Leçon 1 : Peut-on venir à bout de la bêtise ?
I. - Le
projet de Flaubert
L'intention première de Flaubert est de
nous mettre en garde contre l'illusion moderniste selon laquelle le
développement du savoir et celui des sciences rendraient les hommes plus sages.
Il est revenu de ses illusions de jeunesse, au premier rang desquelles il faut
placer le culte du savoir et surtout celui d'un savoir scientifique et
encyclopédique. Rappel : « Jeune, avec ses amis, il voulait tout savoir
et cela lui paraissait facile. » Bref au sens propre et au sens figuré
: être polymathe et polytechnicien… sinon rien ! Il mettra d'ailleurs
ironiquement ce regret dans l'âme de Bouvard. Lors d'une leçon d'astronomie,
Bouvard déplore son ignorance et il regrette n'avoir pas été dans sa jeunesse à
l'École polytechnique. L'obsession encyclopédique, l'illusion polytechnicienne
sont des traits habituels des âmes enfantines et un héritage de la philosophie
des Lumières. Lesquelles illusions ont fait long feu et ont pris un sérieux
coup de vieux ! La foi en la science est désormais aussi ridicule que les
autres croyances. Or cette foi en la science est la foi idéologique dominante
de son siècle avec le développement du positivisme ! Aussi, lucidement,
Flaubert estime que les systèmes théoriques et scientifiques sont non seulement
prétentieux et creux mais vains et ridicules. La diversité indéfinie du réel,
et surtout la complexité du réel, font que l'essence du réel nous échappe… naturellement !
De fait à force de tout vouloir expliquer, et faute de prudence méthodologique,
les spéculations théoriques tombent trop souvent dans la catégorie des faux
savoirs ou pire des fausses sciences… On comprend mieux alors qu'à côté de
vraies et authentiques sciences nous verrons Bouvard et Pécuchet pratiquer ou
étudier le spiritisme et la phrénologie qui sont des pseudo-sciences
et des fausses sciences. Or non seulement faire le partage entre vraie et
fausse science n'est pas toujours simple mais les sciences traînent toujours
avec elles des considérations idéologiques plus ou moins fumeuses qui font que
les savants, à l'image des autres hommes, ne sont pas, loin s'en faut, à l'abri
de proférer d'énormes bêtises.
« Bêtise » le mot, le gros
mot, est prononcé ! Une des obsessions de Flaubert étant la lutte contre la
bêtise. La bêtise, selon lui, son siècle et la société de son siècle en crèvent ! Bêtise partagée et omniprésente et, du même coup,
le bourgeois gentilhomme de Molière est un aigle à côté d'un bourgeois
provincial du type de celui de Monsieur Homais… mais, attention, à ne pas
confondre lĠimbécillité et la bêtise, ou la sottise et la bêtise. LĠimbécillité
est stricto sensu naturelle et
congénitale. Physiologique et psychologique, c'est une faiblesse mentale qui
condamne à ne rien connaître, qui interdit tout savoir et donc qui nous empêche
en ce cas de savoir qu'on est ignorant. En ce sens l'imbécillité est
désespérante. Il est clair que stricto
sensu et médicalement parlant ni Bouvard ni Pécuchet ne sont des imbéciles
alors que dĠautres personnages du roman le sont… Ainsi, par exemple les
habitants du village de Chavignolles, et plus
précisément Marcel, qu'ils prennent à leur service, est bel et bien un imbécile,
étant un idiot de village. Mais agissant comme ils le font commettent-ils une
bêtise ? Bref, quid de la nature propre à la bêtise ? Bête se trouve
dans le mot bêtise et comme nous le rappellent « les bêtises de Cambrai »
elles peuvent être… savoureuses ! Les bêtises sont des erreurs et des fautes
produites soit par ignorance, soit par inexpérience en toute naïveté et bonne
foi. Elles témoignent d'un défaut ou d'une faute de jugement, d'un manque
évident de finesse et d'esprit d'à-propos. D'où ce paradoxe : la bête est dans
la bêtise mais il n'y a que l'homme pour dire ou faire des bêtises ! Et de
fait seul un homme doué de parole peut déparler ! Et seul un homme doué de
raison peut déraisonner ! Raison pour laquelle la bêtise est fascinante. Ce qui
est en cause ici avec la bêtise ce n'est donc pas l'absence totale de raison (au
sens de sa privation… naturelle ou accidentelle), mais c'est leur négation chez
un être qui est censé être doté de raison… Dans la bêtise on assiste donc à un
renversement de l'esprit et de la matière : la lourdeur du propos sentencieux
et prétentieux vient remplacer la légèreté et la pertinence du trait d'esprit.
Et, du même coup le non-sens se substitue au bon sens, l'idée reçue à l'idée
personnelle, les clichés insipides aux bons mots. Et la bête est toujours dans
la bêtise car elle est toujours liée quelque part à l'inertie et à la lourdeur,
à la paresse et à la facilité de penser. Résultat : l'homme qui dit des
bêtises est parlé au lieu de parler, le parleur devient un haut-parleur
ridicule. Résultat : la pédanterie du propos n'a pour égale que son inconsistance.
Confusion du fait et de la preuve, de lĠopinion et de l'idée, de la mémoire et
de la pensée. Prenant certaines idées pour des faits établis on tombe dans le « fatalisme »
ou le « positivisme. » On confond l'existence et la pensée ou
la pratique et la théorie.
À la façon de Don
Quichotte, Bouvard et Pécuchet finissent par mêler et confondre ce qu'ils
lisent et ce qu'ils vivent. Ils croient naïvement et puérilement qu'on peut
aller du livre au réel « au lieu d'inscrire le réel dans le
livre. » (J.P. Santerre) On
comprend mieux du même coup le sous-titre projeté par Flaubert pour son Bouvard
et Pécuchet : « Du défaut de méthode dans les sciences. »
LĠambiguïté du génitif est éclairante. Il s'agit à la fois d'illustrer et
de dénoncer le défaut de méthode, de cheminement rationnel, dans l'accès au
savoir recherché. En effet on constatera que Bouvard et Pécuchet ne progressent
jamais dans leurs connaissances faute de méthode, cĠest-à-dire de suivi ordonné
dans la composition d'une démarche progressive.
D'où le passage
emblématique du chapitre VIII où, pratiquant le magnétisme, ils sont perdus en
chemin sur la route : « Ils se taillèrent une fourchette de
coudrier et un matin ils partirent à la découverte du trésor (…) après trois
heures de marche une réflexion les arrêta : Òla route de Chavignolles à Bréteville était-ce
l'ancienne ou la nouvelle ? Ce devait être l'ancienne !Ó Ils
rebroussèrent chemin, et parcoururent les alentours au hasard, le tracé de la
vieille route n'était pas facile à reconnaître. » (p. 277 in GF, p. 297 in Folio)
Mais il s'agit aussi
et surtout du défaut de méthode des sciences retenues par eux, sciences dont la
rationalité est pour le moins discutable et sujette à caution. En effet leur
goût pour l'encyclopédisme et pour le polytechnisme
débouche sur un fatras et un bric-à-brac de prétendues connaissances fort peu
consistantes. Les savants, Linné le premier, s'échinent et s'épuisent à trouver
des classifications des êtres vivants étudiés qui ne viennent jamais à bout de
la richesse étonnante et surprenante des créatures naturelles. Résultat, comme
dit Flaubert, « on va bien avoir affaire à une encyclopédie en
farce. » L'aspiration encyclopédiste – donner un tableau complet
et opératoire des diversités naturelles – est aussi vaine que puérile car
la Nature nous révèle des surprises. Du même coup, les systèmes et les théories
sont condamnés à se contredire plus qu'à se corriger ou se compléter. Le point
décisif étant la « contradiction ». La bêtise menace tout
homme en tout domaine, qu'il soit ignorant ou savant, dès lors qu'il reste
insensible à la contradiction sur laquelle il bute. Le propre d'un esprit
méthodique c'est qu'il sait et peut donner des réponses rationnelles aux
objections qu'on lui fait. À l'inverse, et de façon systématique, on lit à
lĠarticle « Imbéciles »
du Dictionnaire des idées reçues : « Ceux qui ne pensent pas comme
vous. » Bouvard et Pécuchet dévorent des livres en prenant leur
contenu au pied de la lettre sans réfléchir ni discuter ce qu'ils lisent. Seconde
bévue : ils croient qu'il suffit de connaître pour agir alors quĠils
ignorent la nature de la connaissance et celle de l'action prenant tout ce
qu'il lisent pour agent comptant et au premier degré ! Résultat prévisible
et garanti : ni savoir vrai, ni réel savoir-faire. Le comble de leur
bêtise étant d'imputer leurs échecs aux livres qu'ils ont lus sans les
comprendre et les assimiler au lieu d'imputer la responsabilité de leurs bévues
à leur absence d'esprit critique et méthodique.
Mais il faut également distinguer pour
finir la sottise de la bêtise. La sottise, c'est plus et autre chose qu'une
absence ou un défaut de jugement. La sottise, c'est une faute de jugement. Et
du même coup la sottise cĠest pour ainsi dire la bêtise portée au carré !
