune et le plus petit. Pour me hisser dans notre QG en béton, vide de meubles, installé dans la cavité d'un pont (pont de bœufs) sur la rivière Dreisam, il me faillait les bras forts de mes copains. On n'y allait pas souvent, vu le bruit et les vibrations que provoquait le tramway, roulant lourdement au-dessus de nos têtes.

Le grand jeu plaisant, en plus de la baignade, consistait à sortir des bandes de mitrailleuses, jetées par les soldats allemands lors de leur retraite, tirées des eaux basses de la rivière en été. On ôtait les balles des étuis par tapotement, puis la poudre entassée, séchée et allumée produisait une formidable flamme, ce qui nous amusait mais nullement les habitants : la police mit fin à nos recherches explosives !

Les cadeaux de Noël pour mes huit ans et mon petit frère Gernot de quatre ans m'ont procuré la fessée de ma vie, méritée. Sans prévenir ma mère, Gernot et moi prîmes le car, personne ne s'y offusqua, pour aller à la neige en Forêt-Noire  à environ 30 km. On s'amuse follement, mon frère sur sa luge, moi avec mes skis tout neufs  dans la neige profonde. Au retour, dans la nuit, les angoisses et colères de nos parents nous attendaient. La punition encaissée, mon père m'a quand même félicité pour mon excursion réussie. Gernot est mort l'été suivant, projeté par une camionnette des PTT sur la route. Je l'ai tiré sur le trottoir après le choc. Le chauffeur, très affecté, m'a ensuite offert un énorme sachet rempli de bonbons - dont je n'arrivais pas à en goûter un seul.  Ma mère les a distribués à mes copains.

Nous déménagions de nouveau en 1953 à Stuttgart. À l'école secondaire on était 67 enfants par classe, un seul et très jeune professeur (enrôlé pour deux mois de guerre en 45) pour toutes les matières, sauf la religion. Avec mes notes en montagnes russes, j'ai failli être viré de l'école en 56. L'école était petite, provisoire bâtie en briques, dont une grande partie avait été récupérée dans les ruines d'à côté.

À la maison, je me trouvais entre deux parents de croyances opposées : ma mère était « très catho », mon père athée.  Il fallait qu'ils rabibochent leur couple après neuf ans d'absence de mon père (service travail et militaire, guerre et prisonnier – évadé en 46). Ils n'avaient eu, dixit ma mère, à peine quinze jours de vie commune avant leurs retrouvailles. Cela marchait la plupart du temps, sauf pendant les moments rares où ces deux êtres, un peu solitaires et très têtus, s'affrontaient et vexés ne se parlaient plus pendant des jours. Après ces disputes virulentes on m'envoyait parfois descendre de notre étage de l'HLM pour ramasser les débris d'une partie de notre vaisselle qui s'était envolée par la fenêtre. Les visages ricanants des voisins étaient accrochés aux balcons.

Pour mon bien-être spirituel, mon père décida, à ma place bien sûr, que je devais aller le dimanche à la messe, ce que j'exécutais en reculant. Le seul intérêt de cette corvée était d'entendre avec soulagement les mots magiques « ite missa est ». Alors j'avais la perspective plaisante de lorgner les filles à la sortie puis d'aller boire une bière avec mes copains dans un bar bien placé proche de l'église.

Pendant mon apprentissage comme outilleur chez Heinkel, de 1960 à 63, l'usine produisait des pièces d'avion et révisait des turbines à réaction françaises pour l'armée de l'air française et la nouvelle Luftwaffe. Une fois le petit réacteur remonté avec soin, nous l'emmenions deux techniciens et moi dans une sorte de bunker isolé dans la forêt, vu le vacarme que cet engin produisait, pour être testé avant de retourner dans un container étanche de l'armée de l'air. Je mesurais le temps d'arrêt du rotor de la machine ingénieuse, sorte de tube bombé qui projetait un dard de feu avec des puissants hurlements. Moi, bien protégé avec casque et lunettes, je chevauchais cet engin impressionnant comme le baron de Münchhausen son boulet.

