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Jean-Pierre Bourdon : Cours sur Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
Textes de référence : Flaubert : Bouvard et Pécuchet (GF ou Folio classique).

Jean-Pierre Bourdon a été professeur de Philosophie en classes préparatoires littéraires et scientifiques au lycée Chateaubriand de Rennes.

Ici, on reprend l'un de ses cours, fait en Maths sup et spéciales en 1999-2000 sur Bouvard et Pécuchet de Flaubert. Cette année-là, le programme des concours scientifiques comportait aussi La Vie de Galilée de Brecht et le Ménon de Platon.
Le thème associé était « Savoir et ignorer ».
Par accord entre les professeurs de Littérature et de Philosophie, chacune des deux disciplines prenait la totalité du programme annuel dans telle classe donnée.

Mise en ligne le 22 juillet 2020.

© : Jean-Pierre Bourdon.

 Flaubert, Bouvard et Pécuchet, suivi de Le Sottisier, L'Album de la Marquise, Le Dictionnaire des idées reçues et de Le Catalogue des idées chic, Folio Classique, 1999.


Trois leçons sur Bouvard et Pécuchet de Flaubert

SOMMAIRE du cours :

Leçon 1 : Peut-on venir à bout de la bêtise ?

I. - Le projet de Flaubert

L'intention première de Flaubert est de nous mettre en garde contre l'illusion moderniste selon laquelle le développement du savoir et celui des sciences rendraient les hommes plus sages. Il est revenu de ses illusions de jeunesse, au premier rang desquelles il faut placer le culte du savoir et surtout celui d'un savoir scientifique et encyclopédique. Rappel : « Jeune, avec ses amis, il voulait tout savoir et cela lui paraissait facile. » Bref au sens propre et au sens figuré : être polymathe et polytechnicien… sinon rien ! Il mettra d'ailleurs ironiquement ce regret dans l'âme de Bouvard. Lors d'une leçon d'astronomie, Bouvard déplore son ignorance et il regrette n'avoir pas été dans sa jeunesse à l'École polytechnique. L'obsession encyclopédique, l'illusion polytechnicienne sont des traits habituels des âmes enfantines et un héritage de la philosophie des Lumières. Lesquelles illusions ont fait long feu et ont pris un sérieux coup de vieux ! La foi en la science est désormais aussi ridicule que les autres croyances. Or cette foi en la science est la foi idéologique dominante de son siècle avec le développement du positivisme ! Aussi, lucidement, Flaubert estime que les systèmes théoriques et scientifiques sont non seulement prétentieux et creux mais vains et ridicules. La diversité indéfinie du réel, et surtout la complexité du réel, font que l'essence du réel nous échappe… naturellement ! De fait à force de tout vouloir expliquer, et faute de prudence méthodologique, les spéculations théoriques tombent trop souvent dans la catégorie des faux savoirs ou pire des fausses sciences… On comprend mieux alors qu'à côté de vraies et authentiques sciences nous verrons Bouvard et Pécuchet pratiquer ou étudier le spiritisme et la phrénologie qui sont des pseudo-sciences et des fausses sciences. Or non seulement faire le partage entre vraie et fausse science n'est pas toujours simple mais les sciences traînent toujours avec elles des considérations idéologiques plus ou moins fumeuses qui font que les savants, à l'image des autres hommes, ne sont pas, loin s'en faut, à l'abri de proférer d'énormes bêtises.

« Bêtise » le mot, le gros mot, est prononcé ! Une des obsessions de Flaubert étant la lutte contre la bêtise. La bêtise, selon lui, son siècle et la société de son siècle en crèvent ! Bêtise partagée et omniprésente et, du même coup, le bourgeois gentilhomme de Molière est un aigle à côté d'un bourgeois provincial du type de celui de Monsieur Homais… mais, attention, à ne pas confondre lĠimbécillité et la bêtise, ou la sottise et la bêtise. LĠimbécillité est stricto sensu naturelle et congénitale. Physiologique et psychologique, c'est une faiblesse mentale qui condamne à ne rien connaître, qui interdit tout savoir et donc qui nous empêche en ce cas de savoir qu'on est ignorant. En ce sens l'imbécillité est désespérante. Il est clair que stricto sensu et médicalement parlant ni Bouvard ni Pécuchet ne sont des imbéciles alors que dĠautres personnages du roman le sont… Ainsi, par exemple les habitants du village de Chavignolles, et plus précisément Marcel, qu'ils prennent à leur service, est bel et bien un imbécile, étant un idiot de village. Mais agissant comme ils le font commettent-ils une bêtise ? Bref, quid de la nature propre à la bêtise ? Bête se trouve dans le mot bêtise et comme nous le rappellent « les bêtises de Cambrai » elles peuvent être… savoureuses ! Les bêtises sont des erreurs et des fautes produites soit par ignorance, soit par inexpérience en toute naïveté et bonne foi. Elles témoignent d'un défaut ou d'une faute de jugement, d'un manque évident de finesse et d'esprit d'à-propos. D'où ce paradoxe : la bête est dans la bêtise mais il n'y a que l'homme pour dire ou faire des bêtises ! Et de fait seul un homme doué de parole peut déparler ! Et seul un homme doué de raison peut déraisonner ! Raison pour laquelle la bêtise est fascinante. Ce qui est en cause ici avec la bêtise ce n'est donc pas l'absence totale de raison (au sens de sa privation… naturelle ou accidentelle), mais c'est leur négation chez un être qui est censé être doté de raison… Dans la bêtise on assiste donc à un renversement de l'esprit et de la matière : la lourdeur du propos sentencieux et prétentieux vient remplacer la légèreté et la pertinence du trait d'esprit. Et, du même coup le non-sens se substitue au bon sens, l'idée reçue à l'idée personnelle, les clichés insipides aux bons mots. Et la bête est toujours dans la bêtise car elle est toujours liée quelque part à l'inertie et à la lourdeur, à la paresse et à la facilité de penser. Résultat : l'homme qui dit des bêtises est parlé au lieu de parler, le parleur devient un haut-parleur ridicule. Résultat : la pédanterie du propos n'a pour égale que son inconsistance. Confusion du fait et de la preuve, de lĠopinion et de l'idée, de la mémoire et de la pensée. Prenant certaines idées pour des faits établis on tombe dans le « fatalisme » ou le « positivisme. » On confond l'existence et la pensée ou la pratique et la théorie.

À la façon de Don Quichotte, Bouvard et Pécuchet finissent par mêler et confondre ce qu'ils lisent et ce qu'ils vivent. Ils croient naïvement et puérilement qu'on peut aller du livre au réel « au lieu d'inscrire le réel dans le livre. » (J.P. Santerre) On comprend mieux du même coup le sous-titre projeté par Flaubert pour son Bouvard et Pécuchet : « Du défaut de méthode dans les sciences. » LĠambiguïté du génitif est éclairante. Il s'agit à la fois d'illustrer et de dénoncer le défaut de méthode, de cheminement rationnel, dans l'accès au savoir recherché. En effet on constatera que Bouvard et Pécuchet ne progressent jamais dans leurs connaissances faute de méthode, cĠest-à-dire de suivi ordonné dans la composition d'une démarche progressive.

D'où le passage emblématique du chapitre VIII où, pratiquant le magnétisme, ils sont perdus en chemin sur la route : « Ils se taillèrent une fourchette de coudrier et un matin ils partirent à la découverte du trésor (…) après trois heures de marche une réflexion les arrêta : Òla route de Chavignolles à Bréteville était-ce l'ancienne ou la nouvelle ? Ce devait être l'ancienne !Ó Ils rebroussèrent chemin, et parcoururent les alentours au hasard, le tracé de la vieille route n'était pas facile à reconnaître. » (p. 277 in GF, p. 297 in Folio)

Mais il s'agit aussi et surtout du défaut de méthode des sciences retenues par eux, sciences dont la rationalité est pour le moins discutable et sujette à caution. En effet leur goût pour l'encyclopédisme et pour le polytechnisme débouche sur un fatras et un bric-à-brac de prétendues connaissances fort peu consistantes. Les savants, Linné le premier, s'échinent et s'épuisent à trouver des classifications des êtres vivants étudiés qui ne viennent jamais à bout de la richesse étonnante et surprenante des créatures naturelles. Résultat, comme dit Flaubert, « on va bien avoir affaire à une encyclopédie en farce. » L'aspiration encyclopédiste – donner un tableau complet et opératoire des diversités naturelles – est aussi vaine que puérile car la Nature nous révèle des surprises. Du même coup, les systèmes et les théories sont condamnés à se contredire plus qu'à se corriger ou se compléter. Le point décisif étant la « contradiction ». La bêtise menace tout homme en tout domaine, qu'il soit ignorant ou savant, dès lors qu'il reste insensible à la contradiction sur laquelle il bute. Le propre d'un esprit méthodique c'est qu'il sait et peut donner des réponses rationnelles aux objections qu'on lui fait. À l'inverse, et de façon systématique, on lit à lĠarticle « Imbéciles » du Dictionnaire des idées reçues : « Ceux qui ne pensent pas comme vous. » Bouvard et Pécuchet dévorent des livres en prenant leur contenu au pied de la lettre sans réfléchir ni discuter ce qu'ils lisent. Seconde bévue : ils croient qu'il suffit de connaître pour agir alors quĠils ignorent la nature de la connaissance et celle de l'action prenant tout ce qu'il lisent pour agent comptant et au premier degré ! Résultat prévisible et garanti : ni savoir vrai, ni réel savoir-faire. Le comble de leur bêtise étant d'imputer leurs échecs aux livres qu'ils ont lus sans les comprendre et les assimiler au lieu d'imputer la responsabilité de leurs bévues à leur absence d'esprit critique et méthodique.