Ce n'est plus simplement l'idée reçue ou le cliché éculé qui eux procèdent de
la simplicité et de la naïveté. La sottise c'est de croire lancer une formule
spirituelle et… énoncer une absurdité. Exemple : la repartie de Pécuchet à
Victor : « Tu n'es pas près de briller aux orphéons. »
Ou : le jugement inattendu d'un critique littéraire du XVIIIe
siècle : « Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était,
n'était pas sans lecture et sans connaissance. » Ou encore cette
citation de l'auteur d'un Manuel des engrais : « le guano est
devenu la pierre fondamentale sur laquelle repose tout l'édifice social du
Pérou. » La sottise est naturellement énervante. On sourit tout de
même parce qu'ici les jeux de langage sont autant de chutes… réussies ! Du
sot sortent donc des bourdes ridicules alors que de l'homme d'esprit sortent
des fusées de traits d'esprit faisant mouche ! Nos deux cloportes
constituent une encyclopédie à leur mode qui déboulonne les plus intouchables
sommités intellectuelles du moment en leur faisant côtoyer d'obscurs crétins.
Aussi, à la lecture, on sourit parce qu'ici les jeux de mots et les saillies
sont également réussis. Et la liberté de parole se retourne finalement contre
ceux qui n'ont pas su en user finement. Évidemment, et à l'opposé, le maniement
réussi de l'ironie est le signe d'une intelligence déliée. Ce qui va faire
l'unité de ce roman, qui n'est pas un roman, de cette encyclopédie qui n'est
pas une encyclopédie, c'est leur déconstruction et explosion par… l'implosion
du rire. Ne jamais oublier qu'ici Flaubert a voulu rédiger un livre
comique ! C'est le comique qui va allier dans le texte le dérisoire et le
risible. C'est lui également qui permet de conjuguer la haine de la bêtise et
une certaine pitié à son égard. N'oublions pas que si peu à peu Flaubert a fini
par s'assimiler à Bouvard et Pécuchet au point, dit Borges, que ces « cinq
années de coexistence transformèrent en Bouvard et Pécuchet, qu'il les prend en
amitié et en pitié au point qu'ils transformèrent Bouvard et Pécuchet en
Flaubert ». Cette symbiose due à leur fréquentation quotidienne fait
qu'on apprend au chapitre VIII « qu'une faculté pitoyable se développa
dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer » (p. 298 in GF, p. 319 in Folio classique).
« Pitié » car c'est sans doute plus leur siècle ou leur
époque qui est bête ! Ainsi, par exemple, « les villageois qui, à
l'avènement de la seconde République, traitent Pécuchet de ÒcommunisteÓ sont au
moins aussi bêtes que lui ! » Amitié entre l'auteur et ses
créatures car elles partagent avec lui un désir de savoir qu'il savent
naturellement et inévitablement jamais satisfaisant ! Aussi découragés par
leurs entreprises, et déçus par leurs proches, finissent-ils par s'y mettre… mais
ils ne vont plus remplir des bordereaux… ils vont copier la bêtise journalière
ou hebdomadaire des journaux et des gazettes… Mais recopier la bêtise publiée,
représenter la bêtise assurée, pour peu que cela paraisse, ce n'est déjà pas si
bête que cela… Et c'est ce qu'a fait également Gustave Flaubert. Aussi,
finalement, la meilleure façon de se déprendre de la bêtise, ce n'est ni de la
critiquer ni de la recopier mais c'est de bien la dire et, comme on dit, : « À bon entendeur, salut ! »
II.- Sources
et genèse de Bouvard et Pécuchet
Cette remontée aux
sources est facilitée par la Correspondance de Flaubert, par les
témoignages de ses amis et par de nombreux documents. L'idée d'écrire un livre
intelligent sur la bêtise a obsédé très tôt Flaubert. Très jeune, avec ses amis
et sa sœur, il avait inventé, sous forme de private
joke — cĠest-à-dire de jeu risible pour
privilégiés — le personnage du « Garçon », sorte de
grand dadais ridicule qu'il mimait et jouait, lui faisant assener des formules
sentencieuses toutes plus stupides les unes que les autres… Ce personnage
imaginaire ayant un aplomb unique pour énoncer des truismes, des idées toutes
faites, des âneries provinciales, bref tous ces mots où le bourgeois est une
enflure. « Le Garçon » était la caricature du matérialisme
benêt, des idées à la mode les plus inconsistantes, de l'imbécillité fière
d'elle-même ! On dirait aujourd'hui un mélange de « politiquement
correct » et de langue de bois pour têtes bien pensantes reprenant les
idées dominantes. On sait également qu'à l'âge de seize ans il a écrit une Leçon
d'Histoire naturelle du genre « commis » (1837), le « commis » étant selon lui « l'animal
le plus intéressant de notre époque », animal qui à ce titre méritait
quelque considération. On se souviendra que Balzac avait écrit un roman titré Les
Employés. Parallèlement, et ce depuis sa petite enfance, il est fasciné par
les bêtises d'une vieille dame rendant visite à sa mère et qu'il recopiait les
bêtises entendues les plus énormes dans un cahier… Et son ami Maxime du Camp
raconte que le projet d'un Dictionnaire des idées reçues l'a hanté dès
son adolescence.
Ce qui le fascine
dans la bêtise c'est le point suivant : comment se fait-il
que la pensée se retire de la parole alors que nous pensons ou que nous sommes
censés penser à l'aide des mots et du langage ? Comment la parole en
vient-elle à déparler ? Comment l'esprit se métamorphose-t-il en son
contraire, la bêtise ? Or, à force d'énoncer des choses convenables,
acceptables, aimables, gentilles, on devient inconvenant, détestable, haïssable,
méchant… En 1843, Flaubert, toujours selon Maxime du Camp, fait le projet de
rédiger « l'histoire de deux commis », cĠest-à-dire de deux
sortes de ronds-de-cuir, selon lĠexpression de Courteline, deux bureaucrates
aussi rances que bornés. Les Deux commis peuvent passer pour une
anticipation de Bouvard et Pécuchet. Il s'agit déjà de deux
gratte-papier qui, à la retraite, se rendent à la campagne et essaient de
s'occuper, au sens large, en « cultivant leur jardin » :
chasse-pêche, agriculture-horticulture, maraîchage et cuisine… tout ceci en pure
perte et en cumulant les échecs… Ils reviennent finalement à leur occupation
naturelle et habituelle : ils recopient La Gazette des Tribunaux et…
alors ils retrouvent le sourire ! Bref, chassez le naturel, il revient au
galop ! Aliénés par la routine, ces deux hommes ne peuvent vivre heureux
hors de la poursuite de leur aliénation. Le conformisme et l'automatisme sont
pour eux ce qu'il y a de plus réconfortant. Il est possible qu'en 1843 Flaubert
s'inspire également, peu ou prou, d'un Barthélémy Maurice, auteur d'un ouvrage
intitulé Les Deux greffiers, ouvrage paru en 1841 ou 1843, où on trouve
déjà le canal Saint-Martin, lieu désolant par excellence, et qui défraie
périodiquement la chronique par le bric-à-brac désolant qu'on y découvre… lors
de sa vidange ! Dans cet ouvrage on trouve déjà le thème de la copie et du
copiage, thème illustrant la servilité de l'intelligence et la faiblesse
d'esprit. Flaubert aurait repris la chute du livre en question : les deux
bonshommes, faute de rien apprendre en lisant, et incapables d'écrire quelque
chose d'intelligent, recopient un texte insipide et insignifiant, ou plutôt des
p.s grises… En 1852, dans une lettre à Louise Colet du
mois de décembre, Flaubert explique son projet et en explicite la portée
révolutionnaire, portée provocatrice et terroriste : « J'immolerais
les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux et
cela dans un style poussé à outrance, à fusées .»
Il s'agit donc de
mordre dans la bêtise en la perçant de façon irrésistible. Il s'agit de nous
obliger en quelque sorte à redevenir bête au point d'en crever à la fois de
rire et de désespoir. La volonté de démolition est donc évidente : il
s'agira d'une « apologie de la canaillerie humaine sous toutes ses
faces ». Objectif : montrer jusqu'à quel point d'abaissement nous
a conduits l'idée d'égalité et la foi en la science prétendument source de
progrès et de bonheur : « L'immense bêtise moderne me donne la
rage », écrit Flaubert en 1872. Et en 1875, dans Bouvard et
Pécuchet : « Mon but est de cracher sur mes contemporains
le dégoût qu'ils m'inspirent. » Image constante donc du rejet de
l'actualité désolante, à laquelle hélas on appartient… celle de la réaction et
du ressentiment…En fait, c'est en 1863, que le projet de Bouvard et Pécuchet
apparaît comme le confirment sa Correspondance et ses notes de travail.
