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Pierre-Henry Frangne. L'idée de création artistique : présupposés, sens et enjeux.

Pierre-Henry Frangne est professeur en philosophie de l'art à l'université de Rennes 2 (UFR Arts, Lettres et Communication). Sur ses activités de recherche et ses publications, voir sa page personnelle sur le site de l'université Rennes 2.

Ce texte est celui d'une conférence prononcée à la journée d'études « Le geste créateur dans les pratiques théâtrales en amateur », laboratoire théâtre de l'équipe de recherche Arts : pratiques et poétiques, le 18 mars 2016, université Rennes 2.

© Pierre-Henry Frangne.

Mis en ligne le 13 février 2019.


L'idée de création artistique : présupposés, sens et enjeux

« Je ne crée rien à vrai dire – Je nettoye une sorte de médaille cachée, une statue enfouie dans la glaise – Tout existe déjà c'est mon impression – Lorsque tout est bien nettoyé, propre, net – alors le livre est fini. Le ménage est fait – On sculpte, il faut seulement nettoyer, déblayer autour – faire venir au jour cru; – avoir la force c'est une question de force – forcer le rêve dans la réalité – une question ménagère – De soi, de ses propres plans il ne vient que des bêtises – Tout est fait hors de soi – dans les ondes je pense – Aucune vanité en tout ceci – C'est un labeur bien ouvrier – ouvrier dans les ondes. »

Louis-Ferdinand Céline, Lettres à Milton Hindus, 1947-1949, Gallimard, 2012.

Mon étude va s'essayer à réfléchir au sens, à la nature et à la valeur de l'idée de création dans le champ de l'art et des arts. Elle va tenter de dégager les présupposés de la notion en montrant le paradoxe selon lequel la création est un concept à la fois dangereux, plein de risques, et sûrement nécessaire à l'intelligence de la production, du travail ou du processus artistique. Le danger vient de ce que j'appellerais après Panofsky une héroïsation de l'acte d'engendrement de l'œuvre d'art en fondant cette dernière sur une toute-puissance inspirée, géniale (et par là même incompréhensible) de l'artiste. La nécessité vient du fait que le concept permet de prendre en considération la liberté, l'originalité et l'intention du sujet qui est l'auteur de l'œuvre c'est-à-dire son créateur responsable. Par créateur responsable, j'entends son géniteur, son propriétaire qui en répond parce qu'il l'a faite comme un père fait ses enfants et parce qu'il a sur eux en conséquence une autorité (auctoritas). Sans doute sera-t-il impossible de dépasser cette contradiction. Au mieux faudra-t-il la développer afin que le concept de création qui semble aller de soi apparaisse au contraire, non comme une évidence, mais comme tout à fait problématique et étonnant. Par notion problématique et étonnante, j'entends une notion que la philosophie qui s'étonne par principe (qui s'émerveille et s'inquiète) comme nous l'ont appris Platon et Aristote, qualifie d'aporétique, une notion qui n'est intellectuellement vive que parce qu'elle sait ses limites ou ses points aveugles ; une notion qui ne doit être maintenue qu'au sein de sa propre critique et de sa propre crise. La notion de création apparaîtra alors comme une notion critique qui sied d'ailleurs assez bien à notre époque de crise qui est une époque « époquale » si je puis dire, une époque critique à tous les sens du terme (de crise, qui cherche des critères et qui à tout moment décide et joue son avenir), une époque qui fait du doute et du suspens (épochè) le lieu et l'instrument toujours reconduits de la conscience qu'elle a d'elle-même.

La critique du concept de création est nécessaire pour plusieurs raisons. La première que je voudrais dire de façon préliminaire est extrêmement large. Elle est que nous vivons à l'époque d'une hypertrophie de l'usage des mots de création et de créateur. La création est partout, dans l'art, mais aussi dans l'économie et dans l'ensemble des institutions humaines, sociales, politiques et culturelles. On est créateur d'entreprise, de mode, de vêtement, de parfums, de meubles, de papiers peints, de concepts, de publicités, etc. Cette inflation engendrant une complète généralisation de la notion tend à faire du mot une notion évidente, un préjugé dont l'obscurité et la confusion n'apparaissent plus aux yeux de ceux qui l'emploient. Je dis « n'apparaissent plus », car il fut un temps assez éloigné — du Moyen Âge au XVIIe siècle — où le concept appliqué à la création divine était l'objet d'analyses très serrées concernant sa nature, ses significations, ses conséquences métaphysiques et épistémologiques, sa validité enfin. La critique de la notion de création va se déployer ici en quatre moments intitulés : « créativité », « art et création », « modèles de la création », « mort et résurrection de l'auteur-créateur ». Par critique, je n'entends pas sa complète destruction théorique ou annihilation ; j'entends la mise au jour des présupposés, de ses difficultés mais aussi de ses vertus par lesquelles la notion de création semble problématique : à la fois nécessaire et dangereuse ; lieu et objet d'une inquiétude qui la rend, non complètement intempestive, mais au contraire actuelle et vivante.

1) Créativité

La première et principale raison qui explique la nécessité d'une critique de la création (si je mets à part l'usage hyperbolique de la notion de création ou de créateur), est que nous vivons à une époque de la créativité ou, pour le dire autrement, à l'époque qui pense l'homme et la culture comme fondamentalement créateurs c'est-à-dire comme devenir, projet, émergence de formes nouvelles. On peut même dire que ce qui caractérise notre époque contemporaine, ce qui fait sa contemporanéité, non au sens purement historique de ce qui est de notre temps mais au sens plus théorique d'un certain mode d'être, d'une attitude existentielle qui structure d'une manière particulière l'expérience vécue comme une condition, est qu'elle se saisit elle-même comme créatrice. On peut dire que nous nous saisissons spontanément et définitivement comme créateur depuis que, dans la foulée de l'époque des Lumières, la culture occidentale se pense comme profondément historique. L'histoire est la substance même des institutions humaines perfectibles et progressantes. Ces institutions ne sont plus condamnées à l'imitation de modèles anciens ou antiques ; elles sont le fruit et le milieu d'une construction et d'une invention faisant échapper l'homme et sa société à la répétition d'une tradition ou à la fidélité d'un principe originaire existant sub specie aeternitatis : Dieu, le beau, le vrai, le bien.