Mais il faut également distinguer pour finir la sottise de la bêtise. La sottise, c'est plus et autre chose qu'une absence ou un défaut de jugement. La sottise, c'est une faute de jugement. Et du même coup la sottise cĠest pour ainsi dire la bêtise portée au carré ! Ce n'est plus simplement l'idée reçue ou le cliché éculé qui eux procèdent de la simplicité et de la naïveté. La sottise c'est de croire lancer une formule spirituelle et… énoncer une absurdité. Exemple : la repartie de Pécuchet à Victor : « Tu n'es pas près de briller aux orphéons. » Ou : le jugement inattendu d'un critique littéraire du XVIIIe siècle : « Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans lecture et sans connaissance. » Ou encore cette citation de l'auteur d'un Manuel des engrais : « le guano est devenu la pierre fondamentale sur laquelle repose tout l'édifice social du Pérou. » La sottise est naturellement énervante. On sourit tout de même parce qu'ici les jeux de langage sont autant de chutes… réussies ! Du sot sortent donc des bourdes ridicules alors que de l'homme d'esprit sortent des fusées de traits d'esprit faisant mouche ! Nos deux cloportes constituent une encyclopédie à leur mode qui déboulonne les plus intouchables sommités intellectuelles du moment en leur faisant côtoyer d'obscurs crétins. Aussi, à la lecture, on sourit parce qu'ici les jeux de mots et les saillies sont également réussis. Et la liberté de parole se retourne finalement contre ceux qui n'ont pas su en user finement. Évidemment, et à l'opposé, le maniement réussi de l'ironie est le signe d'une intelligence déliée. Ce qui va faire l'unité de ce roman, qui n'est pas un roman, de cette encyclopédie qui n'est pas une encyclopédie, c'est leur déconstruction et explosion par… l'implosion du rire. Ne jamais oublier qu'ici Flaubert a voulu rédiger un livre comique ! C'est le comique qui va allier dans le texte le dérisoire et le risible. C'est lui également qui permet de conjuguer la haine de la bêtise et une certaine pitié à son égard. N'oublions pas que si peu à peu Flaubert a fini par s'assimiler à Bouvard et Pécuchet au point, dit Borges, que ces « cinq années de coexistence transformèrent en Bouvard et Pécuchet, qu'il les prend en amitié et en pitié au point qu'ils transformèrent Bouvard et Pécuchet en Flaubert ». Cette symbiose due à leur fréquentation quotidienne fait qu'on apprend au chapitre VIII « qu'une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer » (p. 298 in GF, p. 319 in Folio classique). « Pitié » car c'est sans doute plus leur siècle ou leur époque qui est bête ! Ainsi, par exemple, « les villageois qui, à l'avènement de la seconde République, traitent Pécuchet de ÒcommunisteÓ sont au moins aussi bêtes que lui ! » Amitié entre l'auteur et ses créatures car elles partagent avec lui un désir de savoir qu'il savent naturellement et inévitablement jamais satisfaisant ! Aussi découragés par leurs entreprises, et déçus par leurs proches, finissent-ils par s'y mettre… mais ils ne vont plus remplir des bordereaux… ils vont copier la bêtise journalière ou hebdomadaire des journaux et des gazettes… Mais recopier la bêtise publiée, représenter la bêtise assurée, pour peu que cela paraisse, ce n'est déjà pas si bête que cela… Et c'est ce qu'a fait également Gustave Flaubert. Aussi, finalement, la meilleure façon de se déprendre de la bêtise, ce n'est ni de la critiquer ni de la recopier mais c'est de bien la dire et, comme on dit, : « À bon entendeur, salut ! »

II.- Sources et genèse de Bouvard et Pécuchet

Cette remontée aux sources est facilitée par la Correspondance de Flaubert, par les témoignages de ses amis et par de nombreux documents. L'idée d'écrire un livre intelligent sur la bêtise a obsédé très tôt Flaubert. Très jeune, avec ses amis et sa sœur, il avait inventé, sous forme de private joke — cĠest-à-dire de jeu risible pour privilégiés — le personnage du « Garçon », sorte de grand dadais ridicule qu'il mimait et jouait, lui faisant assener des formules sentencieuses toutes plus stupides les unes que les autres… Ce personnage imaginaire ayant un aplomb unique pour énoncer des truismes, des idées toutes faites, des âneries provinciales, bref tous ces mots où le bourgeois est une enflure. « Le Garçon » était la caricature du matérialisme benêt, des idées à la mode les plus inconsistantes, de l'imbécillité fière d'elle-même ! On dirait aujourd'hui un mélange de « politiquement correct » et de langue de bois pour têtes bien pensantes reprenant les idées dominantes. On sait également qu'à l'âge de seize ans il a écrit une Leçon d'Histoire naturelle du genre « commis » (1837), le « commis » étant selon lui « l'animal le plus intéressant de notre époque », animal qui à ce titre méritait quelque considération. On se souviendra que Balzac avait écrit un roman titré Les Employés. Parallèlement, et ce depuis sa petite enfance, il est fasciné par les bêtises d'une vieille dame rendant visite à sa mère et qu'il recopiait les bêtises entendues les plus énormes dans un cahier… Et son ami Maxime du Camp raconte que le projet d'un Dictionnaire des idées reçues l'a hanté dès son adolescence.

Ce qui le fascine dans la bêtise c'est le point suivant : comment se fait-il que la pensée se retire de la parole alors que nous pensons ou que nous sommes censés penser à l'aide des mots et du langage ? Comment la parole en vient-elle à déparler ? Comment l'esprit se métamorphose-t-il en son contraire, la bêtise ? Or, à force d'énoncer des choses convenables, acceptables, aimables, gentilles, on devient inconvenant, détestable, haïssable, méchant… En 1843, Flaubert, toujours selon Maxime du Camp, fait le projet de rédiger « l'histoire de deux commis », cĠest-à-dire de deux sortes de ronds-de-cuir, selon lĠexpression de Courteline, deux bureaucrates aussi rances que bornés. Les Deux commis peuvent passer pour une anticipation de Bouvard et Pécuchet. Il s'agit déjà de deux gratte-papier qui, à la retraite, se rendent à la campagne et essaient de s'occuper, au sens large, en « cultivant leur jardin » : chasse-pêche, agriculture-horticulture, maraîchage et cuisine… tout ceci en pure perte et en cumulant les échecs… Ils reviennent finalement à leur occupation naturelle et habituelle : ils recopient La Gazette des Tribunaux et… alors ils retrouvent le sourire ! Bref, chassez le naturel, il revient au galop ! Aliénés par la routine, ces deux hommes ne peuvent vivre heureux hors de la poursuite de leur aliénation. Le conformisme et l'automatisme sont pour eux ce qu'il y a de plus réconfortant. Il est possible qu'en 1843 Flaubert s'inspire également, peu ou prou, d'un Barthélémy Maurice, auteur d'un ouvrage intitulé Les Deux greffiers, ouvrage paru en 1841 ou 1843, où on trouve déjà le canal Saint-Martin, lieu désolant par excellence, et qui défraie périodiquement la chronique par le bric-à-brac désolant qu'on y découvre… lors de sa vidange ! Dans cet ouvrage on trouve déjà le thème de la copie et du copiage, thème illustrant la servilité de l'intelligence et la faiblesse d'esprit. Flaubert aurait repris la chute du livre en question : les deux bonshommes, faute de rien apprendre en lisant, et incapables d'écrire quelque chose d'intelligent, recopient un texte insipide et insignifiant, ou plutôt des p.s grises… En 1852, dans une lettre à Louise Colet du mois de décembre, Flaubert explique son projet et en explicite la portée révolutionnaire, portée provocatrice et terroriste : « J'immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux et cela dans un style poussé à outrance, à fusées .»