Il présente son projet comme « une vielle idée » et les « deux
bonshommes » comme « deux cloportes ». Il s'agit
d'une charge jubilatoire contre la bêtise consistant à mordre à belles dents
dans cette bêtise sûre et satisfaite d'elle-même et il s'agit déjà du choix de
deux bonshommes permettant d'engueuler l'espèce humaine tout entière et non de
tirer le portrait de deux personnages. Le projet révolutionnaire de Flaubert
est de rédiger un roman sans personnages et sans histoire. Et dès cette époque
il envisage de leur faire recopier son « dictionnaire des idées
reçues », dictionnaire où on trouverait par ordre alphabétique, sur
tous les sujets possibles, tout ce qu'il faut dire en société pour soi-disant
être un homme convenable. Exemples : « Blondes : plus chaudes
que les Brunes, voir Brunes ; Brunes, plus chaudes que les Blondes, voir
Blondes. » Ou encore des lieux communs du type : « Artistes :
sont tous désintéressés. » « Langouste : femelle du
homard. » « Érection : ne se dit que des monuments. »
Finalement cette anthologie de formules ronflantes toutes plus creuses et plus
stupides les unes que les autres sera rédigée en parallèle de la rédaction de Bouvard
et Pécuchet.
Il s'agit donc de
deux œuvres liées par une même obsession : comment se défaire de la
bêtise ? Réponse : en rédigeant un bêtisier, un florilège de
stupidités ! L'élaboration du roman ne commencera qu'en 1872 et, comme à
l'ordinaire, Flaubert se lance dans un immense travail préparatoire. Notons que
la satire de la science, ou plutôt du scientisme, l'oblige à s'informer et à
devenir savant, ce qui pose d'emblée le problème du rapport du créateur à ses
créatures ! Il précise à ses correspondants que, pour dénoncer la vanité
de l'encyclopédisme et l'ineptie de l'érudition, il va « lui falloir
étudier beaucoup de choses qu'il ignore : la chimie, la médecine,
l'agriculture ». Mais, comme il lĠécrit, « il faut être fou et
triplement frénétique pour entreprendre un pareil bouquin ! » Ce
qui est certain c'est que ce livre est « une entreprise écrasante et
épouvantable ». Il mène de front les recherches documentaires et l'élaboration
du roman ; les déplacements sur le terrain et les scénarios ou plans du
livre en chantier. En 1873 il a lu 194 livres pour son travail ; en 1874
il est rendu à 294 livres… et il sera rendu à plus de 1 500 ouvrages en
1880. Il semble que très tôt l'œuvre projetée aurait compris deux volumes distincts,
le second étant réservé… à la copie ! On retrouve le Bêtisier et le
Sottisier ! Parallèlement à cela, il travaille sur les personnages
secondaires : car « il faut, dit-il, un semblant d'action, une espèce d'histoire continue pour
que la chose nĠait pas l'air d'une dissertation philosophique » (15.02.1875).
Notons quelques dates touchant la composition : 1874-1875 :
deux chapitres et demi, la composition avance beaucoup moins vite que
prévu : « Ce livre est diabolique ! J'ai peur d'avoir la
cervelle épuisée. C'est peut-être que je suis trop plein de mon sujet et que la
bêtise de mes deux bonshommes m'envahit. » De 1875 à 1876, il suspend
son travail car il a de gros soucis, sa famille le ruine… En 1878, le chapitre
sur la littérature est achevé. En 1879, le chapitre sur les sciences occultes
et le spiritisme est achevé. En 1880, mort de Gustave Flaubert alors qu'il
travaillait au chapitre X portant sur l'éducation et la morale. Selon Flaubert,
dans les plans énoncés dans ses lettres, le chapitre XI devait rassembler des
documents et des notes et n'être presque composé que de citations (lettre du
24.01.1880). Plus il avance plus il conçoit son livre comme une encyclopédie de
la bêtise humaine. Il songe même à lui donner ce titre. Elle ne correspondrait
ni plus ni moins qu'à une recension des idées modernes dominantes. La dimension
intempestive et critique d'un livre critique et farce est donc évidente !
La publication de Bouvard et Pécuchet est posthume. Elle date de 1881,
et elle est le fait de l'attention et des soins de sa nièce Caroline Commanville. Sans doute la seconde partie aurait-elle
compris Le Dictionnaire des idées reçues et Le Sottisier, plus un
autre recueil celui des « huîtres perlières de la bêtise humaine »
intitulé Album de la Marquise, faux-album constitué de vraies citations,
plus un Catalogue des Idées chics, le second volume n'aurait donc été
constitué que par des citations… La critique actuelle souligne l'importance de
cette seconde partie dévolue à la copie… Copie où le savoir s'abîme dans sa
vaine répétition et la reproduction… Copiage et recopiage : mort ou
renaissance de l'écriture ?
Leçon 2 : Bouvard et Pécuchet, deux prosélytes du savoir…
Bouvard et Pécuchet
ne se réduisent pas à leur caricature donnée par certaines scènes, ni à leurs
bourdes, ni à leurs clichés usés. Il faut se garder de faire de Bouvard et
Pécuchet deux imbéciles ordinaires. Certes ce sont deux personnages
schématiques aux traits forcés pour accentuer leur ridicule mais ils ont plutôt
une intelligence supérieure à la moyenne par rapport à dĠautres personnages de
l'œuvre, et surtout ils sont mus par une curiosité toujours en éveil et un
appétit de savoir qui nous les rend sympathiques. Ils sont littéralement
transportés par une foi en la grandeur et en la bonté du savoir qui ne se dément
jamais et témoigne d'un optimisme étonnant. Certes leur foi dans le savoir et
le bénéfice des sciences confine à la naïveté mais cette soif et cet appétit de
savoir sont plutôt sympathiques. Aussi évitons en tant que lecteurs la
simplification pour ne pas sombrer à notre tour dans la bêtise.
Ne pas oublier que,
dès les premières lignes du premier chapitre, Flaubert nous présente Bouvard et
Pécuchet comme capables de jugement à l'encontre de leurs collègues de bureau :
« les jugeant stupides ils leur parlaient de moins en moins ; cela leur
valut des taquineries. » (p. 62 in Folio, p. 57 in GF) et dans ces mêmes pages
Flaubert insiste sur le caractère actif de leur curiosité : « Ils
s'informaient des découvertes, lisaient les prospectus et par curiosité leur
intelligence se développa. » Leur appétit de savoir est immense et
tout le premier chapitre met en scène, au travers de leur pérégrination dans
Paris, Paris capitale du savoir, leur visée encyclopédique, aussi les voit-on
aller du Muséum au Collège de France. Flaubert insiste sur le caractère sincère
et actif de leur curiosité toujours en éveil. Mise en garde : ni la curiosité
ni lĠintelligence ne protègent de la bêtise. Pas plus que la lecture ne suffit à
rendre savant le lecteur et que les expériences ne suffisent à elles seules à
faire un homme dĠexpérience. Comprenons que ce sont les errements de nos deux
pèlerins en quête du Graal du savoir, plus que leurs erreurs, qui sont en cause
et qui les condamnent à l'échec. Ils répètent inlassablement les mêmes
expériences sans s'interroger sur les raisons de leurs échecs. Ils changent
souvent de domaines d'études mais, quel que soit leur domaine d'investigation,
ils se perdent en chemin faute de méthode. Demandons-nous : 1) comment
comprendre cette boulimie de savoir ? 2) quelles sont les raisons de leurs
échecs répétés ? 3) pourquoi
ces échecs répétés ne remettent pas en cause leur culte du savoir ?
I.- La
boulimie de savoir
Bouvard et Pécuchet
sont victimes de la libido sciendi, cĠest-à-dire
d'un désir de savoir qui confine par son outrance à la pathologie. Ils sont
littéralement toqués de savoirs ce qui explique leur fièvre encyclopédiste et
leur naïveté scientiste. De fait nos deux bonshommes sont ignorants et incultes
mais, et c'est ce qui les rend sympathiques et permet au lecteur de poursuivre
leurs aventures, ils désirent sincèrement sortir ce cet état d'ignorance. Plus
Pécuchet que Bouvard car Pécuchet ressent intérieurement un manque de savoir qui
influe sur sa manière d'être : « La conscience d'une instruction
défectueuse, avec les besoins d'esprit quĠelle lui donnaient, irritait son humeur. »
(p. 54 in GF ou p. 59 in Folio
classique) Bouvard souffre de ce défaut de savoir, ce qui tient sans
doute, non à une instruction défectueuse, mais carrément à un manque
d'éducation élémentaire. CĠest lui qui plus tard se rendant compte de son
ignorance regrettera de n'avoir pas été élève de l'X. Pécuchet, lui, après ses
heures de bureau, se consacrait chaque soir à quelques études. Ainsi « il
avait noté des fautes dans l'ouvrage de M. Thiers. » (p. 50-51 in GF ou p. 55 in Folio
classique.) En fait c'est leur rencontre et leur amitié, et pas
seulement leur disponibilité ou leur loisir, qui vont
les mettre en quête du savoir. Chacun joue le rôle de catalyseur, auprès de
l'autre et pour lĠautre, et c'est un désir mutuel qui les titille : « ensuite
ils glorifièrent les avantages des sciences : que de choses à connaître ! »
« Que de recherches si on en avait le temps ! » Se
précipitant sur cet objet de passion idéal – le savoir – ils se
croient déjà savants et célèbres avant d'avoir progressé dans leur quête !
Ceci car ils ont enfin du loisir, et le loisir de s'instruire ad libitum, étant tous les deux rentiers
et désœuvrés.
En hommes qui sont
bien de leur époque et de leur siècle le savoir est non seulement pour eux la
valeur suprême mais encore ils estiment qu'ils ont le devoir de s'instruire
ayant le temps de le faire.