On pourrait déjà vérifier cette idée sur l'exemple de Winckelmann pourtant porteur d'un projet néo-classique dans les années 1760. Car, si Winckelmann dans le domaine de l'art considère que les Grecs ont donné l'expression la plus haute du beau idéal et le modèle à imiter le plus parfait parce qu'ils ont engendré l'unité, l'harmonie, la grandeur tranquille et la simplicité jointes ensemble, le créateur de l'histoire de l'art considère que l'art ne se répète pas et qu'elle est le lieu d'une invention sans cesse renouvelée. Contrairement à ce qui se passait chez Vasari, la logique de l'histoire de l'art — qui s'effectue à même les œuvres observables et non à même les vies d'artiste et dans leurs circonstances toujours singulières — cette logique empêche une temporalité cyclique et rend possible en conséquence sa foncière ouverture et créativité. Cela signifie que, pour la conscience historienne ici en son émergence, les époques ne se répètent pas alors même que les périodes — conformément à leur sens étymologique — demeurent toujours enchaînées à elles-mêmes, dans leur identique succession mais dans des rythmes ou des tempi différents. Winckelmann sait alors que la Renaissance a eu lieu et qu'elle ne ressuscitera pas. Si l'histoire est le lieu d'une nouveauté toujours ouverte, l'historien doit avoir à l'esprit l'idée selon laquelle les époques antérieures sont nécessairement et irrémissiblement mortes. Leurs œuvres sont certes vivantes et agissantes c'est-à-dire admirables, mais leur actualité est toujours celle d'une trace ; comme l'empreinte ou l'indice d'un monde qui est mort et qui ne reviendra plus. Une renaissance est possible en art et même souhaitable — et non pas la Renaissance. La beauté grecque, en tant qu'elle est grecque, est désormais tout entière abolie. Ne reste que la présence-absence du modèle du beau idéal qui doit continuer d'irriguer cependant l'art contemporain sous la forme du néo-classicisme voué à une tâche impossible qui est celle de l'imitation d'un modèle inimitable au sens strict.

L'historicité possède donc quelque chose de tragique, sa créativité ou sa vitalité reposant nécessairement sur la reconnaissance de la mort. La créativité se paie toujours de la conscience nostalgique d'un déclin qui nous dirait mélancoliquement : « rien n'est beau que ce qui n'est plus… » pour paraphraser Jean-Jacques Rousseau dans La Nouvelle Héloïse[1]. De là, le texte magnifique sur lequel Winckelmann clôt sa longue enquête :

Le point auquel je suis parvenu dans l'histoire de l'art en dépasse déjà les limites, et bien qu'en examinant le déclin et la mort de cet art, je sois presque dans l'état d'esprit de celui qui, décrivant l'histoire de sa patrie, serait tenu d'en aborder la destruction qu'il a lui-même vécue, je n'ai pu m'empêcher de suivre le destin des œuvres d'art, aussi loin que portait ma vue. Ainsi l'amante restée sur le rivage suit, les yeux baignés de larmes et sans espoir de le revoir, son amant qui prend la mer, et croit en voir l'image dans la voile déjà lointaine. Nous n'avons plus, comme l'amante, qu'une sorte d'ombre de l'objet de nos désirs ; mais cette silhouette nous fait d'autant plus regretter l'objet perdu, et nous examinons les copies avec bien plus d'attention que nous le ferions si nous avions la jouissance des originaux. Nous sommes bien souvent dans le cas de ceux qui, voulant connaître les spectres, croient les voir où il n'y en a pas : le nom de l'Antiquité est devenu un préjugé ; mais même ce préjugé n'est pas sans utilité[2].

Dans la lignée de Winckelmann, de sa conscience historique et de son classicisme, les deux grands philosophes de la créativité humaine qui constituent comme les deux foyers de l'ellipse en laquelle consiste notre contemporanéité, sont Hegel et Nietzsche. Ils sont tous le deux au principe de notre contemporanéité, alors même qu'ils s'opposent très violemment l'un à l'autre, le premier étant un philosophe du concept et du système, le second étant un philosophe perspectiviste du fragment et de l'ivresse trouvant son idée rectrice, non dans la logique dialectique et processuelle, mais dans les métaphores d'une pensée artiste. Chez les deux pourtant, et selon des modalités tout à fait contraires, se déploie l'idée de la créativité humaine.

Selon Hegel, la philosophie ne fait qu'expliciter de façon systématique le développement ou le processus de l'esprit qui n'est pas séparé de la réalité parce qu'il est une puissance de réalisation ou d'effectuation. L'esprit est un résultat, il est son résultat, par un mouvement de sortie hors de soi (d'expression) et par un mouvement de retour à soi. Dans ce processus, l'esprit produit un monde qui est le sien propre et qui est celui de l'histoire et de la culture. Parce que l'esprit est « sujet au développement de soi-même », parce qu'il n'est que ce qu'il se fait, histoire et la culture sont l'esprit lui-même, non comme une entité fixe et close sur elle-même, sur son intériorité et sur son éternité, mais comme un devenir. Ce devenir est un devenir concret par lequel l'esprit, dans le même mouvement, se connaît comme libre et créateur et réalise et crée sa propre liberté (noter les deux sens de « réaliser » : connaître et effectuer). Sur un mode ulysséen, l'esprit fondamentalement voyageur conquiert la double maîtrise théorique et pratique de soi et du monde. Dans cette conquête qui est toujours « le chemin du doute et du désespoir », l'esprit s'apparaît à lui-même ou se manifeste à lui-même (phénoménologie) ; il se reconnaît lui-même et se produit lui-même. Il crée sa propre identité et en jouit. Cette identité n'est pas l'identité première, narcissique, d'un moi préalable, fixe et clos sur lui-même et sur sa propre contemplation. Elle est une identité seconde, celle d'un soi (non une identité mais une ipséité) qui n'est plus un présupposé mais qui est un posé (un résultat), le terme jamais définitif d'une création de soi qui a dû passer par les dangers de l'extériorité, du risque de l'aliénation et de la mort. Et même au sommet de cette conquête et création de soi, l'esprit humain se souvient de tous les dangers, de tous les efforts qu'il a fallu affronter et surmonter afin d'accéder à ce que Hegel nomme le savoir absolu qui est le contraire de ce que nous appelons ordinairement un savoir absolu, parfait et définitif. Tel est le sens de la dernière formule de la Phénoménologie de l'esprit où Hegel, compare l'histoire à la montée du Golgotha en citant deux vers de Schiller : « L'histoire conçue, forme la récollection et le calvaire de l'esprit absolu, l'effectivité, la vérité et la certitude de son trône, sans lequel il serait la solitude sans vie ; c'est seulement du calice de ce royaume des esprits qu'écume jusqu'à lui sa propre infinité. »