Il s'agit donc de mordre dans la bêtise en la perçant de façon irrésistible. Il s'agit de nous obliger en quelque sorte à redevenir bête au point d'en crever à la fois de rire et de désespoir. La volonté de démolition est donc évidente : il s'agira d'une « apologie de la canaillerie humaine sous toutes ses faces ». Objectif : montrer jusqu'à quel point d'abaissement nous a conduits l'idée d'égalité et la foi en la science prétendument source de progrès et de bonheur : « L'immense bêtise moderne me donne la rage », écrit Flaubert en 1872. Et en 1875, dans Bouvard et Pécuchet : « Mon but est de cracher sur mes contemporains le dégoût qu'ils m'inspirent. » Image constante donc du rejet de l'actualité désolante, à laquelle hélas on appartient… celle de la réaction et du ressentiment…En fait, c'est en 1863, que le projet de Bouvard et Pécuchet apparaît comme le confirment sa Correspondance et ses notes de travail. Il présente son projet comme « une vielle idée » et les « deux bonshommes » comme « deux cloportes ». Il s'agit d'une charge jubilatoire contre la bêtise consistant à mordre à belles dents dans cette bêtise sûre et satisfaite d'elle-même et il s'agit déjà du choix de deux bonshommes permettant d'engueuler l'espèce humaine tout entière et non de tirer le portrait de deux personnages. Le projet révolutionnaire de Flaubert est de rédiger un roman sans personnages et sans histoire. Et dès cette époque il envisage de leur faire recopier son « dictionnaire des idées reçues », dictionnaire où on trouverait par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu'il faut dire en société pour soi-disant être un homme convenable. Exemples : « Blondes : plus chaudes que les Brunes, voir Brunes ; Brunes, plus chaudes que les Blondes, voir Blondes. » Ou encore des lieux communs du type : « Artistes : sont tous désintéressés. » « Langouste : femelle du homard. » « Érection : ne se dit que des monuments. » Finalement cette anthologie de formules ronflantes toutes plus creuses et plus stupides les unes que les autres sera rédigée en parallèle de la rédaction de Bouvard et Pécuchet.

Il s'agit donc de deux œuvres liées par une même obsession : comment se défaire de la bêtise ? Réponse : en rédigeant un bêtisier, un florilège de stupidités ! L'élaboration du roman ne commencera qu'en 1872 et, comme à l'ordinaire, Flaubert se lance dans un immense travail préparatoire. Notons que la satire de la science, ou plutôt du scientisme, l'oblige à s'informer et à devenir savant, ce qui pose d'emblée le problème du rapport du créateur à ses créatures ! Il précise à ses correspondants que, pour dénoncer la vanité de l'encyclopédisme et l'ineptie de l'érudition, il va « lui falloir étudier beaucoup de choses qu'il ignore : la chimie, la médecine, l'agriculture ». Mais, comme il lĠécrit, « il faut être fou et triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin ! » Ce qui est certain c'est que ce livre est « une entreprise écrasante et épouvantable ». Il mène de front les recherches documentaires et l'élaboration du roman ; les déplacements sur le terrain et les scénarios ou plans du livre en chantier. En 1873 il a lu 194 livres pour son travail ; en 1874 il est rendu à 294 livres… et il sera rendu à plus de 1 500 ouvrages en 1880. Il semble que très tôt l'œuvre projetée aurait compris deux volumes distincts, le second étant réservé… à la copie ! On retrouve le Bêtisier et le Sottisier ! Parallèlement à cela, il travaille sur les personnages secondaires : car « il faut, dit-il, un semblant d'action, une espèce d'histoire continue pour que la chose nĠait pas l'air d'une dissertation philosophique » (15.02.1875). Notons quelques dates touchant la composition : 1874-1875 : deux chapitres et demi, la composition avance beaucoup moins vite que prévu : « Ce livre est diabolique ! J'ai peur d'avoir la cervelle épuisée. C'est peut-être que je suis trop plein de mon sujet et que la bêtise de mes deux bonshommes m'envahit. » De 1875 à 1876, il suspend son travail car il a de gros soucis, sa famille le ruine… En 1878, le chapitre sur la littérature est achevé. En 1879, le chapitre sur les sciences occultes et le spiritisme est achevé. En 1880, mort de Gustave Flaubert alors qu'il travaillait au chapitre X portant sur l'éducation et la morale. Selon Flaubert, dans les plans énoncés dans ses lettres, le chapitre XI devait rassembler des documents et des notes et n'être presque composé que de citations (lettre du 24.01.1880). Plus il avance plus il conçoit son livre comme une encyclopédie de la bêtise humaine. Il songe même à lui donner ce titre. Elle ne correspondrait ni plus ni moins qu'à une recension des idées modernes dominantes. La dimension intempestive et critique d'un livre critique et farce est donc évidente ! La publication de Bouvard et Pécuchet est posthume. Elle date de 1881, et elle est le fait de l'attention et des soins de sa nièce Caroline Commanville. Sans doute la seconde partie aurait-elle compris Le Dictionnaire des idées reçues et Le Sottisier, plus un autre recueil celui des « huîtres perlières de la bêtise humaine » intitulé Album de la Marquise, faux-album constitué de vraies citations, plus un Catalogue des Idées chics, le second volume n'aurait donc été constitué que par des citations… La critique actuelle souligne l'importance de cette seconde partie dévolue à la copie… Copie où le savoir s'abîme dans sa vaine répétition et la reproduction… Copiage et recopiage : mort ou renaissance de l'écriture ?

Leçon 2 : Bouvard et Pécuchet, deux prosélytes du savoir…

Bouvard et Pécuchet ne se réduisent pas à leur caricature donnée par certaines scènes, ni à leurs bourdes, ni à leurs clichés usés. Il faut se garder de faire de Bouvard et Pécuchet deux imbéciles ordinaires. Certes ce sont deux personnages schématiques aux traits forcés pour accentuer leur ridicule mais ils ont plutôt une intelligence supérieure à la moyenne par rapport à dĠautres personnages de l'œuvre, et surtout ils sont mus par une curiosité toujours en éveil et un appétit de savoir qui nous les rend sympathiques. Ils sont littéralement transportés par une foi en la grandeur et en la bonté du savoir qui ne se dément jamais et témoigne d'un optimisme étonnant. Certes leur foi dans le savoir et le bénéfice des sciences confine à la naïveté mais cette soif et cet appétit de savoir sont plutôt sympathiques. Aussi évitons en tant que lecteurs la simplification pour ne pas sombrer à notre tour dans la bêtise.

Ne pas oublier que, dès les premières lignes du premier chapitre, Flaubert nous présente Bouvard et Pécuchet comme capables de jugement à l'encontre de leurs collègues de bureau : « les jugeant stupides ils leur parlaient de moins en moins ; cela leur valut des taquineries. » (p. 62 in Folio, p. 57 in GF) et dans ces mêmes pages Flaubert insiste sur le caractère actif de leur curiosité : « Ils s'informaient des découvertes, lisaient les prospectus et par curiosité leur intelligence se développa. » Leur appétit de savoir est immense et tout le premier chapitre met en scène, au travers de leur pérégrination dans Paris, Paris capitale du savoir, leur visée encyclopédique, aussi les voit-on aller du Muséum au Collège de France. Flaubert insiste sur le caractère sincère et actif de leur curiosité toujours en éveil. Mise en garde : ni la curiosité ni lĠintelligence ne protègent de la bêtise. Pas plus que la lecture ne suffit à rendre savant le lecteur et que les expériences ne suffisent à elles seules à faire un homme dĠexpérience. Comprenons que ce sont les errements de nos deux pèlerins en quête du Graal du savoir, plus que leurs erreurs, qui sont en cause et qui les condamnent à l'échec. Ils répètent inlassablement les mêmes expériences sans s'interroger sur les raisons de leurs échecs. Ils changent souvent de domaines d'études mais, quel que soit leur domaine d'investigation, ils se perdent en chemin faute de méthode. Demandons-nous : 1) comment comprendre cette boulimie de savoir ? 2) quelles sont les raisons de leurs échecs répétés ? 3) pourquoi ces échecs répétés ne remettent pas en cause leur culte du savoir ?

I.- La boulimie de savoir

Bouvard et Pécuchet sont victimes de la libido sciendi, cĠest-à-dire d'un désir de savoir qui confine par son outrance à la pathologie. Ils sont littéralement toqués de savoirs ce qui explique leur fièvre encyclopédiste et leur naïveté scientiste. De fait nos deux bonshommes sont ignorants et incultes mais, et c'est ce qui les rend sympathiques et permet au lecteur de poursuivre leurs aventures, ils désirent sincèrement sortir ce cet état d'ignorance. Plus Pécuchet que Bouvard car Pécuchet ressent intérieurement un manque de savoir qui influe sur sa manière d'être : « La conscience d'une instruction défectueuse, avec les besoins d'esprit quĠelle lui donnaient, irritait son humeur. » (p. 54 in GF ou p. 59 in Folio classique) Bouvard souffre de ce défaut de savoir, ce qui tient sans doute, non à une instruction défectueuse, mais carrément à un manque d'éducation élémentaire. CĠest lui qui plus tard se rendant compte de son ignorance regrettera de n'avoir pas été élève de l'X. Pécuchet, lui, après ses heures de bureau, se consacrait chaque soir à quelques études. Ainsi « il avait noté des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers. » (p. 50-51 in GF ou p. 55 in Folio classique.) En fait c'est leur rencontre et leur amitié, et pas seulement leur disponibilité ou leur loisir, qui vont les mettre en quête du savoir. Chacun joue le rôle de catalyseur, auprès de l'autre et pour lĠautre, et c'est un désir mutuel qui les titille : « ensuite ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître ! » « Que de recherches si on en avait le temps ! » Se précipitant sur cet objet de passion idéal – le savoir – ils se croient déjà savants et célèbres avant d'avoir progressé dans leur quête ! Ceci car ils ont enfin du loisir, et le loisir de s'instruire ad libitum, étant tous les deux rentiers et désœuvrés.