À présent, ne pas
être savant c'est être moins que rien, bon à rien, et surtout c'est être un
parasite dans cette société de progrès partagés. Mais très vite nos deux
bonshommes découvrent que si l'ignorance ou un manque de savoir engendrent une
frustration douloureuse le savoir, lui, nĠest pas de tout repos : « en
ayant plus d'idées ils eurent plus de souffrances », leur désir de
savoir s'exacerbe donc dans lĠexacte mesure où ils n'ont pas les moyens de le
satisfaire. Devant l'immensité indéfinie du champ à explorer l'un d'eux s'écrie
même : « C'est à rendre fou ! » Nos deux autodidactes sont
alors persuadés – en amoureux fêlés du savoir – que le savoir est à
portée de main dans les boites que sont les livres. Il suffirait donc de mettre
la main sur les bonnes boîtes pour être enfin propriétaires du Savoir… Il n'y a
donc de salut possible que par la lecture des bons livres car ingérer leur
substance c'est sĠassimiler le savoir. Ils croient donc naïvement que les
livres vont leur apporter les nourritures substantielles de l'esprit ;
nourritures qu'ils croient être prêtes à l'emploi sans qu'il y ait besoin de
l'intelligence pour assimiler leur substance; pour eux ce n'est pas « Vu
à la TV ! », c'est « Lu dans les livres ! » Or,
pas plus que Ménon ou Alcibiade ne sont devenus
savants en ayant rencontré un savant-homme, Socrate, ils ne peuvent devenir
savants en se contentant de lire des livres… savants !
Au chapitre de la
philosophie on voit, sur l'exemple de Spinoza, qu'ils sont incapables de saisir
vraiment ce qu'ils lisent : dans leur totale candeur ils croient que le gavage
intellectuel suffit à profiter intellectuellement. Résultat : ils
collectionnent des bribes de savoirs, ils empilent de vagues informations, ils
collectionnent quelques formules ou citations, sans former leur esprit ni se
cultiver. Mais cela ne les décourage pas car leur foi dans le savoir est
immense et quasi religieuse. Le besoin de savoir correspond littéralement chez
eux à un besoin d'élévation spirituel aussi naïf que fort ! Leurs errements
sont sans fin et sans frein, ils sont condamnés à être dans lĠerreur et à errer
dans le champ du savoir sans jamais rien trouver de solide et de fixe, points
qui leur permettraient enfin de progresser…Ils nĠapprennent finalement rien et
ne progressent aucunement ; ils ne savent rien et ils ne retiennent rien !
Ils sont condamnés à une errance interminable et du coup le livre les
dépeignant est… interminable…
. Ces échecs ont une
unique source : le défaut de méthode, défaut qui est à la fois celui des
deux bonshommes et des savoirs qu'ils prétendent étudier… Défauts et fautes des
deux personnages qui sont évidents et constants car la logique des divers
épisodes du récit obéît au schéma immuable du ratage programmé : 1) les
deux personnages se tournent au hasard vers tel ou tel pan du savoir et de
l'activité humaine sans réflexion fondant leur choix. Plusieurs commentateurs
de notre texte soulignent que les lubies successives des deux bonshommes pourraient
coïncider avec les entrées du dictionnaire : agriculture, agronomie,
arboriculture, etc. Le passage de tel champ d'étude à tel autre est le produit
du hasard : la découverte d'un bahut Renaissance les fait passer des
sciences de la terre aux sciences historiques… 2) la logique des différents
épisodes obéit à un schéma immuable : choix abécédaire d'un pan du
savoir (« La sotte chose qu'un vieillard abécédaire », disait
déjà Montaigne ), plongée dans les livres s'y rapportant, livres choisis
en fonction de leur réputation plutôt qu'en raison de leur valeur intrinsèque
(les manuels de seconde main sont mis sur le même plan que les grandes
œuvres…), et, afin de joindre la théorie à la pratique, ils se dotent des
équipements qu'ils jugent appropriés, par exemple un mannequin de carton pour
étudier la médecine, des bâtons orthosomatiques, cinq
cents fourneaux de bois sculptés. Bref ils tentent en vain de comprendre et
d'apprendre ce qui est écrit dans les livres ; ils en restent à des
formules toutes faites et lorsqu'ils expérimentent les principes de leurs
lectures théoriques ils échouent systématiquement dans leur pratique désordonnée.
À preuve leur expérience des conserves et de la distillation : ils
enferment tout et n'importe quoi dans des boîtes : des œufs, de la
chicorée, du homard, une matelote d'anguilles… Résultat nécessairement
épouvantable ! Échec lamentable ! « La désillusion fut
complète. Les tranches de veau ressemblaient à des semelles bouillies (…) On ne
reconnaît plus la matelote. Des champignons poussaient sur le mélange… » C'est
d'ailleurs leurs échecs successifs et non réfléchis qui les amènent à passer
d'une discipline à une autre. Ainsi n'arrivant pas à écrire l'Histoire du duc
dĠAngoulême, ils se rendent compte qu'il faut avoir des compétences en
psychologie et de l'imagination, bref savoir écrire ! « Faisons
venir quelques romans historiques ! » s'exclame l'un des
bonshommes. Résultat les deux vieillards se mettent à la littérature historique
(Walter Scott comble leur goût romanesque). En conclusion les savoirs sont en
eux-mêmes contradictoires, et en tous domaines les grands esprits s'opposent et
ne savent pas mettre fin à leurs différends. Exemple : pour la marne (en agriculture…) Pavis la recommande,
mais le Manuel Roret la combat ; pour les
jachères : Leclerc note le cas où elles sont presque indispensables… mais Gasparin
cite un Lyonnais qui pendant un demi-siècle a cultivé des céréales sur le même
champ ! Même chose pour les engrais : Tull
exalte les labours, au préjudice des engrais, mais voilà le major Bentson qui supprime les engrais avec les labours !
Quel que soit le domaine d'étude, les propositions contradictoires sont mises à
égalité et la contradiction soulevée n'est jamais résolue.
Non seulement nos
deux bonshommes manquent de méthode mais ils manquent de jugement.
Résultat : ils épousent les préjugés les plus ridicules en particulier en
ce qui concerne l'hygiène en passant du jeûne… à la boulimie ! Ils se
livrent en tout domaine aux expériences les plus idiotes.
Mais par delà leurs
contradictions à eux ce sont bien les contradictions internes aux disciplines
scientifiques, ou prétendues telles, que Flaubert raille. Il veut nous faire
prendre conscience des distances séparant une vraie science d'une fausse
science, et surtout de celle séparant la science du faux savoir. Tout au long
du livre, au travers du discours indirect (on ne sait plus si ce sont les deux
bonshommes qui parlent ou si c'est l'auteur…) est mise
en évidence la confusion entre sciences effectives et savoirs… guère assurés.
Des sciences véritables et de leurs véritables représentants il est peu
question. On a plutôt affaire à une défiguration des sciences, sous l'effet
d'une vulgarisation mal faite, et aux simplification de lĠidéologie
scientifique ou à un pragmatisme brouillon. En fait le livre se moque plus des
pseudo-savoirs que des sciences authentiques. Du même coup la science demeure
de l'ordre de l'idéal inaccessible et les savoirs deviennent autant de paroles
d'autorité mal assurées et ridicules. Ironie : moins un savoir est assuré
plus il est dogmatique ! Dans l'univers fictionnel et très farce construit
par Flaubert, le mélange du vrai et du faux-savoir ridiculise bien évidemment
l'idée d'une raison pure et d'une pure scientificité ! Non seulement les
sciences occultes voisinent avec la philosophie rationaliste d'un Spinoza mais
la chimie est mise sur le même plan que l'art des conserves ! Il devient
dès lors inutile de trancher, comme on le ferait aujourd'hui, entre sciences
dures et sciences molles, et même entre arts et techniques ! La
gymnastique et l'occultisme sont des savoirs au même titre que la chimie et la
littérature pour nos deux bonshommes. Est finalement un savoir tout système
représentant une vision organisée et globale du monde à un moment donné de ladite
histoire du monde ! Le savoir, ou plutôt le pseudo-savoir, mêle donc pêle-mêle des idées fausses et des idées justes, pseudo-sciences et vraies sciences, expériences farfelues
et expérimentations scientifiques. Le confusionnisme conceptuel est la loi du
prétendu savoir et le scientisme une idolâtrie idiote. Autant de bêtes noires
pour Flaubert ! Ce qui rapproche et unit ces pseudo-savoirs c'est qu'ils
usent et abusent d'une parole d'autorité appelant à un respect scrupuleux des
règles tatillonnes édictées. Le moindre prétendu savoir se donne comme une
vérité vraie à laquelle il faut se soumettre et dont le pouvoir est censé
susciter l'adhésion immédiate de tous ! Cette autorité attachée aux
savoirs émane autant des disciplines reconnues comme scientifiques (il y en a
tout de même quelques unes : la chimie, la géologie, la médecine, les
mathématiques) que de celles qui sont reconnues comme pseudo-scientifiques par
tout homme de bon sens : le spiritisme, l'occultisme, la phrénologie.