C'est sous une forme entièrement différente que la philosophie de Nietzsche offre à la pensée contemporaine une pensée de la créativité infinie en laquelle consiste la réalité. Cette forme n'épouse pas la logique dialectique du concept, et elle n'a pas la figure hégélienne d'un cercle ouvert ou d'un cercle de cercles. Cette forme épouse au contraire l'image éruptive et disséminante de l'explosion dans tous les sens qui est le mouvement chaotique de la vie inventant infiniment des formes se déformant ou se métamorphosant toujours. C'est sous le modèle de l'art créateur que Nietzsche pense la réalité se démultipliant en apparences et en perspectives toujours mouvantes et s'augmentant sans cesse selon cette force que Nietzsche nomme volonté de puissance (Wille zur Macht). Or, ce modèle artistique se veut sans modèle. L'art, les arts, les arts du temps comme la musique ou les arts du corps comme la danse, offrent à Nietzsche le moyen d'une pensée du devenir et de la métamorphose qui critique toute assise, tout fondement et tout arrière-monde comme autant d'idoles métaphysiques. Sans absolu, sans dieu, sans moi, sans âme, la philosophie nietzschéenne (philosophie belliqueuse et agonistique) repose sur une pensée du corps comme effort pour « devenir davantage[3] »  : comme « débordement nécessaire par delà toutes les limites[4] ». L'augmentation infinie des perspectives, des formes, des valeurs et des apparences (c'est tout un ici), est le sens sans direction, sans finalité, sans unité ni homogénéité ni signification, à la fois de la vie biologique et de la vie l'humaine qui doit faire corps avec la créativité de la vie elle-même. Telle est la discipline humaine, « la discipline de la souffrance, de la grande souffrance, ne savez-vous pas que c'est la seule discipline qui toujours ait permis à l'homme de s'élever ? […] Cette dureté nécessaire pour tous ceux qui gravissent les montagnes[5]. » Tel est aussi « notre impératif » : « Ce n'est pas un « tu dois », mais un « il faut que je » de l'hyperpuissant-créateur[6]. » Cet impératif est celui de l'ivresse dionysiaque, du dépassement, de l'hybris, de la selbstŸberwindung qui est le mouvement (physiologique et culturel à la fois) de création et d'autodépassement de soi, de démultiplication exaltée de soi où disparaît tout moi solitaire et fixé. « L'effet de l'œuvre d'art, dit le philosophe-artiste, c'est de provoquer l'état propre à créer l'œuvre d'art, c'est de susciter l'ivresse[7]. » L'effet de l'œuvre d'art est de donner le sens de l'affirmation, d'une « double affirmation » comme dit Gilles Deleuze : « 1) L'œuvre d'art pose l'infini comme signification de l'humain : l'homme est en permanence ce qui doit se dépasser, et c'est pourquoi « l'art des œuvres d'art n'est qu'accessoire » : l'œuvre faite, l'art consiste à la dépasser ; 2) L'œuvre d'art impose un modèle nouveau de signification, en droit infinie ; en effet, par l'art, le sens révèle sa nature même : la multiplicité[8] . » La multiplicité créatrice ; il faudrait dire : hypercréatrice.

2) Art et création

Comme le montre ce rapide développement sur la pensée nietzschéenne, la seconde raison de la nécessité d'une critique du concept de création est que nous vivons à l'époque où le champ privilégié d'application des notions de création et de créateur est bien celui de l'art. Nous sommes depuis au moins Nietzsche à un moment historique où l'art et la création se recouvrent presque parfaitement, où le mot de créateur tend à remplacer le mot d'artiste, où le mot de création tend à remplacer le mot d'œuvre d'art, où le mot de création est souvent utilisé (première occurrence dans les années 1840) dans les arts de la performance (théâtral et musical) pour désigner la première exécution, la première interprétation ou représentation, le premier rôle. Ce mouvement amenant une sorte de parfaite juxtaposition ou équivalence de la notion de création et de la notion d'art s'est accompli fin XVIIIe et début XIXe siècles : comme les mouvements dont j'ai parlé auparavant, ce mouvement est constitutif de notre époque contemporaine.

C'est au tournant du XVIIIe et du XIXe siècles qu'a émergé et s'est stabilisée la notion d'art telle que nous l'entendons encore aujourd'hui : par art, nous comprenons une activité reposant sur la rationalité et sur la liberté humaine, engendrant un objet détaché des autres objets de la culture humaine qui possèdent toutes sortes de fonctionnalités sociales, politiques, religieuses, techniques ou cognitives. Cette activité est autotélique en produisant un objet qui possède un fonctionnement propre, spécifique, purement esthétique ; elle est une activité autonome fabriquant l'œuvre d'art conçue comme résultat de ce qui est paradoxalement un jeu et une production poïétique, une production qui dépasse la simple application de règles déterminées et la considération d'un concept identifié d'un côté, et, d'un autre côté, l'activité spontanée relevant de l'automatisme, du machinal, de l'instinct ou de l'inconscient. La création artistique est singulière et sise entre l'activité scientifique et technique réglée et méthodique, transparente à elle-même, et le mouvement irréfléchi d'un engendrement ou d'une inspiration. Étant dans l'interstice qui sépare ces deux activités, elle en reprend les deux aspects antithétiques. L'œuvre d'art est ainsi le résultat d'une activité productrice reposant sur une intention consciente mais « dont on ne saurait donner une règle déterminée » comme le dit Kant (Critique de la faculté de juger, ¤ 46). La création demeure ainsi mystérieuse, irréductible à l'explication et à la science, d'autant plus qu'elle est le fait d'un talent ou d'un génie qui produit (sans vraiment savoir comment) l'œuvre d'art coupée du monde quotidien et des objets qui l'encombrent, et qui est toute reployée ou enclose sur son fonctionnement immanent. Selon une logique organique qui fait d'elle un microcosme « achevé ou accompli en soi[9] » comme le dit le penseur contemporain de Kant Karl Philipp Moritz, l'œuvre est créée conformément à l'étymologie même du mot de création venant de crescere, croître, faire pousser. L'œuvre d'art entièrement créée est comme le monde au sens strict d'univers, un monde « sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style » comme le déclare célèbrement Flaubert à Louise Colet le 16 janvier 1852 en donnant, si l'on peut dire, le critérium du chef-d'œuvre, l'œuvre capitale et unique dont Hans Belting a produit la déconstruction conceptuelle et historique dans Le Chef-d'œuvre invisible. Par le chef-d'œuvre se cristallise le génie paradoxalement original et exemplaire, émancipé de tout modèle à imiter mais pourtant modèle pour tous les autres génies. Dans le chef-d'œuvre s'accomplissent la création et la toute-puissance ou l'absolue maîtrise de l'artiste. Derrière le chef-d'œuvre, l'artiste disparaît comme personne psychologique et comme un auteur particulier. Derrière le chef-d'œuvre, c'est aussi le travail, les efforts, les ratures et les repentirs qui disparaissent de manière à ce que l'œuvre d'art parfaite résorbe en son sein le trajet difficile par lequel l'artiste a dû passer. Ce faisant, le chef-d'œuvre qui est une œuvre d'art, une œuvre de l'art (un artefact), donne le sentiment et l'apparence d'être un objet naturel qui coule de source avec une aisance quasi divine.