En hommes qui sont bien de leur époque et de leur siècle le savoir est non seulement pour eux la valeur suprême mais encore ils estiment qu'ils ont le devoir de s'instruire ayant le temps de le faire.

À présent, ne pas être savant c'est être moins que rien, bon à rien, et surtout c'est être un parasite dans cette société de progrès partagés. Mais très vite nos deux bonshommes découvrent que si l'ignorance ou un manque de savoir engendrent une frustration douloureuse le savoir, lui, nĠest pas de tout repos : « en ayant plus d'idées ils eurent plus de souffrances », leur désir de savoir s'exacerbe donc dans lĠexacte mesure où ils n'ont pas les moyens de le satisfaire. Devant l'immensité indéfinie du champ à explorer l'un d'eux s'écrie même : « C'est à rendre fou ! » Nos deux autodidactes sont alors persuadés – en amoureux fêlés du savoir – que le savoir est à portée de main dans les boites que sont les livres. Il suffirait donc de mettre la main sur les bonnes boîtes pour être enfin propriétaires du Savoir… Il n'y a donc de salut possible que par la lecture des bons livres car ingérer leur substance c'est sĠassimiler le savoir. Ils croient donc naïvement que les livres vont leur apporter les nourritures substantielles de l'esprit ; nourritures qu'ils croient être prêtes à l'emploi sans qu'il y ait besoin de l'intelligence pour assimiler leur substance; pour eux ce n'est pas « Vu à la TV ! », c'est « Lu dans les livres ! » Or, pas plus que Ménon ou Alcibiade ne sont devenus savants en ayant rencontré un savant-homme, Socrate, ils ne peuvent devenir savants en se contentant de lire des livres… savants !

Au chapitre de la philosophie on voit, sur l'exemple de Spinoza, qu'ils sont incapables de saisir vraiment ce qu'ils lisent : dans leur totale candeur ils croient que le gavage intellectuel suffit à profiter intellectuellement. Résultat : ils collectionnent des bribes de savoirs, ils empilent de vagues informations, ils collectionnent quelques formules ou citations, sans former leur esprit ni se cultiver. Mais cela ne les décourage pas car leur foi dans le savoir est immense et quasi religieuse. Le besoin de savoir correspond littéralement chez eux à un besoin d'élévation spirituel aussi naïf que fort ! Leurs errements sont sans fin et sans frein, ils sont condamnés à être dans lĠerreur et à errer dans le champ du savoir sans jamais rien trouver de solide et de fixe, points qui leur permettraient enfin de progresser…Ils nĠapprennent finalement rien et ne progressent aucunement ; ils ne savent rien et ils ne retiennent rien ! Ils sont condamnés à une errance interminable et du coup le livre les dépeignant est… interminable…

. Ces échecs ont une unique source : le défaut de méthode, défaut qui est à la fois celui des deux bonshommes et des savoirs qu'ils prétendent étudier… Défauts et fautes des deux personnages qui sont évidents et constants car la logique des divers épisodes du récit obéît au schéma immuable du ratage programmé : 1) les deux personnages se tournent au hasard vers tel ou tel pan du savoir et de l'activité humaine sans réflexion fondant leur choix. Plusieurs commentateurs de notre texte soulignent que les lubies successives des deux bonshommes pourraient coïncider avec les entrées du dictionnaire : agriculture, agronomie, arboriculture, etc. Le passage de tel champ d'étude à tel autre est le produit du hasard : la découverte d'un bahut Renaissance les fait passer des sciences de la terre aux sciences historiques… 2) la logique des différents épisodes obéit à un schéma immuable : choix abécédaire d'un pan du savoir (« La sotte chose qu'un vieillard abécédaire », disait déjà Montaigne ), plongée dans les livres s'y rapportant, livres choisis en fonction de leur réputation plutôt qu'en raison de leur valeur intrinsèque (les manuels de seconde main sont mis sur le même plan que les grandes œuvres…), et, afin de joindre la théorie à la pratique, ils se dotent des équipements qu'ils jugent appropriés, par exemple un mannequin de carton pour étudier la médecine, des bâtons orthosomatiques, cinq cents fourneaux de bois sculptés. Bref ils tentent en vain de comprendre et d'apprendre ce qui est écrit dans les livres ; ils en restent à des formules toutes faites et lorsqu'ils expérimentent les principes de leurs lectures théoriques ils échouent systématiquement dans leur pratique désordonnée. À preuve leur expérience des conserves et de la distillation : ils enferment tout et n'importe quoi dans des boîtes : des œufs, de la chicorée, du homard, une matelote d'anguilles… Résultat nécessairement épouvantable ! Échec lamentable ! « La désillusion fut complète. Les tranches de veau ressemblaient à des semelles bouillies (…) On ne reconnaît plus la matelote. Des champignons poussaient sur le mélange… » C'est d'ailleurs leurs échecs successifs et non réfléchis qui les amènent à passer d'une discipline à une autre. Ainsi n'arrivant pas à écrire l'Histoire du duc dĠAngoulême, ils se rendent compte qu'il faut avoir des compétences en psychologie et de l'imagination, bref savoir écrire ! « Faisons venir quelques romans historiques ! » s'exclame l'un des bonshommes. Résultat les deux vieillards se mettent à la littérature historique (Walter Scott comble leur goût romanesque). En conclusion les savoirs sont en eux-mêmes contradictoires, et en tous domaines les grands esprits s'opposent et ne savent pas mettre fin à leurs différends. Exemple : pour la marne (en agriculture…) Pavis la recommande, mais le Manuel Roret la combat ; pour les jachères : Leclerc note le cas où elles sont presque indispensables… mais Gasparin cite un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le même champ ! Même chose pour les engrais : Tull exalte les labours, au préjudice des engrais, mais voilà le major Bentson qui supprime les engrais avec les labours ! Quel que soit le domaine d'étude, les propositions contradictoires sont mises à égalité et la contradiction soulevée n'est jamais résolue.

Non seulement nos deux bonshommes manquent de méthode mais ils manquent de jugement. Résultat : ils épousent les préjugés les plus ridicules en particulier en ce qui concerne l'hygiène en passant du jeûne… à la boulimie ! Ils se livrent en tout domaine aux expériences les plus idiotes.

Mais par delà leurs contradictions à eux ce sont bien les contradictions internes aux disciplines scientifiques, ou prétendues telles, que Flaubert raille. Il veut nous faire prendre conscience des distances séparant une vraie science d'une fausse science, et surtout de celle séparant la science du faux savoir. Tout au long du livre, au travers du discours indirect (on ne sait plus si ce sont les deux bonshommes qui parlent ou si c'est l'auteur…) est mise en évidence la confusion entre sciences effectives et savoirs… guère assurés. Des sciences véritables et de leurs véritables représentants il est peu question. On a plutôt affaire à une défiguration des sciences, sous l'effet d'une vulgarisation mal faite, et aux simplification de lĠidéologie scientifique ou à un pragmatisme brouillon. En fait le livre se moque plus des pseudo-savoirs que des sciences authentiques. Du même coup la science demeure de l'ordre de l'idéal inaccessible et les savoirs deviennent autant de paroles d'autorité mal assurées et ridicules. Ironie : moins un savoir est assuré plus il est dogmatique ! Dans l'univers fictionnel et très farce construit par Flaubert, le mélange du vrai et du faux-savoir ridiculise bien évidemment l'idée d'une raison pure et d'une pure scientificité ! Non seulement les sciences occultes voisinent avec la philosophie rationaliste d'un Spinoza mais la chimie est mise sur le même plan que l'art des conserves ! Il devient dès lors inutile de trancher, comme on le ferait aujourd'hui, entre sciences dures et sciences molles, et même entre arts et techniques ! La gymnastique et l'occultisme sont des savoirs au même titre que la chimie et la littérature pour nos deux bonshommes. Est finalement un savoir tout système représentant une vision organisée et globale du monde à un moment donné de ladite histoire du monde ! Le savoir, ou plutôt le pseudo-savoir, mêle donc pêle-mêle des idées fausses et des idées justes, pseudo-sciences et vraies sciences, expériences farfelues et expérimentations scientifiques. Le confusionnisme conceptuel est la loi du prétendu savoir et le scientisme une idolâtrie idiote. Autant de bêtes noires pour Flaubert ! Ce qui rapproche et unit ces pseudo-savoirs c'est qu'ils usent et abusent d'une parole d'autorité appelant à un respect scrupuleux des règles tatillonnes édictées. Le moindre prétendu savoir se donne comme une vérité vraie à laquelle il faut se soumettre et dont le pouvoir est censé susciter l'adhésion immédiate de tous ! Cette autorité attachée aux savoirs émane autant des disciplines reconnues comme scientifiques (il y en a tout de même quelques unes : la chimie, la géologie, la médecine, les mathématiques) que de celles qui sont reconnues comme pseudo-scientifiques par tout homme de bon sens : le spiritisme, l'occultisme, la phrénologie.