On a donc affaire à
une idéologie du savoir qui mime et caricature la cohérence des authentiques
théories scientifiques et ceci entretient une confusion permanente entre idées
vraies et idées reçues. La façon dont Bouvard et Pécuchet prennent pour parole
dĠÉvangile les préceptes d'un quelconque Manuel ou d'un Almanach
est aussi ridicule qu'inquiétante. Ainsi est dénoncé l'autoritarisme dogmatique
du savoir. Exemple : « on doit porter ses massues à droite, à
gauche, par devant, par derrière. » En philosophie le problème que
pose la raison fait que « l'on recommande de… contrôler avec les
sens » et, bien évidemment, la religion amène son lot de règles
dogmatiques : « les pèlerinages doivent s'accomplir à
pied. » Le savoir se présente donc partout et en tout domaine comme un
discours d'autorité qui échappe à toute remise en question. Il s'érige en norme
absolue et il prétend rendre compte de la totalité des phénomènes ! D'où
le ridicule du systématique processus de généralisation : Pécuchet se
lançant dans la magnétisme apprend que « tous les corps animés reçoivent
et communiquent l'influence des astres, propriété analogue à la vertu de l'aimant.
En dirigeant cette force on peut guérir les maladies, voilà le principe. »
(p.s 262
in GF ou 280 in Folio) Un raisonnement par analogie suffit à
établir une conséquence assurée ! Ce savoir général a pour auteur et pour
autorité un On… anonyme … On observe, On compte, On
recommande, On préconise… Cette tyrannie de l'impersonnel et de
l'anonyme est en réalité celle des idées reçues. Le sujet impersonnel du
prétendu savoir est aussi autoritaire qu'arbitraire. Plus le savoir est fragile
plus il se fait impérieux ; plus il est imprécis, plus il se veut
précis ! « On compte trois facultés de l'âme, selon De Guesmer, in cours de Philosophie à l'usage des classes, pas
une de plus. » « Les devoirs se divisent en deux
classes : primo : devoirs envers nous-mêmes, secundo : devoirs
envers les autres. » Bref pas question de transiger avec le savoir qui
est un maître malcommode ! Les deux bonshommes en viennent parfois à
découvrir eux-mêmes le ridicule de cette posture systématique
d'autorité du savoir ou plutôt du prétendu savoir : « tant
d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l'auteur, la
monotonie des tournures. » (p.
286 in GF ou p. 306 in Folio classique.) Mais en bons croyants en la
bonté du savoir ils se rangent toujours à l'autorité de ceux qui, à tort plutôt
qu'à raison, ils croient de bon conseil, Barberou et
surtout Dumonchel ! Tout au long du livre
l'aspect systématique et dogmatique du savoir est ridiculisé. Du même coup le
médecin Vaucorbeil est aussi ridicule que Pécuchet !
Il ne récuse les théories que pour mettre en avant son propre système. Tous les
personnages incarnant une fois aveugle en un savoir statique et dogmatique, foi
évidemment contraire à l'évolution fine et complexe de l'authentique travail
scientifique ! Le scientisme et le positivisme, aux yeux de Flaubert,
tentent vainement d'enfermer le processus vivant de reconnaissance du vrai dans
la clôture des systèmes les plus fous ! Mais, comme dans la pièce de
Brecht, – La Vie de Galilée –, l'obsession du savoir cache
mal le goût du pouvoir et l'autoritarisme.
II. - Le
culte ridicule du savoir
Leurs échecs sont à
la fois répétitifs et désolants mais ils n'entament pas leur foi dans le savoir
car l'amour d'une chimère, ou d'un idéal inaccessible, sont les plus fortes des
passions. DĠailleurs si la science ne parvient pas à combler leurs espoirs et
leur attente… la religion, elle, y suppléera, pensent-ils. À la fin du chapitre
VIII accablés par le doute, séduits par le scepticisme, tentés par le suicide,
ils sont finalement sauvés in extremis – heureux hasard d'un calendrier
bien fait – par leur assistance à la messe de minuit : « L'hostie
fût montrée par le prêtre au bout de ses deux bras le plus haut possible. Alors
éclata un chant d'allégresse, qui conviait le monde au Roi des Anges. Bouvard
et Pécuchet involontairement s'y mêlèrent et ils sentaient comme une aurore se
lever dans leur âme. » Nos deux bêtes sont donc bien finalement des
esprits religieux. Leur foi au savoir débouchant sur un véritable culte !
Il est frappant de noter que malgré tous leurs échecs et toutes leurs
déconvenues ils ne rejettent ni les livres ni la science. La religion de la
science est donc bien pour eux la religion. C'est pourquoi après chaque échec
dans un domaine, en bons fidèles du culte de la science, ils repartent avec le
même enthousiasme dans des voies nouvelles qui vont conduire aux mêmes
errements ! Seule la foi autorise une telle constance dans la confiance en
l'Idéal ! Certes, ils sont parfois travaillés par des doutes, mais ils
reviennent toujours à leurs anciens amours. « Leur obstination, dit un commentateur, vaut foi et ils rêvent
de devenir les nouveaux martyrs de cette nouvelle religion » car
« ils ambitionnaient de souffrir pour la science ». Les débats
avec l'abbé Jeufroy, d'abord tendus et chicaniers,
puis envenimés par les événements politiques, déboucheront finalement sur une
crise spirituelle dans les crânes de nos deux cloportes ! Crise
spirituelle qui se dénouera par le dévoilement du fond spirituel de leur foi en
la science : derrière le culte de la science et de la raison se cache un besoin
d'assurance intellectuelle que seul un système spiritualiste peu combler. Leur
irréligion est donc toute relative. Le culte du logos est donc chez eux loin
d'être transparent ! On comprend mieux dès lors leur idéalisme
indécrottable et leur altruisme impénitent. Ils se dénoncent l'un l'autre dans
leur projet pédagogique qui clôt ironiquement leur vain trajet dans le domaine
des sciences. Eux qui nĠont rien appris de solide se lancent… dans
l'éducation ! Bien évidemment entreprise qui est vouée, comme les autres,
à l'échec mais elle témoigne ultimement de leur foi aux progrès de l'espèce
humaine !
Leçon 3 : La critique du scientisme et… du savoir en général…
Ne jamais perdre de
vue que le sous-titre de Bouvard et Pécuchet devait être : "Du
défaut de méthode dans les sciences." Formule ambivalente qui vise
deux défauts distincts. Le premier, étudié dans la leçon précédente, consiste
dans l'absence complète de méthode de Bouvard et Pécuchet dans leur quête de
savoir. Le second, c'est le manque de méthode qu'on peut déceler dans la
pratique même du savoir chez les savants eux-mêmes. L'absence de jugement et
l'incompétence de Bouvard et Pécuchet ne sont donc pas seules en cause et dans
le roman de Flaubert les sciences elles-mêmes, ou du moins les savoirs qui se
donnent pour tels, ne sont pas épargnés. Les lecteurs remarquent immédiatement
dans ce roman une attaque en règle contre le dévoiement de certaines sciences,
ou prétendues sciences, qui ont parfois bien du mal à ne pas se confondre avec
de fausses sciences tout en entretenant la confusion avec la religion ou la
philosophie… Quelles sont les cibles visées par notre auteur ? Quelle est
sa représentation du savoir et des sciences ? Pourquoi une telle critique des
savoirs et/ou des prétendus savoirs ?
I.-
Objectifs visés : l'encyclopédisme et le polytechnisme
Encyclopédisme et polytechnisme sont également mus par un esprit de système
aussi vain que prétentieux. Le dessein critique de Flaubert étant de passer en
revue pour les liquider "les idées modernes" de ses
contemporains européens et de produire "une encyclopédie en
farce." Ce qui est visé et attaqué c'est le projet vain et ridicule d'un
parcours et d'un tableau complet des savoirs, et surtout celle de leur
prétendue maîtrise complète et totale. L'idée d'un savoir complet ne laissant
rien à désirer est une idée imbécile de par l'essence même du savoir qui
implique sa critique perpétuelle et sa refondation incessante. On observera
que, quel que soit leur objet d'étude, Bouvard et Pécuchet sont incapables de
faire des choix clairs et discriminants. Ainsi, par exemple, étudiant le
théâtre ils vont passer en revue tous les genres qu'ils vont mettre sur un pied
d'égalité, ceci sans se soucier de leur importance ou valeur respectives.
Aplatissement et indistinction du savoir qui débouche nécessairement sur une
recension de platitudes. Le passage d'un genre à un autre se fait par le plus
grand des hasards : tantôt c'est la lassitude qui les fait passer de la
tragédie à la comédie, tantôt c'est l'arrivée impromptue de Madame Bordin qui les fait passer du drame au… jeu de Phèdre… (in Folio classique p.