Tel est donc le triple paradoxe de la création d'un chef-d'œuvre dans les ¤ 43 à 50 de la Critique de faculté de juger kantienne : a) elle est une opération réglée sans que l'on puisse formuler la règle (obligatoirement adossée à un concept, sinon elle ne serait une œuvre de l'art, mais un concept inconnaissable) ; b) elle est une fabrication artificielle qui cache, sans le faire complètement cependant, son artificialité derrière une apparence de naturalité ; c) elle est originale (ni apprise, ni acquise, ni imitée ; elle est un don) mais pourtant exemplaire pour les autres créateurs. C'est dans le sillage de ce triple paradoxe demeurant nécessairement mystérieux que va se faire la sacralisation romantique du créateur et que va s'élaborer la conception spéculative de l'art irriguant l'art et la philosophie de l'art de tout le XIXe et d'une bonne part du XXe siècle ; c'est dans ce sillage que va se déployer comme une religion de l'art dévoilant le fond métaphysique du monde (voyez Schopenhauer, voyez Wagner) et l'adosser à la vocation ou au sacerdoce de l'artiste-créateur. Cette vocation est possible parce que le génie créateur exprime ce que Kant appelle une idée esthétique qui est « une représentation de l'imagination, qui donne beaucoup à penser (viel zu denken), sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible » (Critique de la faculté de juger, ¤ 49). Il y a bien ici l'idée d'un symbolisme dans l'art par lequel l'esprit humain élargit ses pensées à des intuitions auxquelles aucun concept n'est adéquat et qui sont par là même inexprimables parce qu'elles ouvrent, « à perte de vue » dit Kant, au-delà des limites de l'expérience et des mots. L'idée esthétique est ce qui donne une forme sensible aux « êtres invisibles, aux saints, à l'enfer et à l'éternité » ou qui élève à la perfection (et au-delà des bornes de l'expérience sensible) des choses que l'on expérimente comme la mort, les vices, l'amour, la gloire, etc. Ce faisant, elle représente et élève à ce que Kant appelle le suprasensible, c'est-à-dire à l'ordre spirituel de la moralité. Kant ouvre donc la voie à l'idée selon laquelle l'artiste crée des formes sensibles qui expriment une pensée ou un contenu qui n'existeraient pas sans elles. Il ouvre la voie à ce que Hegel développera dans son esthétique à savoir la thèse de la nature créatrice, philosophique et symbolique de l'art, l'idée selon laquelle l'art crée et pense à la fois ; idée symétrique de celle de la nature créatrice et artistique de la philosophie qui crée ses concepts comme le sculpteur crée sa statue, qui crée ses formes — et dans l'esthétique qui recrée les œuvres — dans le matériau du langage.

Notre définition actuelle de l'artiste comme créateur d'objets symboliques qui donnent à penser est donc une invention kantienne, et cette invention est sise principalement au paragraphe 43 de la Critique de la faculté de juger, livre que l'on réduit trop souvent à sa partie consacrée au jugement de goût, sans voir qu'il invente l'artiste créateur et l'art comme création.

Ce faisant, Kant accomplit un mouvement qui était né à la Renaissance, mouvement avec lequel il rompt cependant pour donner pleinement naissance à notre modernité esthétique. Dans L'Œuvre d'art et ses significations (p. 109-133) ou dans Idea (p. 150), Panofsky rappelle que c'est la Renaissance qui pour la première fois fait émerger la notion d'artiste créateur avec le sens pleinement positif qui est le nôtre. Cette émergence découle de deux opérations.

La première est celle de ce qu'il appelle « le décloisonnement de la théorie de la pratique », théorie et pratique dont DŸrer disait de façon neuve : « l'une sans l'autre ne sert de rien. » Ce décloisonnement est un double mouvement d'intellectualisation des arts et d'engagement des sciences dans la concrétude de la pratique ou de la fabrication, double mouvement qui fait sauter le dualisme d'origine grecque de la théoria et de la technè reconduit par le dualisme médiéval art libéral et art mécanique. À partir du moment où le dessin et la peinture reposent en effet sur les données géométriques et optiques de la perspective artificielle, l'art de la production des images n'est plus un art mécanique, ministériel et inférieur réservé aux ouvriers et aux serfs ; il devient un art libéral, art noble parce qu'art de la pensée, du verbe et du calcul. Inversement, à partir du moment où les sciences d'observation, comme l'anatomie par exemple, ont besoin d'images exactes pour comprendre et enregistrer la structure du réel (et, en lui, les fonctions des parties qui le constituent), les arts libéraux se mettent à l'épreuves des faits et deviennent des sciences appliquées, des techniques au sens moderne du terme. Ici, savoir c'est voir et voir c'est savoir. L'image est un concept et le concept est une image. La production d'images peintes, gravées, sculptées, n'est alors plus cantonnée dans les régions inférieures, anonymes des ateliers médiévaux. Elle devient une activité supérieure qui fit que Mantegna et Titien furent tous les deux anoblis ; qui fit aussi que l'artiste désormais personnage important de la condition humaine signe son œuvre.