Nos CAP en poche, avec mon ami Gustav, nous avons réussi le concours d'entrée pour six mois de prépa intensive au lycée technique. Nos très bonnes notes (on était très motivé pour quitter le travail de l'atelier) nous ont ouvert les portes de l'école d'ingénieurs à Esslingen. Nous étions 27 jeunes hommes, entre 20 et 32 ans - moi le plus jeune - avec un solide bagage en mécanique appliquée, certains déjà mariés, d'autres avaient fait leur service militaire. On formait une classe assez hétéroclite - Souabes et Alamans - mais très solidaire. Nous étudiions la mécanique de précision et l'électrotechnique, une filière nouvellement créée.

Des études actives avec la devise : « Rien ne fait peur à un bon ingénieur ». Pour assumer mes dépenses sur ces trois ans d'études, j'ai travaillé sept mois comme tourneur. Mes parents ne roulaient pas sur l'or. Entre amis, parlant notre patois, une bière à la main, on échangeait souvent sur nos réussites, échecs et autres conquêtes, techniques et féminines ! Très utile et efficace s'avérait le travail à deux lors des trajets ou réciproquement dans nos foyers.

Enfin diplômés, pleins d'enthousiasme, des idées bien assumées, nous étions prêts à faire le bonheur de la population pour produire  en masse  des biens qui nous manquaient tant. Étions-nous une sorte d'élite technique ? Certainement pas, on n‘y pensait même pas, mais nous étions pleins d'énergie, pensant améliorer le bien-être de tous et chambouler (on n'osait pas dire révolutionner) politiquement la société. Après maintes discussions politiques très animées entre nous, on me gratifia du surnom Harry le rouge ; j'étais pourtant avec mes idées plus proche de Bakounine que de Marx (que je n'avais point lus à cette époque).

Dans ces années 1967 en Allemagne, « le grand désastre » était physiquement et visiblement surmonté : villes, habitations et écoles reconstruites, les quinze millions de blessés de guerre intégrés au travail. Les neuf millions de soldats et civils morts à la guerre ne sont pas oubliés mais en partie remplacés par l'immigration. L'industrie redémarrait, avec des nouvelles usines et machines-outils. On avait donc besoin de nous.

Mais pour nous, il fallait arracher les causes profondes du désastre, les causes qui ont conduit un pays entier, peu le niaient, à mettre au pouvoir un régime diabolique, criminel et menteur, et qui fut soutenu avec force et défendu (jusqu'à Stalingrad au moins) par l'une des meilleures armées du monde. Bref nous pensions que le sens de l'ordre, du devoir et de la discipline en excès, sans une forte dose de critique, était une des causes qui avaient mis le pays des poètes et penseurs aux mains de juges et assassins « anstatt Dichter und Denker, Richter und Henker ».

Alors vingt ans après la guerre, nos parents et la société n'étaient pas d'accord avec nous, ni prêts pour un grand changement  par la longue marche à travers les institutions. Nos idées étaient utopiques : prendre le pouvoir et faire le changement par le haut. Seuls nos enseignants et professeurs nous soutenaient, des ingénieurs confirmés et souvent à peine plus âgés que nous. Mais tout ceci mit la société allemande sous tension : nous manifestions massivement en 1967, mais le résultat était peu probant. Une fois frottées à la réalité, nos illusions implosaient sans bruit. Sauf pour une extrême minorité, une fraction qui pensait faire basculer cette bourgeoisie capitaliste (et toujours décadente bien sûr) par l'incongrue action d'imposer le changement par une violence aveugle, et mortelle pour eux aussi, et surtout sans avenir.