207-208, in GF p. 194-195) Aussi, quel que
soit l'objet du savoir, l'encyclopédisme est condamné à la simplification et à
la superficialité. D'où ce résumé étonnant de Phèdre de Racine par
Bouvard : « C'est une reine, dont le mari a, d'une autre femme et un
fils. Elle est devenue folle du jeune homme – y sommes-nous ? En route. »
Le polytechnisme est également chez eux touche à tout et
superficiel. À peine arrivés de la ville à la campagne, nos deux Parisiens
retraités, non contents de cultiver leur jardin de façon anarchique et non
prolifique, se lancent… dans la recherche agronomique où ils ruinent bien
évidemment leur fond ! Au jardin « les boutures ne reprennent pas »
et « les greffes se décollent », mais ils s'extasient devant « un
chou hypertrophié qui grossit au point de devenir incomestible ». « N'importe , nous dit le texte, Pécuchet fut
content de posséder un monstre. » (Folio classique, p. 86, GF p. 78) À la ferme les
expérimentations agronomiques, comme celles du jardinage, seront autant
d'échecs retentissants : « Toutes les expériences ratèrent. Il était
chaque fois étonné. » À la ferme, l'expérimentation du dessèchement
par fermentation des grosses meules de paille débouche sur… un incendie
mémorable ! Une fois la récolte partie en fumée, il ne leur reste plus qu'à
louer la ferme ! Quel que soit le champ du savoir retenu leur parcours survole
les matières et les connaissances dans un désordre absolu ou dans un ordre
arbitraire qui fait perdre toute signification à l'objet étudié. D'autant plus
que généralement ils s'en tiennent à des résumés ou à des manuels scolaires (p. 254-255 in Folio classique ou p. 239-243 in GF). Au lieu de rechercher la
distinction conceptuelle, étape première et primordiale de toute réflexion
raisonnable et rationnelle, ils rapprochent tout et n'importe quoi et
confondent tout et n'importe quoi. Le principe d'exhaustion de l'enquête
débouche chez eux sur une saturation des savoirs et du coup on nĠa affaire, au
mieux, qu'à un vague discours idéologique, et aucunement à un raisonnement
scientifique.
Mais le plus grave
c'est que dans leurs parcours il n'y a pas dĠordre de parcours et du même coup
pas de réelle progression… Si ce n'est un ordre abécédaire…,
ce qui ruine par contrecoup le principe de classification propre aux vraies
encyclopédies alors qu'ici, avec Bouvard et Pécuchet, on a des entrées aussi artificielles
et sottes que des toquades farfelues.
On saisit mieux
alors l'importance de certains oublis et de certaines lacunes dans cette
encyclopédie en farce. Non seulement leur prétendue encyclopédie ne recouvre
pas le champ du savoir mais de nombreuses sciences ne sont pas citées : non
seulement la logique est absente mais également les langues anciennes et le
droit (si ce n'est par l'intermédiaire du chapitre X sur la pédagogie). La
géographie et la poésie sont également ignorées. Plus grave, à côté de vraies
sciences, sont placées de fausses sciences comme le spiritisme et la
phrénologie. Il y a manifestement chez Flaubert la volonté de railler la
prétention encyclopédique et polytechnicienne. Ce qui prouve à lĠévidence
l'intention critique, c'est l'inversion quasi systématique de l'ordre
d'acquisition des connaissances, ordre qui consiste à aller du simple au
complexe, de l'élémentaire au spécial. Ainsi lorsqu'ils se lassent de
l'anatomie, et y échouent, ils se lancent dans la physiologie laquelle est une
science plus complexe et qui présuppose la maîtrise de l'anatomie. Échouant
dans la distillerie et la fabrication des conserves, ils se lancent dans la
chimie alors qu'il aurait fallu commencer par elle ! Non seulement ils ne
réfléchissent pas à leurs échecs ou à leurs erreurs mais leur transition d'un
savoir à l'autre est, comme le note un commentateur, « d'essence
soustractive et non pas cumulative ». « La progression dans l'ordre
des savoirs se fait donc à rebours. » Il y a sans doute chez Flaubert la
volonté de dénoncer l'impossibilité d'un savoir totalement unifié et rationnel.
Notre modernité est condamnée à la spécialisation extrême des professionnels et
surtout au zapping culturel du commun des mortels. Du même coup, la
bêtise moderne triomphe et c'est une bêtise qui confond information(s) et
connaissances (scientifiques). Et surtout vulgarisation et instruction, d'où le
projet décapant suivant.
II. - La
méthode déployée : une représentation critique des savoirs théoriques
L'encyclopédie en
farce, de type flaubertien, va démonter et démolir les savoirs et surtout les
pseudo-savoirs par sa façon ridicule de les présenter et de nous les montrer.
Au lieu que l'encyclopédie retienne, réunisse et valorise les savoirs, celle-ci
les isole, les atomise et les caricature. Cette charge est une charge critique.
Elle les dynamite de l'intérieur par leur mode d'exposition ridicule. Bref,
l'encyclopédie ici, critique et systématique, vise à nous faire prendre
conscience de quelques vérités élémentaires oubliées par nos deux prosélytes du
savoir :
1) Le savoir
scientifique est – pour le plus grand nombre – quasi insaisissable
et inaccessible car relatif, provisoire et approché. Savoir relatif puisque par
exemple, en chimie, la définition des corps et leurs réactions sont fonction du
milieu dans lequel on se place. Exemple : le Cours de Régnault leur apprend que « les corps simples
sont peut-être opposés ». Comprenons, et ceci est sous-entendu : tout
dépend du point jusqu'où est poussée l'analyse. Le même Cours leur
apprend « qu'un corps peut se comporter à la manière des acides ou des
bases selon les circonstances ». Comprenez qu'aucune réaction n'est
simple ! Tout savoir est provisoire. C'est ce que nous rappelle
l'Histoire, et tout particulièrement l'Histoire des causes de la Révolution
Française : non seulement « il faudrait avoir lu toutes les
Histoires et toutes les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces
manuscrites, car de la moindre omission une erreur peut dépendre qui en amènera
d'autres à l'infini ». (p.
188 in Folio classique ou p. 174 in GF) Mais, comme le confirme Dumonchel, « lĠhistoire change tous les jours »
et « jamais l'histoire ne sera finie ». Ce qui condamne
les historiens à la réécrire incessamment puisqu'elle est une rétro-diction
opérée en fonction de nos intérêts actuels ! Pour parler comme Paul Veyne,
« l'histoire n'est au mieux qu'un roman vrai » ! Tout
savoir est un savoir approché car en tout domaine les instruments
d'investigation sont quasi inexistants et inopérants.
D'où le caractère
risible, mais éclairant, du « mannequin de carton » qui ne
permet pas vraiment d'étudier l'anatomie du corps humain et, faute de cheval de
voltige et d'haltères, ils abandonnent également la gymnastique. Bref, en tout
domaine, faute de méthode et d'instruments appropriés ils renoncent à leurs
entreprises ! Infinitude des domaines, relativité des points de vue, difficulté
d'accès aux savoirs sont autant de causes d'inertie et d'empêchement de
connaître vraiment.
2) Les savoirs sont
contradictoires et même à l'intérieur de chaque domaine ou champ d'un savoir on
a affaire à des écoles ou plutôt à des chapelles rivales. En tout domaine non
seulement il y a une multitude de points de vue et de perspectives mais surtout
les principes se contredisent ce qui ruine le discours d'autorité des prétendus
dits savoirs… Nos deux bonshommes se trouvent donc écartelés dès qu'ils
abordent un nouveau champ du savoir à étudier. Ils ressentent naïvement
l'autorité de chacun de ces savoirs patentés – via la sacralité « du »
ou « d'un » livre censé être parole d'évangile –, et ils sont
simultanément ébranlés dans leur foi par les irréductibles oppositions des
auteurs retenus et admirés.
Aussi Flaubert
n'hésite pas à renforcer la contradiction entre le point de vue commun et le
point de vue savant touchant les vieilleries qu'ils vont entasser dans leur
Musée… « L'Auge de pierre » est un « sarcophage
gallo-romain », « la vieille poutre de bois » qui se dresse dans le vestibule, n'est rien
moins que « l'ancien gibet de Falaise », et « la grosse
chaîne dans le corridor » provient des « oubliettes du donjon de Torteval ». Si chaque prétendu savoir fait
varier l'identité de l'objet en fonction de son approche, les amateurs qu'ils
sont, et qu'ils restent, ont bien du mal à distinguer les époques mais ils
finissent par y parvenir et dédaigneux des sacristains ils disaient : « Ah
! Une abside romane ! Cela est du XIIe siècle, voilà que nous retombons dans du
flamboyant ! » (Folio
classique, bas p. 165, p. 153 in GF) Mais très vite ils sont perdus et
ils voient de la décadence dans toute époque ou presque. Bref, comme ils
disent, « ce défaut de certitude les contrariait ». (Folio p. 166, GF p. 157)
Mais c'est surtout
dans les disciplines intellectuelles proprement dites qu'ils découvrent le
caractère mortel de la diversité des jugements des auteurs, ce qui les amène à
papillonner d'un livre à un autre, et surtout ceci accroît leur désarroi : « Ils
se consultaient mutuellement, ouvraient un livre, passaient à un autre puis ne
savaient que résoudre devant les divergences des opinions. » (p. 87-88 in Folio classique ou p. 80 in GF)
Tous leurs efforts pour parvenir à une unité de point de vue sont donc vains.