La seconde opération est la construction d'une nouvelle anthropologie, d'une nouvelle conception de l'homme émancipée de celle du Moyen Âge. A cette époque en effet, l'homme est une créature à l'image de Dieu et cette créature est le moyen de la création et de la finalité divines. La liberté humaine consiste ici à se conformer à cette finalité divine, et la figure humaine est la figure adamique. Augustin et saint Thomas diront tour à tour creatura non potest creare parce que seul Dieu est créateur, parce que seul Dieu crée ex nihilo et parce que, quand on utilise un outil, on ne dit pas que c'est l'outil qui crée mais que c'est celui qui l'utilise. La nouvelle anthropologie qui va naître à la Renaissance va substituer au modèle adamique un nouveau modèle qui est le modèle prométhéen très visible dans la célèbre formule de Pic de la Mirandole énoncée en 1506 : « ļ homme, de toi-même à ton gré modeleur et sculpteur, puisses-tu te donner la forme qui te plaît. » Prométhée, symbole négatif chez les Grecs (voir le mythe dans sa version platonicienne au début du Protagoras), devient pour la première fois symbole positif tel qu'il est encore pour nous au moins jusqu'à l'invention de la bombe atomique et la conscience après la seconde guerre mondiale des aspects désastreux écologiquement et éthiquement de l'hypertrophie de la technique. C'est ici que se trouve l'origine de cette idée dont j'ai dit tout à l'heure qu'elle trouvait sa pleine extension chez Hegel : l'homme est libre parce qu'il est créateur de lui-même, il n'est que ce qu'il se fait et, ce faisant, se fait l'égal de Dieu : « Le vrai poète, dit un critique du XVIe siècle, fait comme Dieu qui, sans mettre aucunement en peine sa divine imagination, fit surgir l'univers du néant, sans même de modèle ni de moule. » Dieu est un artiste, l'artiste est un dieu, comme Michel Ange le divin ou comme nos modernes divas.

C'est donc bien la Renaissance qui invente l'homme et l'artiste tous les deux créateurs, mais, comme nous le voyons, il l'invente sous la figure du savant et du théoricien. Il faudra donc attendre Kant pour que l'art soit distingué de la science après que la Renaissance l'a distingué de l'artisan. Or, comme nous l'avons vu, l'art se distingue de la science parce qu'il repose sur des concepts et des règles informulables et qu'il produit des symboles expressifs, des pensées sensibles, des intuitions originales de l'irreprésentable, des idées (et non des concepts) esthétiques qui ont pour finalité de donner à penser : « J'entends cette représentation de l'imagination, qui donne beaucoup à penser, sans qu'aucune pensée déterminée, c'est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intelligible[10]. »

3) Modèles de la création

Dans les développements qui précèdent, dans la généalogie du concept d'artiste créateur que ces développements ont produite, on saisit bien désormais le soubassement métaphysique et théologique de l'idée de création, réfugiée si l'on peut dire de façon privilégiée dans le domaine de l'art. Par l'idée de création artistique, l'art conserve donc quelque chose de religieux que l'expression « geste créateur » qu'utilise notre journée d'étude met, sans doute sans le savoir, en avant. Au sens strict, la création est l'apparition d'une chose sans que ses matériaux ne préexistent. La création est divine parce qu'elle est creatio rei ex nihilo. Elle est un commencement absolu. Elle est aussi une origine absolue si par origine on n'entend pas seulement un commencement chronologique mais aussi un commencement logique, un commandement si l'on peut dire, qui fait exister dans le même mouvement, et à partir de rien, les choses et leur essence. La création n'est donc pas une production, une fabrication, une poièsis, un engendrement, une démiurgie telle que les Grecs la pensent et telle que Platon la décrit dans le Timée quand il dit que le dieu a fabriqué le monde sensible en ayant les yeux rivés sur le monde intelligible et qu'il organisa ainsi le ciel à l'image mobile de l'éternité (de ce monde intelligible). Pour les Grecs, rien ne peut procéder de rien et la Genèse, le fiat lux tel qu'ils se trouve dans la Bible sous la forme d'un mystère sublime, le verbe divin qui crée les choses quant à leur forme (essence) et quant à leur matière, tout cela n'existe pas. Parler alors de « geste créateur » c'est se référer subrepticement à ce mystère sacré que les Latins appellent numen, ce petit signe de tête exprimant une volonté et dont Rudolf Otto a fait au début du XXe siècle la propriété du sacré désignée par le terme « numineux[11] ». Parler de « geste créateur » c'est se référer au symbole (au sens kantien du terme) que Michel Ange a inventé et qui montre Dieu nommant de son index pointé, et par là même faisant exister, le premier homme. Parler de geste, c'est se référer à un mouvement à la fois corporel et spirituel qui est fulgurant, instantané, et ne possédant pas la nécessaire délibération, la conception préalable et la médiation temporelle de l'exécution, de l'effort et du travail que l'on trouve dans toute activité humaine qui est, non un geste spontané et mystérieusement significatif, mais un processus. Au sens strict, indépendant d'un contexte magique ou religieux, un geste créateur est un oxymore. L'utiliser, c'est reconduire ce contexte magique et religieux ; c'est resté attaché à la nature auratique de la création et de l'œuvre ; c'est persister dans la pensée de leur nature inaugurale et je dirais simplement augurale ; c'est magnifier la toute-puissance de l'artiste qui conserve le souvenir du modèle divin et chrétien parce qu'il maintient la trace, jamais complètement effacée, d'un surgissement original au double sens du terme : de nouveau ou d'inédit, mais aussi d'originaire (un commencement, un dévoilement de l'origine et une remontée à elle).

Quoi qu'il en soit, la tradition philosophique nous livre plusieurs modèles de la création artistique ; plusieurs gestes.

Le geste numineux. Le plus prégnant et le plus radical quoique sans doute le plus mystifié et le plus mystifiant, est celui de la création chrétienne. Il est maintenu parce qu'il permet de distinguer la création artistique de la production de la pensée d'une part et de la production artisanale d'un objet d'autre part. Pour ce modèle, l'œuvre est un nouveau monde qui sort de rien. Pour ce modèle, l'œuvre sort d'une maîtrise et d'une liberté absolue de l'homme.