On a donc affaire à une idéologie du savoir qui mime et caricature la cohérence des authentiques théories scientifiques et ceci entretient une confusion permanente entre idées vraies et idées reçues. La façon dont Bouvard et Pécuchet prennent pour parole dĠÉvangile les préceptes d'un quelconque Manuel ou d'un Almanach est aussi ridicule qu'inquiétante. Ainsi est dénoncé l'autoritarisme dogmatique du savoir. Exemple : « on doit porter ses massues à droite, à gauche, par devant, par derrière. » En philosophie le problème que pose la raison fait que « l'on recommande de… contrôler avec les sens » et, bien évidemment, la religion amène son lot de règles dogmatiques : « les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. » Le savoir se présente donc partout et en tout domaine comme un discours d'autorité qui échappe à toute remise en question. Il s'érige en norme absolue et il prétend rendre compte de la totalité des phénomènes ! D'où le ridicule du systématique processus de généralisation : Pécuchet se lançant dans la magnétisme apprend que « tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres, propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on peut guérir les maladies, voilà le principe. » (p.s 262 in GF ou 280 in Folio) Un raisonnement par analogie suffit à établir une conséquence assurée ! Ce savoir général a pour auteur et pour autorité un On… anonyme … On observe, On compte, On recommande, On préconise… Cette tyrannie de l'impersonnel et de l'anonyme est en réalité celle des idées reçues. Le sujet impersonnel du prétendu savoir est aussi autoritaire qu'arbitraire. Plus le savoir est fragile plus il se fait impérieux ; plus il est imprécis, plus il se veut précis ! « On compte trois facultés de l'âme, selon De Guesmer, in cours de Philosophie à l'usage des classes, pas une de plus. » « Les devoirs se divisent en deux classes : primo : devoirs envers nous-mêmes, secundo : devoirs envers les autres. » Bref pas question de transiger avec le savoir qui est un maître malcommode ! Les deux bonshommes en viennent parfois à découvrir eux-mêmes le ridicule de cette posture systématique d'autorité du savoir ou plutôt du prétendu savoir : « tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l'auteur, la monotonie des tournures. » (p. 286 in GF ou p. 306 in Folio classique.) Mais en bons croyants en la bonté du savoir ils se rangent toujours à l'autorité de ceux qui, à tort plutôt qu'à raison, ils croient de bon conseil, Barberou et surtout Dumonchel ! Tout au long du livre l'aspect systématique et dogmatique du savoir est ridiculisé. Du même coup le médecin Vaucorbeil est aussi ridicule que Pécuchet ! Il ne récuse les théories que pour mettre en avant son propre système. Tous les personnages incarnant une fois aveugle en un savoir statique et dogmatique, foi évidemment contraire à l'évolution fine et complexe de l'authentique travail scientifique ! Le scientisme et le positivisme, aux yeux de Flaubert, tentent vainement d'enfermer le processus vivant de reconnaissance du vrai dans la clôture des systèmes les plus fous ! Mais, comme dans la pièce de Brecht, – La Vie de Galilée –, l'obsession du savoir cache mal le goût du pouvoir et l'autoritarisme.

II. - Le culte ridicule du savoir

Leurs échecs sont à la fois répétitifs et désolants mais ils n'entament pas leur foi dans le savoir car l'amour d'une chimère, ou d'un idéal inaccessible, sont les plus fortes des passions. DĠailleurs si la science ne parvient pas à combler leurs espoirs et leur attente… la religion, elle, y suppléera, pensent-ils. À la fin du chapitre VIII accablés par le doute, séduits par le scepticisme, tentés par le suicide, ils sont finalement sauvés in extremis – heureux hasard d'un calendrier bien fait – par leur assistance à la messe de minuit : « L'hostie fût montrée par le prêtre au bout de ses deux bras le plus haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse, qui conviait le monde au Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet involontairement s'y mêlèrent et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme. » Nos deux bêtes sont donc bien finalement des esprits religieux. Leur foi au savoir débouchant sur un véritable culte ! Il est frappant de noter que malgré tous leurs échecs et toutes leurs déconvenues ils ne rejettent ni les livres ni la science. La religion de la science est donc bien pour eux la religion. C'est pourquoi après chaque échec dans un domaine, en bons fidèles du culte de la science, ils repartent avec le même enthousiasme dans des voies nouvelles qui vont conduire aux mêmes errements ! Seule la foi autorise une telle constance dans la confiance en l'Idéal ! Certes, ils sont parfois travaillés par des doutes, mais ils reviennent toujours à leurs anciens amours. « Leur obstination, dit un commentateur, vaut foi et ils rêvent de devenir les nouveaux martyrs de cette nouvelle religion » car « ils ambitionnaient de souffrir pour la science ». Les débats avec l'abbé Jeufroy, d'abord tendus et chicaniers, puis envenimés par les événements politiques, déboucheront finalement sur une crise spirituelle dans les crânes de nos deux cloportes ! Crise spirituelle qui se dénouera par le dévoilement du fond spirituel de leur foi en la science : derrière le culte de la science et de la raison se cache un besoin d'assurance intellectuelle que seul un système spiritualiste peu combler. Leur irréligion est donc toute relative. Le culte du logos est donc chez eux loin d'être transparent ! On comprend mieux dès lors leur idéalisme indécrottable et leur altruisme impénitent. Ils se dénoncent l'un l'autre dans leur projet pédagogique qui clôt ironiquement leur vain trajet dans le domaine des sciences. Eux qui nĠont rien appris de solide se lancent… dans l'éducation ! Bien évidemment entreprise qui est vouée, comme les autres, à l'échec mais elle témoigne ultimement de leur foi aux progrès de l'espèce humaine !

Leçon 3 : La critique du scientisme et… du savoir en général…

Ne jamais perdre de vue que le sous-titre de Bouvard et Pécuchet devait être : "Du défaut de méthode dans les sciences." Formule ambivalente qui vise deux défauts distincts. Le premier, étudié dans la leçon précédente, consiste dans l'absence complète de méthode de Bouvard et Pécuchet dans leur quête de savoir. Le second, c'est le manque de méthode qu'on peut déceler dans la pratique même du savoir chez les savants eux-mêmes. L'absence de jugement et l'incompétence de Bouvard et Pécuchet ne sont donc pas seules en cause et dans le roman de Flaubert les sciences elles-mêmes, ou du moins les savoirs qui se donnent pour tels, ne sont pas épargnés. Les lecteurs remarquent immédiatement dans ce roman une attaque en règle contre le dévoiement de certaines sciences, ou prétendues sciences, qui ont parfois bien du mal à ne pas se confondre avec de fausses sciences tout en entretenant la confusion avec la religion ou la philosophie… Quelles sont les cibles visées par notre auteur ? Quelle est sa représentation du savoir et des sciences ? Pourquoi une telle critique des savoirs et/ou des prétendus savoirs ?

I.- Objectifs visés : l'encyclopédisme et le polytechnisme

Encyclopédisme et polytechnisme sont également mus par un esprit de système aussi vain que prétentieux. Le dessein critique de Flaubert étant de passer en revue pour les liquider "les idées modernes" de ses contemporains européens et de produire "une encyclopédie en farce." Ce qui est visé et attaqué c'est le projet vain et ridicule d'un parcours et d'un tableau complet des savoirs, et surtout celle de leur prétendue maîtrise complète et totale. L'idée d'un savoir complet ne laissant rien à désirer est une idée imbécile de par l'essence même du savoir qui implique sa critique perpétuelle et sa refondation incessante. On observera que, quel que soit leur objet d'étude, Bouvard et Pécuchet sont incapables de faire des choix clairs et discriminants. Ainsi, par exemple, étudiant le théâtre ils vont passer en revue tous les genres qu'ils vont mettre sur un pied d'égalité, ceci sans se soucier de leur importance ou valeur respectives. Aplatissement et indistinction du savoir qui débouche nécessairement sur une recension de platitudes. Le passage d'un genre à un autre se fait par le plus grand des hasards : tantôt c'est la lassitude qui les fait passer de la tragédie à la comédie, tantôt c'est l'arrivée impromptue de Madame Bordin qui les fait passer du drame au… jeu de Phèdre… (in Folio classique p. 207-208, in GF p. 194-195) Aussi, quel que soit l'objet du savoir, l'encyclopédisme est condamné à la simplification et à la superficialité. D'où ce résumé étonnant de Phèdre de Racine par Bouvard : « C'est une reine, dont le mari a, d'une autre femme et un fils. Elle est devenue folle du jeune homme – y sommes-nous ? En route. »

Le polytechnisme est également chez eux touche à tout et superficiel. À peine arrivés de la ville à la campagne, nos deux Parisiens retraités, non contents de cultiver leur jardin de façon anarchique et non prolifique, se lancent… dans la recherche agronomique où ils ruinent bien évidemment leur fond ! Au jardin « les boutures ne reprennent pas » et « les greffes se décollent », mais ils s'extasient devant « un chou hypertrophié qui grossit au point de devenir incomestible ». « N'importe , nous dit le texte, Pécuchet fut content de posséder un monstre. » (Folio classique, p. 86, GF p. 78) À la ferme les expérimentations agronomiques, comme celles du jardinage, seront autant d'échecs retentissants : « Toutes les expériences ratèrent. Il était chaque fois étonné. » À la ferme, l'expérimentation du dessèchement par fermentation des grosses meules de paille débouche sur… un incendie mémorable ! Une fois la récolte partie en fumée, il ne leur reste plus qu'à louer la ferme ! Quel que soit le champ du savoir retenu leur parcours survole les matières et les connaissances dans un désordre absolu ou dans un ordre arbitraire qui fait perdre toute signification à l'objet étudié. D'autant plus que généralement ils s'en tiennent à des résumés ou à des manuels scolaires (p. 254-255 in Folio classique ou p. 239-243 in GF). Au lieu de rechercher la distinction conceptuelle, étape première et primordiale de toute réflexion raisonnable et rationnelle, ils rapprochent tout et n'importe quoi et confondent tout et n'importe quoi. Le principe d'exhaustion de l'enquête débouche chez eux sur une saturation des savoirs et du coup on nĠa affaire, au mieux, qu'à un vague discours idéologique, et aucunement à un raisonnement scientifique.