Comme dans leur bric-à-brac, pompeusement honoré du nom de musée, leur tête est
le siège d'un fatras d'opinions contradictoires. Plus ils lisent, plus la
définition de ce qu'ils cherchent à savoir se refuse à eux. À chaque fois et en
tout domaine ils se trouvent replongés dans l'universelle contradiction. « Tite-Live
attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens
dĠÉnée. Coriolan mourut en exil selon Fabius pictor,
par les stratagèmes de Allius Tallus,
si l'on en croit Denys ; Sénèque affirme qu'Horatius
Coclès s'en retourna victorieux, Dion qu'il fut
blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer
émet des doutes pareils relativement aux autres peuples. » (Folio classique, p. 188-189, GF p.s 174-175).
Pour accroître le
ridicule de ces contradictions, l'auteur fait partager les opinions adverses
par l'un et l'autre des deux bonshommes ! Chacun campant sur ses positions
avec assurance ! Alors chacun prend dans le livre en question ce qui
conforte son point de vue, ce qui confirme la sacralité du livre pour eux,
sacralité qui est celle de la parole dĠévangile ! « Les contradictions
de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait
défendre sa cause. » (soit p. 186 in Folio, soit p. 172 in GF). La bêtise
des deux cloportes n'est pas ici seule en cause. De fait les savoirs se
présentent non seulement comme partiels et divers mais surtout comme clivés et
contradictoires.
Les savoirs ne
manquent pas leur objet par la diversité de leurs points de vue mais par leur
absence de méthode. Flaubert s'ingénie systématiquement dans sa fiction à
déconstruire tout effort méthodique des prétendus hommes de sciences pour
montrer l'impossibilité de connaître le vrai. Il s'agit de développer ici la
vérité du scepticisme : le vrai est indémontrable ! Ceci pour des raisons
logiques dont ils prennent conscience en essayant d'instruire Victor et
Victorine au chapitre X touchant la circulation du sang : « Ensuite
Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle. Il pataugea dans
la circulation. Le dilemme n'est point commode, si l'on part des faits, le plus
simple exige des raisons trop compliquées et en posant d'abord les principes on
commence par l'Absolu, la Foi. » (p. 383 in Folio ou p. 359 in GF) Dialectique purement négative
: la raison ne peut pas rendre raison de son origine et de son fondement. La
science est impuissante à assurer sa scientificité. Non seulement il n'y a pas
de critère assuré des vérités mais nos axiomes ne sont que des postulats qui font
appel à notre foi ! Le point de vue de chaque science est purement
conjectural car la nature de l'hypothèse est une pétition de principe : le
point de départ de la science est posé… sans science ! Sans fondement
assuré…Le découragement menace donc : si tout n'est pas démontrable… autant
tout laisser sans démonstration ! La seule chose qu'on puisse démontrer
c'est l'impossibilité de produire une science fondée en raison. Ainsi s'opère
une critique de l'induction et de la déduction, pas plus fondée l'une que
l'autre. Ce qui ruine la possibilité de toute science.
On rejoint alors la
formule désolante du Dictionnaire des Idées reçues : « Méthode :
ne sert à rien. » (p. 541 in
Folio, ou p. 429 in GF) La démarche méthodique est inapplicable
comme le montre la progression désordonnée de nos deux bonshommes. Ils
consultent les livres pour apprendre les règles (« « Une
illumination vint à Bouvard, s'ils avaient tant de mal c'est qu'ils ne savaient
pas les règles. » (p. 214 in
Folio classique ou 200 in GF). Mais leurs lectures avancées dans les
livres leur sont inutiles car ils les font fonctionner comme des recettes, cĠest-à-dire
comme des procédés automatiques de… l'intelligence! Or elles sont les éléments
d'un art de jugement qui leur échappe, et ils en concluent, pour une fois très
justement : « les règles ne suffisent pas. Il faut de plus du génie. »
Les règles ne donnent aucun art d'inventer. Bien
plus leur application demande de l'ingenium
si on veut être genius ! L'ingenium c'est pour le moins un art
intelligent d'appliquer la loi générale au cas particulier ce qui leur échappe
complètement. Les voilà donc tous les deux perdus en botanique dans les
labyrinthes des classifications, toutes mises en défaut par une nature qui ne
rentre jamais dans les cadres prévus par nous à cet effet. À défaut de la fixité
des règles, ils auraient voulu se raccrocher à l'exception or « le
calice de la shérade » contredit au statut
d'exception qui lui est normalement attribué « mais un hasard fit
qu'ils virent une shérade et elle avait un calice.
Allons bon ! Si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies
à qui se fier ! » (p. 385, in
Folio classique ou p. 360 in GF) Une fois de plus on entend
en écho la conclusion ironique du Dictionnaire des idées reçues : « Exception
: Dîtes qu'elle confirme la règle ; ne vous risquez pas à dire comment . » (p. 515 in Folio classique) Non seulement les exceptions
ne confirment pas la règle mais elles ne sont même pas régulières dans leur
exceptionnalité !
Il reste à montrer
que les preuves ne font jamais preuve et que la raison est prisonnière de
contradictions internes qui la minent de l'intérieur. À preuve, les positions
contradictoires des différents philosophes sur l'existence ou la non-existence
de Dieu : « C'est qu'il est difficile de ne pas douter ! Ainsi pour
Dieu, les preuves de Descartes, de Kant, de Leibniz ne sont pas les mêmes et
mutuellement se ruinent. » (p.s 309-309 in Folio classique et p. 288 in GF) La
preuve n'est plus une assurance de vérité car non seulement les thèses se
contredisent mais surtout parce que personne ne peut répondre à l'injonction : « Prouve
ta preuve ! », car ce qui nous arrête dans la
régression à l'infini d'une preuve à son fondement prétendu c'est uniquement
notre découragement fruit de notre paresse intellectuelle.
Comprenons bien la
charge critique de Flaubert qui, par delà les raisons philosophiques, vise en
fait tout raisonnement ! L'entreprise sceptique développée en farce vise à
faire comparaître la science devant son propre tribunal. Qu'observe-t-on
alors ? Devant son propre tribunal, la science est contrainte à avouer
quĠelle est incapable de satisfaire aux exigences au nom desquelles elle
condamne les autres savoirs comme non fondés et hypothétiques. Bref elle est
incapable de rendre raison de sa théorie et de sa pratique… en raison… Sommée
de s'appliquer à elle-même ses propres règles, et surtout ses propres normes,
la science doit finalement reconnaître qu'elle n'est qu'opinion… La science est
irréalisée en fait, parce qu'elle est irréalisable en droit ! La science
ne saurait prouver qu'elle est science ! Au mieux nous n'avons affaire qu'à des
savoirs relatifs et approximatifs, des savoirs provisoires et contradictoires !
Bref le scepticisme ne peut que nous reconduire au pessimisme. Force nous est
faite de nous demander : à quoi bon savoir ? Et surtout : quelles sont les
raisons d'un tel désaveu du savoir et de la prétention des hommes à connaître
la Nature ?
III. -
Résultat : vanité des savoirs… et en particulier des savoirs prétendument
scientifiques
Par delà les bourdes
et les errances de nos deux bonshommes prosélytes du savoir, Flaubert,
employant le discours indirect, attaque l'esprit des sciences expérimentales,
esprit qui a la lourdeur de la bêtise crasse… L'expérimentalisme et le fatalisme
sont des signes exprès d'imbécillité grandiose ! Car si Bouvard et
Pécuchet multiplient les expériences qui échouent il faut comprendre que c'est
l'expérience elle-même qui est un échec de lĠintelligence. Pourquoi ?
1) La première
raison est la résistance du réel dans son immédiateté et sa complexité sur
lesquelles butent les prises de notre intelligence. Ne perdons pas de vue
qu'une grande partie du comique de Bouvard et Pécuchet vient de la
résistance du réel aux tentatives d'intervention et d'expérimentation de nos
deux cloportes. Un passage éclairant est celui qui concerne la météorologie.
Bouvard et Pécuchet décident d'étudier les différents types de nuages et ils
cherchent à identifier ces différents types mais, nous dit le texte : « Les
formes changent avant qu'ils en aient trouvé les noms. »
Entendons : le réel est aussi ineffable qu'insaisissable ! Prévoir le
temps qu'il va faire à l'aide du comportement des animaux (expérience usuelle…) est tout aussi vain : « Une sangsue
dans un bocal devrait monter en cas de pluie, se tenir au fond par beau temps
fixe, s'agiter aux menaces de la tempête. Mais l'atmosphère presque toujours
contredit la sangsue. Ils en mirent trois autres avec celle-là toutes les
quatre se comportèrent différemment. » Idem pour des expériences plus
cruelles ! Entendons que la Nature n'est pas en elle-même et par elle-même
régulière ! Et surtout comprenons qu'elle résiste à nos expérimentations
et à nos manipulations comme le montre leurs expériences des conserves et de la
distillation lors de la fabrication de la bouvarine
qui doit leur assurer la gloire : « Tout à coup, avec un bruit
d'obus, l'alambic éclata en vingt morceaux… » Idem pour les
conserves : « La différence de température fit éclater les
bocaux. » La nature malmenée par les mains de l'homme retourne donc
dĠelle-même à l'état sauvage !
À l'inverse
lorsqu'ils se lancent dans leurs expériences de spiritisme et qu'ils veulent
faire tourner les tables, la Nature reste désespérément inerte : « Pendant
quinze jours ils passèrent leurs après-midi en face l'un de l'autre, les mains
sur une table, puis sur un chapeau, puis sur une corbeille, sur des assiettes.