Le geste artisanal. Le second modèle quoique le plus ancien est celui de la production artisanale elle-même telle que la pensent les Grecs et spécialement Platon et Aristote. Pour ce modèle, l'œuvre est un monde qui provient d'un travail d'assemblage, d'organisation et de composition (au sens étymologique) de l'artiste. De ce point de vue, l'œuvre est un système réglé, un système de rapports entre des choses qui conviennent les unes aux autres et à la totalité à laquelle elles appartiennent. C'est sur cette conception que repose notre définition cosmétologique de la beauté, de la beauté comme kosmos. C'est cette conception qu'explicite Platon dans le Gorgias (503 e) par exemple : « Tu peux à ton choix, envisager l'exemple des peintres, celui des architectes, des constructeurs de bateaux, de tous les professionnels… ; chacun d'eux se propose un certain ordre quand il met chacune à sa place des choses qu'il a à placer, et il contraint l'une à être ce qui convient à l'autre, à s'ajuster à elle jusqu'à ce que l'ensemble constitue une œuvre qui réalise un ordre et un arrangement. » C'est aussi cette conception que déploie profondément Aristote dans la Poétique quand il fait la théorie (la science) du théâtre tragique. L'âme de la tragédie, selon lui, c'est le muthos, l'histoire, et non les éléments du spectacle qui ne sont que des « assaisonnements ». Or qu'est-ce que l'histoire ? Aristote répond en grec : sunthésis ou sustèsis tôn pragmatôn, une synthèse de faits selon la logique du nécessaire ou du vraisemblable qui permet de produire une totalité qui a un commencement, un milieu et une fin, fin entendue au sens de terme mais aussi de finalité c'est-à-dire d'accomplissement. Créer ici, c'est assembler, c'est « agencer » un système imaginaire, un mechanèma, qui produit un effet de réel non pas par référence ou fidélité à la réalité, mais par cohérence interne, c'est-à-dire par fidélité à soi-même. Entée sur cette conception du travail artistique, la logique de l'œuvre est profondément métaphorique et tautologique : métaphorique parce que l'agencement permet un transport du réel dans le monde fictif machiné de l'œuvre ; tautologique parce que cet agencement clôt ce monde sur lui-même et, ce faisant, fait que ce monde est bien un monde qui tient de et par lui-même.

Le geste expressif. Le troisième modèle s'intercale entre les deux précédents. Il est celui de la création, non comme construction, non comme création ex nihilo, mais comme émanation ou comme procession. Il est inventé au IIIe siècle de notre ère par Plotin dans le sein de la pensée grecque mais dans le moment de l'émergence de la pensée chrétienne et patristique. La procession ou l'émanation est l'engendrement de ce qui est par un principe transcendant, qui est au-delà de l'être, mais qui produit de l'être sans sortir de sa transcendance, de son éternité ou de son immutabilité. Cette théorie permet de surmonter une double difficulté : celle de l'engendrement par fabrication qui suppose un dieu anthropomorphe qui se donne des fins, qui désire, qui travaille et qui brise du même coup sa transcendance et son absolue perfection ; celle de l'engendrement de la multiplicité organisée qu'est le monde à partir d'une absolue simplicité de Dieu qui est Un et duquel on ne peut rien dire sans le diviser par le langage et sans le faire tomber dans l'imperfection de la division. La « création » par procession et émanation permet de penser, métaphoriquement plus que rationnellement, deux passages : le passage à l'être, non à partir de rien mais à partir de ce qui est au-delà de l'être ; le passage de la simplicité à la multiplicité. Pour ce qui est du passage de l'un au multiple, on voit qu'il est beaucoup plus difficile à penser que le passage de la multiplicité à l'unité. Penser le passage du multiple vers l'un est aisé grâce au modèle artisanal de la fabrication. Mais le passage de l'un au multiple ne peut se faire que par référence à la métaphore d'une émanation fulgurante qui engendre le monde sans que le monde manque à Dieu et sans que Dieu fabrique le monde, ce qui serait une double manière de briser sa perfection immobile. Comme le soleil dispense sa lumière sans sortir de lui-même, comme le parfum exhale ses fragrances sans sortir de sa coupe, comme une source alimente le fleuve sans baisser de niveau (voilà les trois métaphores plotiniennes), Dieu donne naissance à l'être par débordement, par surplus : de surcroît. Augustin s'en souviendra quand il dira que si Dieu a créé le monde, ce n'est pas parce que le monde lui manquait, qu'il le souhaitait parce qu'il n'est pas encore ou qu'il le désire (ce serait mettre contradictoirement de la négativité et de l'imperfection en Dieu), mais que c'est par amour, par amour infini, par trop-plein d'amour. On trouve donc chez Plotin, et dans le christianisme qui a assimilé son néo-platonisme, une façon de penser la création selon un modèle luministe permettant de définir la beauté, non pas tant comme symétrie et proportio mais comme claritas, clarté, lumière, splendeur qui se répand selon un mouvement immobile. Et c'est cette définition qui légitimera l'esthétique du vitrail, du colorisme médiéval, du fond d'or byzantin, de la lumière du tableau renaissant, de la photographie et du cinéma, du monochrome à la Yves Klein, bref toutes les pratiques artistiques se fondant sur l'idée d'une beauté askémon, comme disait Plotin, d'une beauté sans figure échappant à l'architecture des compositions spatiales. Si ce qui est beau est ce qui est simple, un, inanalysable au sens strict, alors l'acte de création est bien une sorte de geste (c'est une façon de réhabiliter la métaphore), mais un geste qui n'est plus celui de l'artisan qui va du multiple vers l'un. Ce geste va au contraire de l'un vers le multiple comme un jet, comme une explosion ou comme une diffraction, celle d'une réalité intérieure, d'une intuition ou d'une « vision mentale » qui se fragmente dans la structure de l'œuvre. Pour que cette œuvre soit belle, il faut que la multiplicité structurée en laquelle elle consiste puisse rendre possible chez le récepteur, la remontée vers l'unité insécable dont elle est sortie et qui se trouve dans l'idée de l'artiste, idée que l'artiste a exprimée et qu'il a déployée dans l'œuvre. Cette forme informe, ou pour mieux parler, cette forme sans configuration ressemble à la ligne serpentine ou onduleuse dont parlent Ravaisson et après lui Bergson dans La Pensée et le mouvant[12] :

« Le secret de l'art de dessiner est de découvrir dans chaque objet la manière particulière dont se dirige à travers toute l'étendue, telle qu'une vague centrale qui se déploie en vagues superficielles, une certaine ligne flexueuse qui est comme son axe générateur. » Cette ligne peut d'ailleurs n'être aucune des lignes visibles de la figure. Elle n'est pas plus ici que là, mais elle donne la clé de tout. Elle est moins perçue par l'œil que pensée par l'esprit. « La peinture, disait Léonard de Vinci est chose mentale. » Et il ajoutait que c'est l'âme qui a fait le corps à son image […]. Arrêtons-nous devant le portrait de Mona Lisa […]. Ne nous semble-t-il pas que les lignes visibles de la figure remontent vers un centre virtuel, situé derrière la toile, où se découvrirait tout d'un coup, ramassé en un seul mot, le secret que nous n'aurons jamais fini de lire, phrase par phrase, dans l'énigmatique physionomie. C'est là que le peintre s'est placé. C'est en développant une vision mentale simple, concentrée en ce point, qu'il a retrouvé, trait pour trait, le modèle qu'il avait sous les yeux, reproduisant à sa manière l'effort générateur de la nature. L'art de peindre ne consiste donc pas, pour Léonard de Vinci à prendre par le menu chacun des traits du modèle […]. L'art vrai […] vise à chercher derrière les lignes qu'on voit le mouvement que l'œil ne voit pas, derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore, l'intention originelle, l'aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs.