Mais le plus grave c'est que dans leurs parcours il n'y a pas dĠordre de parcours et du même coup pas de réelle progression… Si ce n'est un ordre abécédaire…, ce qui ruine par contrecoup le principe de classification propre aux vraies encyclopédies alors qu'ici, avec Bouvard et Pécuchet, on a des entrées aussi artificielles et sottes que des toquades farfelues.

On saisit mieux alors l'importance de certains oublis et de certaines lacunes dans cette encyclopédie en farce. Non seulement leur prétendue encyclopédie ne recouvre pas le champ du savoir mais de nombreuses sciences ne sont pas citées : non seulement la logique est absente mais également les langues anciennes et le droit (si ce n'est par l'intermédiaire du chapitre X sur la pédagogie). La géographie et la poésie sont également ignorées. Plus grave, à côté de vraies sciences, sont placées de fausses sciences comme le spiritisme et la phrénologie. Il y a manifestement chez Flaubert la volonté de railler la prétention encyclopédique et polytechnicienne. Ce qui prouve à lĠévidence l'intention critique, c'est l'inversion quasi systématique de l'ordre d'acquisition des connaissances, ordre qui consiste à aller du simple au complexe, de l'élémentaire au spécial. Ainsi lorsqu'ils se lassent de l'anatomie, et y échouent, ils se lancent dans la physiologie laquelle est une science plus complexe et qui présuppose la maîtrise de l'anatomie. Échouant dans la distillerie et la fabrication des conserves, ils se lancent dans la chimie alors qu'il aurait fallu commencer par elle ! Non seulement ils ne réfléchissent pas à leurs échecs ou à leurs erreurs mais leur transition d'un savoir à l'autre est, comme le note un commentateur, « d'essence soustractive et non pas cumulative ». « La progression dans l'ordre des savoirs se fait donc à rebours. » Il y a sans doute chez Flaubert la volonté de dénoncer l'impossibilité d'un savoir totalement unifié et rationnel. Notre modernité est condamnée à la spécialisation extrême des professionnels et surtout au zapping culturel du commun des mortels. Du même coup, la bêtise moderne triomphe et c'est une bêtise qui confond information(s) et connaissances (scientifiques). Et surtout vulgarisation et instruction, d'où le projet décapant suivant.

II. - La méthode déployée : une représentation critique des savoirs théoriques

L'encyclopédie en farce, de type flaubertien, va démonter et démolir les savoirs et surtout les pseudo-savoirs par sa façon ridicule de les présenter et de nous les montrer. Au lieu que l'encyclopédie retienne, réunisse et valorise les savoirs, celle-ci les isole, les atomise et les caricature. Cette charge est une charge critique. Elle les dynamite de l'intérieur par leur mode d'exposition ridicule. Bref, l'encyclopédie ici, critique et systématique, vise à nous faire prendre conscience de quelques vérités élémentaires oubliées par nos deux prosélytes du savoir :

1) Le savoir scientifique est – pour le plus grand nombre – quasi insaisissable et inaccessible car relatif, provisoire et approché. Savoir relatif puisque par exemple, en chimie, la définition des corps et leurs réactions sont fonction du milieu dans lequel on se place. Exemple : le Cours de Régnault leur apprend que « les corps simples sont peut-être opposés ». Comprenons, et ceci est sous-entendu : tout dépend du point jusqu'où est poussée l'analyse. Le même Cours leur apprend « qu'un corps peut se comporter à la manière des acides ou des bases selon les circonstances ». Comprenez qu'aucune réaction n'est simple ! Tout savoir est provisoire. C'est ce que nous rappelle l'Histoire, et tout particulièrement l'Histoire des causes de la Révolution Française : non seulement « il faudrait avoir lu toutes les Histoires et toutes les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces manuscrites, car de la moindre omission une erreur peut dépendre qui en amènera d'autres à l'infini ». (p. 188 in Folio classique ou p. 174 in GF) Mais, comme le confirme Dumonchel, « lĠhistoire change tous les jours » et « jamais l'histoire ne sera finie ». Ce qui condamne les historiens à la réécrire incessamment puisqu'elle est une rétro-diction opérée en fonction de nos intérêts actuels ! Pour parler comme Paul Veyne, « l'histoire n'est au mieux qu'un roman vrai » ! Tout savoir est un savoir approché car en tout domaine les instruments d'investigation sont quasi inexistants et inopérants.

D'où le caractère risible, mais éclairant, du « mannequin de carton » qui ne permet pas vraiment d'étudier l'anatomie du corps humain et, faute de cheval de voltige et d'haltères, ils abandonnent également la gymnastique. Bref, en tout domaine, faute de méthode et d'instruments appropriés ils renoncent à leurs entreprises ! Infinitude des domaines, relativité des points de vue, difficulté d'accès aux savoirs sont autant de causes d'inertie et d'empêchement de connaître vraiment.

2) Les savoirs sont contradictoires et même à l'intérieur de chaque domaine ou champ d'un savoir on a affaire à des écoles ou plutôt à des chapelles rivales. En tout domaine non seulement il y a une multitude de points de vue et de perspectives mais surtout les principes se contredisent ce qui ruine le discours d'autorité des prétendus dits savoirs… Nos deux bonshommes se trouvent donc écartelés dès qu'ils abordent un nouveau champ du savoir à étudier. Ils ressentent naïvement l'autorité de chacun de ces savoirs patentés – via la sacralité « du » ou « d'un » livre censé être parole d'évangile –, et ils sont simultanément ébranlés dans leur foi par les irréductibles oppositions des auteurs retenus et admirés.

Aussi Flaubert n'hésite pas à renforcer la contradiction entre le point de vue commun et le point de vue savant touchant les vieilleries qu'ils vont entasser dans leur Musée… « L'Auge de pierre » est un « sarcophage gallo-romain », « la vieille poutre de bois » qui se dresse dans le vestibule, n'est rien moins que « l'ancien gibet de Falaise », et « la grosse chaîne dans le corridor » provient des « oubliettes du donjon de Torteval ». Si chaque prétendu savoir fait varier l'identité de l'objet en fonction de son approche, les amateurs qu'ils sont, et qu'ils restent, ont bien du mal à distinguer les époques mais ils finissent par y parvenir et dédaigneux des sacristains ils disaient : « Ah ! Une abside romane ! Cela est du XIIe siècle, voilà que nous retombons dans du flamboyant ! » (Folio classique, bas p. 165, p. 153 in GF) Mais très vite ils sont perdus et ils voient de la décadence dans toute époque ou presque. Bref, comme ils disent, « ce défaut de certitude les contrariait ». (Folio p. 166, GF p. 157)

Mais c'est surtout dans les disciplines intellectuelles proprement dites qu'ils découvrent le caractère mortel de la diversité des jugements des auteurs, ce qui les amène à papillonner d'un livre à un autre, et surtout ceci accroît leur désarroi : « Ils se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre puis ne savaient que résoudre devant les divergences des opinions. » (p. 87-88 in Folio classique ou p. 80 in GF) Tous leurs efforts pour parvenir à une unité de point de vue sont donc vains. Comme dans leur bric-à-brac, pompeusement honoré du nom de musée, leur tête est le siège d'un fatras d'opinions contradictoires. Plus ils lisent, plus la définition de ce qu'ils cherchent à savoir se refuse à eux. À chaque fois et en tout domaine ils se trouvent replongés dans l'universelle contradiction. « Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens dĠÉnée. Coriolan mourut en exil selon Fabius pictor, par les stratagèmes de Allius Tallus, si l'on en croit Denys ; Sénèque affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, Dion qu'il fut blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer émet des doutes pareils relativement aux autres peuples. » (Folio classique, p. 188-189, GF p.s 174-175).

Pour accroître le ridicule de ces contradictions, l'auteur fait partager les opinions adverses par l'un et l'autre des deux bonshommes ! Chacun campant sur ses positions avec assurance ! Alors chacun prend dans le livre en question ce qui conforte son point de vue, ce qui confirme la sacralité du livre pour eux, sacralité qui est celle de la parole dĠévangile ! « Les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa cause. » (soit p. 186 in Folio, soit p. 172 in GF). La bêtise des deux cloportes n'est pas ici seule en cause. De fait les savoirs se présentent non seulement comme partiels et divers mais surtout comme clivés et contradictoires.