Après sept ans de travail chez Bosch, mariés et avec un premier enfant, en 1974 ma femme et moi décidâmes de venir en France. Je trouvai un travail chez Salmson à Laval en produisant des pompes et accélérateurs en tant qu'ingénieur analyste de valeur. Bien reçu par mes collègues, cadres et ingénieurs français, j'ai beaucoup appris sur la marche d'une usine de six cents employés, en contact quotidien avec son personnel et engagé sur de nombreux voyages commerciaux en France.

Six ans plus tard je fus contacté par une société allemande pour installer une usine en Alsace. Je me trouvais à 36 ans projeté directeur d'usine et ravi de cette promotion après treize ans de travail comme ingénieur. En 1980, il n'y avait pas d'école pour cette fonction. En trois mois nos machines et équipements étaient en place dans une vieille filature vide mais bien éclairée et nous devions démarrer la production de pompes de forte puissance. J'embauchai quatre-vingts personnes, dont six cadres, sur quatre cents reçues en entretien. Deux tiers d'hommes, un tiers de femmes, suivant mon souhait.

C'était un travail passionnant, avec des moments de grandes satisfactions, mais aussi des situations difficiles, des échecs que je devais gérer, d'autres cocasses et hilarantes. L'humain au travail essaie de faire de son mieux, mais il ne perd pas de vue ses propres intérêts et c'est bien ainsi pour tout le monde je pense. J'avais grand intérêt à faire le matin le tour de cette petite compagnie, avec des causettes si nécessaire et faire ensuite le point avec la maîtrise pour régler les problèmes. Sinon l'usine allait vite à la dérive, car les actions entreprises par les employés ne correspondaient pas toujours à mes conseils, instructions et ordres. Et une usine qui tourne mal vire vite et son directeur en premier.

Tout se passait bien ; mes quelque cours de psychologie pendant mes études m'ont facilité la tâche. J'ai essayé d'être compréhensif et diplomate avec le personnel et plus ferme avec mes supérieurs dont j'ai reçu de bons conseils. Mais parfois il y eut aussi, vu les tensions, des « engueulades à la germanique » pour clarifier les choses, ce qui ne m'a pas porté tort. Je me souviens encore des encouragements aimables de mon patron, parlant franco-allemand : « Wahler, demerden Sie sich ! ». De toute façon, le personnel, voyant l'efficacité de mes décisions, m'était favorable et reconnaissant : personne ne changeait de trottoir quand j'en croisais parfois dans la rue.

Je me plaisais bien dans travail, m'amusais pas mal, mais au bout de trois ans, l'usine était en place et produisait bien. Alors voyant défiler des nuages nostalgiques  de mon bureau (où j'étais rarement), l'envie de changer fut pressante pour la quatrième fois. Tout fut précipité et terriblement chamboulé par la catastrophe personnelle avec la mort par accident de deux de nos trois enfants  qui nous déchira et nous projeta en dehors de nos amis et à l'écart d'une société rassurante…

Alors, la course à pied et la philosophie m'ont évité de sombrer dans la colère et dans une dépressive nostalgie. La décision fut prise, on se rapprocherait de la Bretagne, aux origines de ma femme.  De nouveau à cinq, avec notre fille et deux garçons bébés, nous déménagions en Anjou en 1987. J'y trouvais un emploi similaire pour installer une nouvelle usine en coopération avec mes patrons suisse et français : une « union » de peu de confiance… !  Nous produisions des cylindres (barillets de serrure) de précision sur combinaison pour protéger  « tous les biens de France et de Navarre ».

À cette époque, j'ai découvert l'Afrique, après un travail bref et épique au Gabon ; nous y sommes retournés avec ma femme : Togo, Sénégal et Afrique du Nord. L'effectif de l'usine angevine était en grande majorité de sexe féminin, ce qui m'imposait des contraintes et précautions nouvelles. Au bout de cinq ans, ayant dirigé pour d'autres ce que je voulais faire mieux pour moi-même, j'ai réalisé mon rêve : posséder et conduire ma propre petite société pour produire des couteaux industriels.