Au terme de cette troisième partie on voit la nécessité et les limites de trois modèles de la création qui traversent à la fois l'ensemble de notre histoire de l'art, notre théorie de l'art et le concept lui-même dont il faut montrer pour finir non pas seulement les raisons de sa contestation, mais aussi celles de son maintien.

4) Mort et résurrection de l'auteur-créateur

L'auteur-créateur n'est pas seulement la personne psychologiquement et historiquement déterminée, désignée d'un nom propre, qui est la cause efficiente et prochaine d'une œuvre. L'auteur-créateur est, plus essentiellement, une autorité c'est-à-dire une valeur plus ou moins grande qui lui confère le statut de monument plus ou moins important. L'auteur est constitué par l'autorité (auctoritas) qui lui est reconnue à l'aune de son aptitude à augmenter (augeo), à apporter quelque chose de plus, à créer, à établir, à fonder, à prendre une initiative ou à promouvoir en accord avec les dieux et selon ce que les Latins nomment augur. Au creux de ce réseau étymologique qu'Antoine Furetière ramenait, sans doute illusoirement, au grec autos, l'auteur est ainsi responsable d'une action ou d'une œuvre qui lui est imputable et qui lui appartient comme les fruits qu'il a fait naître et fait mûrir. En ce sens, l'auteur, comme le dit Michel Foucault, « constitue le moment fort de l'individualisation dans l'histoire des idées, des connaissances, des littératures, dans l'histoire de la philosophie aussi, et celle des sciences[13] ». J'ajouterais : celle des arts.

L'aspect problématique de la notion d'auteur-créateur est d'autant plus fort aujourd'hui que notre époque est prise dans une violente contradiction qui l'amène à affronter deux pôles opposés : a) celui — post-romantique — d'une valorisation extrême de la création individuelle réclamant partout ses droits et b) celui — moderne et post-moderne — d'une contestation critique de cette création par l'émergence toute récente du numérique (de ses effets d'accumulation, de superposition, de dissémination, de collage, d'impersonnalisation, etc.) mais, bien avant elle, par la conscience de plus en plus accrue que permirent les sciences humaines, la littérature ou de l'art contemporains, de la créativité anonyme ou impersonnelle du langage, de la pensée, des formes d'expression et de la culture humaine sous tous ses aspects. Ce que les sciences humaines et l'art contemporain apprennent est que, avant que le sujet ne parle, n'agisse et ne pense, il est, sans le savoir, parlé, agi, pensé, par la société, le langage, le mythe tous les trois anonymes. Il est enveloppé dans un monde préexistant, monde culturel comme nous l'indique la pratique post-moderne de la citation, monde naturel comme nous le dit le land-art par exemple, monde industriel comme le signifient le ready-made et le pop-art.

Avant même cette prise de conscience contemporaine, il faut noter aussi que la théorie de l'inspiration où s'exprime, dans l'Ion de Platon, l'idée d'un enthousiasme de l'artiste et d'une nature musaïque des arts, cette théorie fait du poète non pas un créateur, mais un simple médiateur : ayant dieu en lui, se mettant hors de lui-même et abandonnant toute maîtrise technique au profit d'un délire sacré, ce n'est pas lui qui parle, c'est dieu qui s'exprime. De même à l'époque contemporaine, les théories de la créativité que l'on trouve chez Hegel ou chez Nietzsche mettent à mal la glorification du créateur adossé à l'idée d'un sujet, d'un moi ou d'une conscience libre et autonome. Ainsi, c'est au moment où a lieu le « sacre de l'écrivain » du milieu du XIXe siècle selon la célèbre expression de Paul Bénichou (Librairie Corti, 1985) que, paradoxalement, a lieu sa plus forte contestation dans des philosophies du soupçon pour lesquelles le démiurge artiste abdique à bien des égards sa souveraineté.

Voyons la poésie mallarméenne des année 1880-90 : le travail d'agencement des lettres vise selon le poète à « céder l'initiative aux mots », et « la Littérature, d'accord avec la faim, consiste à supprimer le Monsieur qui reste en l'écrivant[14] ». L'écriture n'est qu'une quasi création dans la mesure où, le langage et le monde lui préexistant, elle n'est qu'une « action restreinte » consistant seulement « à [en] saisir les rapports » : « À l'égal de créer : la notion d'un objet, échappant, qui fait défaut[15]. » C'est-à-dire, selon une formulation renversée : « Évoquer […], comporte tentative proche de créer[16]. » À l'époque de la photographie et de l'invention du cinéma qui transforme l'imageur en opérateur d'une machine, Mallarmé, pense la gloire de l'écrivain sur le mode dangereux et ironique du dessaisissement de soi-même et d'une œuvre devant conquérir ou reconquérir un profond anonymat. Voilà pourquoi, selon Roland Barthes, il l'est l'un des artistes de « La mort de l'auteur[17] », que les arts plastiques contemporains continueront au sein de leur impersonnalité contestant l'idée et la pratique d'un style ; contestant aussi l'idée et la pratique même de l'art au sens traditionnel. La mort de l'artiste-créateur, c'est aussi la mort de l'art, c'est l'époque d'un art dé-défini comme dit Harold Rosenberg, c'est-à-dire un art tellement uni au non-art qu'il perd tout essence ou toute propriété assignable : un art sans qualité voué à ce que Musil appelle un radical amorphisme.