Les savoirs ne manquent pas leur objet par la diversité de leurs points de vue mais par leur absence de méthode. Flaubert s'ingénie systématiquement dans sa fiction à déconstruire tout effort méthodique des prétendus hommes de sciences pour montrer l'impossibilité de connaître le vrai. Il s'agit de développer ici la vérité du scepticisme : le vrai est indémontrable ! Ceci pour des raisons logiques dont ils prennent conscience en essayant d'instruire Victor et Victorine au chapitre X touchant la circulation du sang : « Ensuite Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle. Il pataugea dans la circulation. Le dilemme n'est point commode, si l'on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquées et en posant d'abord les principes on commence par l'Absolu, la Foi. » (p. 383 in Folio ou p. 359 in GF) Dialectique purement négative : la raison ne peut pas rendre raison de son origine et de son fondement. La science est impuissante à assurer sa scientificité. Non seulement il n'y a pas de critère assuré des vérités mais nos axiomes ne sont que des postulats qui font appel à notre foi ! Le point de vue de chaque science est purement conjectural car la nature de l'hypothèse est une pétition de principe : le point de départ de la science est posé… sans science ! Sans fondement assuré…Le découragement menace donc : si tout n'est pas démontrable… autant tout laisser sans démonstration ! La seule chose qu'on puisse démontrer c'est l'impossibilité de produire une science fondée en raison. Ainsi s'opère une critique de l'induction et de la déduction, pas plus fondée l'une que l'autre. Ce qui ruine la possibilité de toute science.

On rejoint alors la formule désolante du Dictionnaire des Idées reçues : « Méthode : ne sert à rien. » (p. 541 in Folio, ou p. 429 in GF) La démarche méthodique est inapplicable comme le montre la progression désordonnée de nos deux bonshommes. Ils consultent les livres pour apprendre les règles (« « Une illumination vint à Bouvard, s'ils avaient tant de mal c'est qu'ils ne savaient pas les règles. » (p. 214 in Folio classique ou 200 in GF). Mais leurs lectures avancées dans les livres leur sont inutiles car ils les font fonctionner comme des recettes, cĠest-à-dire comme des procédés automatiques de… l'intelligence! Or elles sont les éléments d'un art de jugement qui leur échappe, et ils en concluent, pour une fois très justement : « les règles ne suffisent pas. Il faut de plus du génie. »

Les règles ne donnent aucun art d'inventer. Bien plus leur application demande de l'ingenium si on veut être genius ! L'ingenium c'est pour le moins un art intelligent d'appliquer la loi générale au cas particulier ce qui leur échappe complètement. Les voilà donc tous les deux perdus en botanique dans les labyrinthes des classifications, toutes mises en défaut par une nature qui ne rentre jamais dans les cadres prévus par nous à cet effet. À défaut de la fixité des règles, ils auraient voulu se raccrocher à l'exception or « le calice de la shérade » contredit au statut d'exception qui lui est normalement attribué « mais un hasard fit qu'ils virent une shérade et elle avait un calice. Allons bon ! Si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies à qui se fier ! » (p. 385, in Folio classique ou p. 360 in GF) Une fois de plus on entend en écho la conclusion ironique du Dictionnaire des idées reçues : « Exception : Dîtes qu'elle confirme la règle ; ne vous risquez pas à dire comment . » (p. 515 in Folio classique) Non seulement les exceptions ne confirment pas la règle mais elles ne sont même pas régulières dans leur exceptionnalité !

Il reste à montrer que les preuves ne font jamais preuve et que la raison est prisonnière de contradictions internes qui la minent de l'intérieur. À preuve, les positions contradictoires des différents philosophes sur l'existence ou la non-existence de Dieu : « C'est qu'il est difficile de ne pas douter ! Ainsi pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant, de Leibniz ne sont pas les mêmes et mutuellement se ruinent. » (p.s 309-309 in Folio classique et p. 288 in GF) La preuve n'est plus une assurance de vérité car non seulement les thèses se contredisent mais surtout parce que personne ne peut répondre à l'injonction : « Prouve ta preuve ! », car ce qui nous arrête dans la régression à l'infini d'une preuve à son fondement prétendu c'est uniquement notre découragement fruit de notre paresse intellectuelle.

Comprenons bien la charge critique de Flaubert qui, par delà les raisons philosophiques, vise en fait tout raisonnement ! L'entreprise sceptique développée en farce vise à faire comparaître la science devant son propre tribunal. Qu'observe-t-on alors ? Devant son propre tribunal, la science est contrainte à avouer quĠelle est incapable de satisfaire aux exigences au nom desquelles elle condamne les autres savoirs comme non fondés et hypothétiques. Bref elle est incapable de rendre raison de sa théorie et de sa pratique… en raison… Sommée de s'appliquer à elle-même ses propres règles, et surtout ses propres normes, la science doit finalement reconnaître qu'elle n'est qu'opinion… La science est irréalisée en fait, parce qu'elle est irréalisable en droit ! La science ne saurait prouver qu'elle est science ! Au mieux nous n'avons affaire qu'à des savoirs relatifs et approximatifs, des savoirs provisoires et contradictoires ! Bref le scepticisme ne peut que nous reconduire au pessimisme. Force nous est faite de nous demander : à quoi bon savoir ? Et surtout : quelles sont les raisons d'un tel désaveu du savoir et de la prétention des hommes à connaître la Nature ?

 

III. - Résultat : vanité des savoirs… et en particulier des savoirs prétendument scientifiques

Par delà les bourdes et les errances de nos deux bonshommes prosélytes du savoir, Flaubert, employant le discours indirect, attaque l'esprit des sciences expérimentales, esprit qui a la lourdeur de la bêtise crasse… L'expérimentalisme et le fatalisme sont des signes exprès d'imbécillité grandiose ! Car si Bouvard et Pécuchet multiplient les expériences qui échouent il faut comprendre que c'est l'expérience elle-même qui est un échec de lĠintelligence. Pourquoi ?

1) La première raison est la résistance du réel dans son immédiateté et sa complexité sur lesquelles butent les prises de notre intelligence. Ne perdons pas de vue qu'une grande partie du comique de Bouvard et Pécuchet vient de la résistance du réel aux tentatives d'intervention et d'expérimentation de nos deux cloportes. Un passage éclairant est celui qui concerne la météorologie. Bouvard et Pécuchet décident d'étudier les différents types de nuages et ils cherchent à identifier ces différents types mais, nous dit le texte : « Les formes changent avant qu'ils en aient trouvé les noms. » Entendons : le réel est aussi ineffable qu'insaisissable ! Prévoir le temps qu'il va faire à l'aide du comportement des animaux (expérience usuelle…) est tout aussi vain : « Une sangsue dans un bocal devrait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau temps fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais l'atmosphère presque toujours contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-là toutes les quatre se comportèrent différemment. » Idem pour des expériences plus cruelles ! Entendons que la Nature n'est pas en elle-même et par elle-même régulière ! Et surtout comprenons qu'elle résiste à nos expérimentations et à nos manipulations comme le montre leurs expériences des conserves et de la distillation lors de la fabrication de la bouvarine qui doit leur assurer la gloire : « Tout à coup, avec un bruit d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux… » Idem pour les conserves : « La différence de température fit éclater les bocaux. » La nature malmenée par les mains de l'homme retourne donc dĠelle-même à l'état sauvage !

À l'inverse lorsqu'ils se lancent dans leurs expériences de spiritisme et qu'ils veulent faire tourner les tables, la Nature reste désespérément inerte : « Pendant quinze jours ils passèrent leurs après-midi en face l'un de l'autre, les mains sur une table, puis sur un chapeau, puis sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles. » (p. 280 in Folio classique ou p. 261 in GF)

Cette résistance de la nature aux expériences et conduites de l'homme apparaît très clairement dans le chapitre sur l'arboriculture qui va se révéler « être une blague » : « Bouvard tâcha de conduire les abricotiers. Ils se révoltèrent. Il abattit leur tronc au ras du sol ; aucun ne repoussa. Les cerisiers auxquels il avait fait des entailles produisirent de la gomme. » (p. 96 in Folio classique ou p. 87-88 in GF) Les objets en question semblent animés et ils opposent une résistance farouche…Mieux, la Nature se déchaîne, se révolte, et ruine brutalement en quelques instants la prétendue maîtrise et possession humaine… D'où l'exemple éclairant de l'orage dans le chapitre II : Au moment où, au printemps, ils pouvaient espérer quelques fruits, « tout à coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une pluie lourde et violente (…) (p. 97-98 in Folio classique) ; résultat : « Quel tableau quand ils firent leur inspection ! » La Nature ne se laisse pas soumettre…Dans une lettre à Louise Colet de 1853, après un orage de grêle qui avait ravagé la région Flaubert écrit, jubilatoire : « Ce n'est pas sans un certain plaisir que jĠai contemplé mes espaliers détruits, toutes les fleurs hachées, en morceaux, le potager sens dessus dessous. En contemplant tous ces petits arrangements factices de l'homme que cinq minutes de la nature ont suffi à bousculer, j'admire le Vrai Ordre se rétablissant dans le faux-ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent pas, légumes d'autres pays, ont en cette rebuffade atmosphérique une sorte de revanche. Il y a là un caractère de grande force qui nous enfonce. Y a--t-il rien de plus bête que des cloches à melon. » Le culturel ne saurait donc venir à bout du réel. Impuissance décisive et définitive de l'homme face aux énergies naturelles.