Maintenant en retraite, il doit rester une douzaine d'hommes de ma classe en vie, dont mes copains les plus proches : Willy (90 ans, développeur de plaques sensitives et micro-ondes), Ulli (81 ans, machines textiles ultra-rapides), Gustav (80 ans, char Leopard II) et Harry (moi 80 ans, alternateurs, pompes et autres outils). Quand on se retrouve encore, avec nos épouses, en parlant tous français, c'est un plaisir d'échanger sur nos vies, l'évolution de la société et notre ex-travail. On pense qu'on a fait du bon boulot et amélioré un peu le monde. Sans être prétentieux, on n'est ni nostalgiques ni déçus. Quel est le bilan de notre travail ? Personne ne le fera et c'est bien ainsi.

L'avenir nous intéresse encore et nous sommes fermement convaincus que l'humanité fera correctement face à tous les défis de l'avenir. Notre fierté et notre joie, nos enfants et petits-enfants, poursuivent, à leur façon et sur d'autres voies, leur vie et assurent ainsi leur avenir en tentant de réaliser ma devise : préserver et augmenter la complexité de l'existant sur terre.

Le progrès si décrié (et avec lui les ingénieurs) a réalisé des avancées considérables dans tous les domaines de la vie humaine jamais vus auparavant ; pratiquement tous en profitent. En 80 ans la population humaine a triplé. Elle est mieux nourrie, logée, éduquée et vit en moyenne vingt ans de plus qu'avant cette période. Les défis de nouveaux progrès sur l'environnement, le climat, les énergies durables, le bien-être de tous… peuvent être résolus avec les technologies actuelles ! Il est certain que la masse de la population en profitera de nouveau. Or seul un nouveau travail créatif nous procurera des libertés et des moments de bonheur (Robert Misrahi).

Visiblement le sourire du bien-être ne se remarque pas sur de nombreux visages dans la rue. Une grande partie de la population a oublié d'où nous venons, que ni pain ni machine ne tombe du ciel et surtout que la dernière chemise n'a pas de poche !

Aujourd'hui, après avoir travaillé tant d'années en Anjou, fini l'actif vagabond de jadis qui est définitivement en retraite après avoir arrêté une activité bénévole pendant quinze ans comme visiteur de malades au CHU. Mais je n'aurais jamais imaginé, étant enfant, vivre dans ce beau pays et avoir la nationalité française, pas loin des tombes de Rabelais et Ronsard, pays où se croisaient des héros de ma jeunesse : Gargantua, Richard Cœur de Lion et d'Artagnan. Reste une question, après cette vie agréable de retraité actif : où va me mener mon dernier voyage ? On a tous une petite idée là-dessus… Et pour une fois l'ingénieur n'a pas de solution !

Pourtant on reste toujours un ingénieur dans la tête : quand je vois à la télé, buvant ma petite bière à l'apéro, une VW coccinelle rouler avec « mon » alternateur, et le Cube de la Défense équipé de « nos » serrures, quand je mange une salade aux gésiers, une cuisse de poulet - coupée avec « mes » lames, j'ai un sentiment de satisfaction et de fierté, ce qui, bénéfice secondaire, amuse ma femme.

En plus du pain et des machines, deux autres éléments m'ont aidé dans ma vie : la littérature et les piscines (mes parents lisaient beaucoup mais ne savaient pas nager). Passer une journée entière à lire, à vivre et à nager en plein air rendait la vie en famille et en HLM supportable, apportait une précieuse liberté pour mon équilibre et ma curiosité. Oui, lire augmente l'intelligence, transmet aux autres humains les moyens de mieux vivre ; c'est la clé qui nous ouvre le monde invisible dans nos têtes.

En cassant la croûte d'une bonne et odorante baguette bien cuite et bien française, je pense à ma grand-mère Agnès Müller : une pensée pour elle et son pain quand elle me tranchait, avec ses doigts noueux, déformés par l'arthrose et le travail, une large et épaisse tartine, bien beurrée, d'un goût inoubliable.

Harald Wahler