Et ce moment auquel nous appartenons encore est, comme je l'ai dit, apparu à la Renaissance pour s'accomplir à l'époque du Romantisme : voyez les Essais de Montaigne (première édition de 1580) dont il faut noter ici que le titre exact est Les Essais de Michel de Montaigne — comme pour dire d'emblée ce que l'auteur explicitera au livre II, chap. 18 en disant : « Je n'ay pas plus faict mon livre que mon livre m'a faict, livre consubstantiel à son autheur, d'une occupation propre, membre de ma vie; non d'une occupation et fin tierce et estrangere comme tous autres livres. »

Mais, comme l'indique Montaigne en disant que son livre l'a fait autant qu'il l'a fait, l'auteur est une fonction. La fonction « auteur » aurait, selon Foucault, quatre caractères différents. a) Elle s'insère dans un système juridique et institutionnel d'appropriation qui s'est mis en place à la fin du XVIIe siècle (voir Alain Viala, Naissance de l'écrivain, Éditions de Minuit, 1985) ; b) Elle « ne s'exerce pas de façon universelle et constante sur tous les discours » puisque, par exemple, c'est au moment où elle commence à s'exercer avec force sur la production des textes « littéraires » qu'elle tend à s'effacer au sein de la production des textes scientifiques reçus, de plus en plus aux XVIIe et XVIIe siècles, « dans l'anonymat d'une vérité établie ou toujours à nouveau démontrable » ; c) L'auteur est une construction. Il est un « être de raison » qu'une société fabrique différemment selon les discours ; d) La fonction auteur-créateur ne renvoie pas tant à une personne réellement existante qu'à plusieurs figures de l'auteur dans le texte, « qu'à plusieurs ego » c'est-à-dire « à plusieurs positions-sujets » qui varient selon que le « je » est celui d'une préface, celui qui conclut ou qui suppose, celui « qui parle pour dire le sens du travail ». C'est à la fois en fonction de cette pluralisation des « je » de l'auteur et en fonction d'un moi que Boris de Schloezer a appelé « mythique » parce qu'il est celui, non pas de l'homme naturel et psychologique, mais celui de l'auteur comme figure ou instance qui se construit et s'instaure par l'œuvre achevée et autonome, que le lecteur reçoit et interprète le texte ou l'œuvre. En 1966 et revenant sur le finale d'Introduction à Jean-Sébastien Bach où il construit l'idée d'un moi mythique, Schloezer reconnaît que « le terme Ō'mythique'' n'était pas heureux car il suggérait que ce moi était fictif, illusoire, alors qu'à mes yeux il était aussi réel que celui de l'homme Bach, chef de famille imposante, travailleur acharné, bon citoyen, membre fervent de la communauté protestante[18] ». Le moi mythique n'a rien de sacré ou d'obscur ; il est ce Je auquel accèdent Montaigne en écrivant les Essais ou Mallarmé en écrivant Hérodiade, c'est-à-dire cette identité maîtrisée et construite par les règles qu'ils se donnent et qui leur permettent d'instaurer l'œuvre et eux-mêmes. Ce Je est alors un autre soi mais plus lucide, plus pensé, plus réel en quelque sorte, parce qu'il n'est pas dans les virtualités, les volitions ou les doutes de la vie psychologique : il est là, à distance de soi, dans l'effectivité de l'œuvre faite, voire accomplie. Ce Je risque cependant d'être à nouveau héroïsé et mis dangereusement en avant dans la mesure où sa pleine lumière dans l'œuvre rejette dans l'ombre tous les brouillons, les esquisses, les repentirs, bref le travail, le temps et l'histoire qui y mènent.

Au terme, et par delà les difficultés, on voit que a notion d'auteur-créateur est bien une notion critique : d'abord, parce que, derrière ses multiples opérations, elle est un instrument de lecture et de compréhension ; ensuite, parce qu'elle met à distance, parfois jusqu'à son complet effacement, l'écrivain, l'artiste, le créateur concret et réel.

Pierre-Henry Frangne

Bibliographie sŽlective

 

Alain Badiou, Petit manuel dÕinesthŽtique, Seuil, 1998

Aline Caillet et FrŽdŽric Pouillaude, Un art documentaire, PUR, 2017

Ivan Jablonka, LÕHistoire est une littŽrature contemporaine, Seuil, 2014

FrŽdŽric Pouillaude, ReprŽsentations factuelles, Le Cerf, 2021

Revue Herms, CNRS ƒditions, 2015/2, n” 72

Philippe Sabot, Philosophie et littŽrature, PUF, 2002

Carole Talon-Hugon, LÕArtiste en habits de chercheur, PUF, 2021

Programme doctoral SACRe

UniversitŽ Bretagne Loire Label Thse Recherche-CrŽation



[1] Rousseau J.-J., La Nouvelle Héloïse, Bibl. de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1964, sixième partie, lettre VIII, p. 693. La formule exacte est : « il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. »

[2] Winckelmann Johann Joachim, Histoire de l'art dans l'antiquité, trad. franç., Paris, Le Livre de poche, 2005, p. 611.

[3] Nietzsche F., Fragments posthumes, Paris, Gallimard, tome XIV, 1977, p. 91.

[4] Nietzsche F., Fragments posthumes, Paris, Gallimard, tome XIII, 1975, p. 62.

[5] Nietzsche F., cité par Robert Macfarlane, L'Esprit de la montagne, trad. franç., Paris, Plon, 2003, p. 102.

[6] Nietzsche F., Fragments posthumes, Paris, Gallimard, 1977, tome X, p. 106.

[7] Nietzsche F., La Volonté de puissance, ¤ 362, Paris, Le livre de poche, p. 409.

[8] Kermen D., « Art et démesure », conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes.

[9] Moritz K. Ph., Le Concept d'achevé en soi, trad. Ph. Beck, Paris, PUF, 1995, p. 107.

[10] Kant Emmanuel, Critique de la faculté de juger, trad. Philolenko, Paris, J. Vrin, ¤ 49, pp. 143-144.

[11] Otto Rudolf, Le Sacré (1917).

[12] Bergson Henri, La Pensée et le mouvant, Paris, PUF, 1959 édition du centenaire, pp. 1459-1460. La citation semble être le meilleur commentaire de Ennéades, V,8,2.

[13] Foucault Michel, « Qu'est-ce qu'un auteur ? » (1969), dans Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1984, p. 792

[14] Mallarmé Stéphane, La Musique et les Lettres, Œuvres  complètes, Paris, Gallimard, 1947, p. 657.

[15] Mallarmé Stéphane, La Musique et les Lettres, op. cit., p. 647.

[16] Mallarmé Stéphane, Magie, op. cit., p. 400.

[17] Barthes Roland, « La mort de l'auteur » (1968), dans Le Bruissement de la langue, Paris, Le Seuil, 1984, pp. 61-67.

[18] Schloezer Boris de, « L'œuvre, l'auteur et l'homme », colloque de Cerisy Les chemins actuels de la critique, Paris, 10/18, 1966, repris dans Boris de Schloezer, Cahiers pour un temps, Paris, Centre Georges Pompidou et Éditions Pandora, 1981, p. 119.

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