2) Non seulement la nature résiste à nos interventions mais encore et surtout elle est parfois monstrueuse. Rappelons-nous le fameux chou de Pécuchet ! « Il fut content de posséder un monstre. » (p. 86 in Folio classique ou p. 78 in GF) Non content d'être énorme le chou en question est « absolument incomestible » ! Cette monstruosité n'épargne pas l'homme et les enfants des hommes… Comprenons que les criminels sont des produits monstrueux de la nature parmi d'autres. L'ordre naturel comprenant toujours une part de désordre. Dans le chapitre VIII, face à Marescot, le notaire conservateur, adjoint du maire de Chavignolles, tenant d'un providentialisme naturel bien pensant, Pécuchet prend la cause du monstre : « Les vices sont des propriétés de la nature comme les inondations et les tempêtes. » Le notaire l'arrêta et, se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils, il dit : « Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à tous les dérèglements, excuse les crimes, innocente les coupables. » « Parfaitement » dit Bouvard « le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit comme l'honnête homme qui écoute la raison. » « Ne défendez pas les monstres ! » « Pourquoi monstres ? » « Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme si la Nature agissait pour une fin ! » (p. 318 in Folio classique ou p. 297 in GF) Comprenons que le normal et l'anormal sont également naturels ! Et le réel échappe donc par principe à nos tentatives de normalisation forcée comme le montre l'échec éducatif, au chapitre X, de Victor et de Victorine, dont le mauvais naturel les conduira à une commune dépravation

3) le naturel échappe donc décidément à nos connaissances et à nos prises comme on le voit dans le cas de La Barbée qui est sous hypnose guérie par Bouvard de son hystérie. « À la deuxième séance (…) c'était vraiment un miracle. » Ironie de l'histoire, le meilleur médecin, c'est le médecin de soi-même. La meilleure médecine, c'est la médecine naturelle… qui guérit des maux naturels ! Il est donc impossible d'établir la cause du rétablissement de la jeune femme ! Magnétisme, phénopsychologie, hasard ? Même guérison miraculeuse dans le cas de Madame Bordin : « Dans les doses permises et malgré l'effroi du mercure, ils administrèrent du calomel. Un mois plus tard Madame Bordin était sauvée. » On ne connaît pas plus les raisons de nos succès que celles de nos échecs ! La leçon est claire : la raison ne vient pas à bout de la Nature ! Les mouvements de la nature comprennent des événements inexplicables. L'inconnu l'emporte toujours sur le connaissable. C'est l'intuition qu'a Bouvard après une minute de réflexion : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu'on ignore et qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. » (p. 138 in folio classique ou p. 128 in GF). Même constat désolant pour ce qui nous touche de plus près, à savoir notre santé et notre vie : « Les ressorts de la vie nous sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques et on ne découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie, de la diathèse ni même du pus ! » (p. 134 ou p. 123).

  

Conclusion sur cette encyclopédie en farce : impossibilité d'en finir avec la bêtise de nos deux autodidactes et la suprême bêtise serait…de vouloir conclure comme le remarque Flaubert dans sa Correspondance, dans une lettre à M. Lepoitevin. La mort de Flaubert l'a empêché d'achever son roman et nous sommes donc condamnés à de pures conjectures touchant son second volume qui devait se composer de différents catalogues d'idées reçues : Sottisier, Album de la Marquise, Catalogue des idées chic… recopiage des deux bonshommes. Composé et présenté en deux volumes, le livre aurait sans doute exploité un effet de redoublement et de miroir (qui était déjà entretenu par le couple des deux bonshommes, répétition du double et du même coup de la copie…).

Aux logiques répétées d'échecs divers des deux bonshommes aurait répondu et correspondu la répétition logique de bêtises collationnées par nos deux bonshommes. Premier volume : Histoire de nos deux cloportes qui sont bien deux bêtes et, second volume : Bêtises mises en p. par écrit. Cette mort de l'auteur est une heureuse diablerie, une sorte de ruse de la raison littéraire, mettant en lumière l'impossibilité de conclure sur la bêtise…

L'ironie à l'œuvre ici n'est pas celle des prétendus esprits libres (on a changé de siècle…) qui prétendent corriger les vices de pensée des hommes au nom de leur supériorité intellectuelle. L'ironie ne prend pas ici une posture d'autorité et elle ne fait pas la loi : « L'ironie ne dénonce pas l'erreur pour la rectifier, elle déplace les évidences (…) elle brouille les limites du savoir et de l'ignorance, complexifie leurs rapports en montrant la part de sagesse ou d'humanité qu'il y a dans l'ignorance et la part d'incertitude ou de fausseté qu'il y a dans les savoirs » écrit Stéphanie Dord-Crouslé. Ironie tragique et désespérante : la seule certitude c'est l'incertitude, la seule conclusion, c'est qu'il n'y a pas de conclusion. Savoir, c'est mettre en doute nos certitudes, mesurer la précarité de nos savoirs, dénoncer l'autorité ridicule du dogmatisme.

La bêtise qui est ici stigmatisée c'est celle des idées modernes. Nos deux bonshommes sont le produit d'une histoire bête et d'un siècle bête. Comme dans LĠÉducation sentimentale, mais sur un autre registre, il s'agit de liquider dans un même mouvement les illusions politiques et les illusions amoureuses toutes également sentimentales et niaises. La Révolution est aussi chimérique en politique qu'en amour. Dans notre livre, le seul moment où l'histoire romanesque rejoint l'histoire tout court c'est le chapitre VI qui dépeint la répercussion de la Révolution de 1848 sur le bourg de Chavignolles.

Rejoints par la grande Histoire nos deux bonshommes sont « pris par le vertige de la députation » et ils étudient le droit divin, le Saint-Simonisme, le Fouriérisme, bref toutes les théories socialistes plus ou moins utopistes. Ils découvrent alors avec bon sens que toutes ces utopies demandent l'appel à la tyrannie pour être mises en place et donc qu'elles sont aussi folles que liberticides ! D'ailleurs la réaction triomphe et Flaubert renvoie dos à dos le crétinisme et la stupidité des prétendus révolutionnaires, qui profitent des événements pour régler leurs comptes individuels, et le caractère odieux et stupide des bourgeois rassurés par la disparition de la République. Le repas chez le comte de Faverge est un véritable dîner de têtes. Leçon tirée par nos deux bêtes pas si bêtes que ça : « Quels idiots ! Quelle bassesse ! Comment imaginer tant d'entêtement.» (p. 235 in GF ou p. 251 in Folio classique) Une fois de plus la juxtaposition des points de vue adverses ne résout pas la contradiction…Le coup dĠÉtat de Louis Napoléon Bonaparte permet de condamner dans le fracas d'un rire jaune la politique : « Le progrès est une blague » et « la politique une belle saleté », et « ce n'est pas une science. » Comme dit Flaubert : « La bêtise n'est pas d'un côté et l'esprit de l'autre. C'est comme le vice et la vertu. Malin qui les distingue. » On sait que dans le chapitre suivant on assistera à une découverte de l'amour aussi désolante que la découverte de la politique. Faim des femmes, putains ou bourgeoises, mais ces femmes ne valent pas mieux. Bouvard perd son pucelage et une partie de ses biens et Pécuchet hérite de Mélie une maladie vénérienne, « une maladie secrète ». Résultat : « ils ruminaient leurs mécomptes » et « ils dissertaient sur les femmes ». Bref, une fois de plus, triomphe des clichés les plus éculés !  « Ils disent tous les lieux communs qu'elles ont fait répandre. » Et donc : « l'enfer sous un jupon » est la conclusion des deux amis…

Mais enfin et surtout la bêtise est la grande affaire de chacun et de tous. La structure cyclique de ce roman qui n'en est pas un suffit à nous alerter sur le sens à donner à ce recopiage auxquels les deux bonshommes sont condamnés. À la fin de leur impossible et vaine quête du savoir ils deviennent les greffiers de la lettre et, comble d'ironie, ils réalisent sans le savoir une œuvre : le dictionnaire des idées reçues… Ils sont les greffiers des lettres de la bêtise moderne. Ils réalisent malgré eux un chef-d'œuvre dont ils sont à la fois les victimes et les auteurs. Mais lĠécriture de la bêtise devient ici diabolique car au moment où Flaubert s'absente de son livre… cĠest chacun d'entre nous qui se reconnaît dans ces poncifs qui nous échappent dès que nous nous absentons, faute d'attention, de nos discours… L'écriture de la bêtise et sa lecture nous laissent donc sans voix – on rit, ou on sourit – mais c'est chacun d'entre nous qui est victime de cette idiotie propre aux pseudo-savoirs. Il faut donc reprendre et ruminer ce mot de Flaubert : « Leur bêtise est mienne et j'en crève. » Et ces bêtises sont littéralement crevantes !

Jean-Pierre Bourdon

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