Tous ces objets demeurèrent immobiles. » (p. 280 in Folio classique ou p. 261 in GF)
Cette résistance de
la nature aux expériences et conduites de l'homme apparaît très clairement dans
le chapitre sur l'arboriculture qui va se révéler « être une
blague » : « Bouvard tâcha de conduire les abricotiers.
Ils se révoltèrent. Il abattit leur tronc au ras du sol ; aucun ne
repoussa. Les cerisiers auxquels il avait fait des entailles produisirent de la
gomme. » (p. 96 in Folio
classique ou p. 87-88 in GF) Les objets en question semblent
animés et ils opposent une résistance farouche…Mieux, la Nature se déchaîne, se
révolte, et ruine brutalement en quelques instants la prétendue maîtrise et
possession humaine… D'où l'exemple éclairant de l'orage dans le chapitre
II : Au moment où, au printemps, ils pouvaient espérer quelques
fruits, « tout à coup le tonnerre retentit et la pluie tomba, une
pluie lourde et violente (…) (p.
97-98 in Folio classique) ; résultat : « Quel
tableau quand ils firent leur inspection ! » La Nature ne se
laisse pas soumettre…Dans une lettre à Louise Colet de 1853, après un orage de
grêle qui avait ravagé la région Flaubert écrit, jubilatoire : « Ce
n'est pas sans un certain plaisir que jĠai contemplé mes espaliers détruits,
toutes les fleurs hachées, en morceaux, le potager sens dessus dessous. En
contemplant tous ces petits arrangements factices de l'homme que cinq minutes de
la nature ont suffi à bousculer, j'admire le Vrai Ordre se rétablissant dans le
faux-ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui
poussent où elles ne veulent pas, légumes d'autres pays, ont en cette rebuffade
atmosphérique une sorte de revanche. Il y a là un caractère de grande force qui
nous enfonce. Y a--t-il rien de plus bête que des cloches à melon. »
Le culturel ne saurait donc venir à bout du réel. Impuissance décisive et
définitive de l'homme face aux énergies naturelles.
2) Non seulement la
nature résiste à nos interventions mais encore et surtout elle est parfois
monstrueuse. Rappelons-nous le fameux chou de Pécuchet ! « Il fut
content de posséder un monstre. » (p. 86 in Folio classique ou p. 78 in GF) Non content d'être
énorme le chou en question est « absolument incomestible » !
Cette monstruosité n'épargne pas l'homme et les enfants des hommes… Comprenons
que les criminels sont des produits monstrueux de la nature parmi d'autres.
L'ordre naturel comprenant toujours une part de désordre. Dans le chapitre
VIII, face à Marescot, le notaire conservateur,
adjoint du maire de Chavignolles, tenant d'un
providentialisme naturel bien pensant, Pécuchet prend la cause du
monstre : « Les vices sont des propriétés de la nature comme les
inondations et les tempêtes. » Le notaire l'arrêta et, se haussant à
chaque mot sur la pointe des orteils, il dit : « Je trouve votre
système d'une immoralité complète. Il donne carrière à tous les dérèglements,
excuse les crimes, innocente les coupables. » « Parfaitement »
dit Bouvard « le malheureux
qui suit ses appétits est dans son droit comme l'honnête homme qui écoute la
raison. » « Ne défendez pas les monstres ! »
« Pourquoi monstres ? » « Quand il naît un aveugle, un
idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était
connu, comme si la Nature agissait pour une fin ! » (p. 318 in
Folio classique ou p. 297 in GF) Comprenons que le normal et
l'anormal sont également naturels ! Et le réel
échappe donc par principe à nos tentatives de normalisation forcée comme le
montre l'échec éducatif, au chapitre X, de Victor et de Victorine, dont le
mauvais naturel les conduira à une commune dépravation
3) le naturel
échappe donc décidément à nos connaissances et à nos prises comme on le voit dans
le cas de La Barbée qui est sous hypnose guérie par Bouvard de son hystérie. « À
la deuxième séance (…) c'était vraiment un miracle. » Ironie de
l'histoire, le meilleur médecin, c'est le médecin de soi-même. La meilleure
médecine, c'est la médecine naturelle… qui guérit des maux naturels ! Il
est donc impossible d'établir la cause du rétablissement de la jeune
femme ! Magnétisme, phénopsychologie,
hasard ? Même guérison miraculeuse dans le cas de Madame Bordin : « Dans les doses permises et malgré
l'effroi du mercure, ils administrèrent du calomel. Un mois plus tard Madame Bordin était sauvée. » On ne connaît pas plus les
raisons de nos succès que celles de nos échecs ! La leçon est
claire : la raison ne vient pas à bout de la Nature ! Les mouvements
de la nature comprennent des événements inexplicables. L'inconnu l'emporte
toujours sur le connaissable. C'est l'intuition qu'a Bouvard après une minute
de réflexion : « La science est faite suivant les données
fournies par un coin de l'étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste
qu'on ignore et qui est beaucoup plus grand et qu'on ne peut découvrir. » (p. 138 in folio classique ou p. 128 in
GF). Même constat désolant pour ce qui nous touche de plus près, à
savoir notre santé et notre vie : « Les ressorts de la vie nous
sont cachés, les affections trop nombreuses, les remèdes problématiques et on ne
découvre dans les auteurs aucune définition raisonnable de la santé, de la maladie,
de la diathèse ni même du pus ! » (p. 134 ou p. 123).
Conclusion sur cette
encyclopédie en farce : impossibilité d'en finir avec la bêtise de nos
deux autodidactes et la suprême bêtise serait…de vouloir conclure comme le
remarque Flaubert dans sa Correspondance, dans une lettre à M. Lepoitevin. La mort de Flaubert l'a empêché d'achever son
roman et nous sommes donc condamnés à de pures conjectures touchant son second
volume qui devait se composer de différents catalogues d'idées reçues : Sottisier,
Album de la Marquise, Catalogue des idées chic… recopiage des deux bonshommes.
Composé et présenté en deux volumes, le livre aurait sans doute exploité un
effet de redoublement et de miroir (qui était déjà entretenu par le couple des
deux bonshommes, répétition du double et du même coup de la copie…).
Aux logiques répétées
d'échecs divers des deux bonshommes aurait répondu et correspondu la répétition
logique de bêtises collationnées par nos deux bonshommes. Premier volume :
Histoire de nos deux cloportes qui sont bien deux bêtes et, second
volume : Bêtises mises en p. par écrit. Cette mort de l'auteur est une
heureuse diablerie, une sorte de ruse de la raison littéraire, mettant en
lumière l'impossibilité de conclure sur la bêtise…
L'ironie à l'œuvre
ici n'est pas celle des prétendus esprits libres (on a changé de siècle…) qui prétendent corriger les vices de pensée des
hommes au nom de leur supériorité intellectuelle. L'ironie ne prend pas ici une
posture d'autorité et elle ne fait pas la loi : « L'ironie ne
dénonce pas l'erreur pour la rectifier, elle déplace les évidences (…) elle
brouille les limites du savoir et de l'ignorance, complexifie leurs rapports en
montrant la part de sagesse ou d'humanité qu'il y a dans l'ignorance et la part
d'incertitude ou de fausseté qu'il y a dans les savoirs » écrit
Stéphanie Dord-Crouslé. Ironie tragique et
désespérante : la seule certitude c'est l'incertitude, la seule conclusion,
c'est qu'il n'y a pas de conclusion. Savoir, c'est mettre en doute nos
certitudes, mesurer la précarité de nos savoirs, dénoncer l'autorité ridicule
du dogmatisme.
La bêtise qui est
ici stigmatisée c'est celle des idées modernes. Nos deux bonshommes sont le
produit d'une histoire bête et d'un siècle bête. Comme dans LĠÉducation
sentimentale, mais sur un autre registre, il s'agit de liquider dans un
même mouvement les illusions politiques et les illusions amoureuses toutes également
sentimentales et niaises. La Révolution est aussi chimérique en politique qu'en
amour. Dans notre livre, le seul moment où l'histoire romanesque rejoint
l'histoire tout court c'est le chapitre VI qui dépeint la répercussion de la
Révolution de 1848 sur le bourg de Chavignolles.
Rejoints par la
grande Histoire nos deux bonshommes sont « pris par le vertige de la
députation » et ils étudient le droit divin, le Saint-Simonisme, le
Fouriérisme, bref toutes les théories socialistes plus ou moins utopistes. Ils
découvrent alors avec bon sens que toutes ces utopies demandent l'appel à la
tyrannie pour être mises en place et donc qu'elles sont aussi folles que
liberticides ! D'ailleurs la réaction triomphe et Flaubert renvoie dos à
dos le crétinisme et la stupidité des prétendus révolutionnaires, qui profitent
des événements pour régler leurs comptes individuels, et le caractère odieux et
stupide des bourgeois rassurés par la disparition de la République. Le repas
chez le comte de Faverge est un véritable dîner de
têtes. Leçon tirée par nos deux bêtes pas si bêtes que ça : « Quels
idiots ! Quelle bassesse ! Comment imaginer tant d'entêtement.» (p. 235 in GF ou p. 251 in Folio classique)
Une fois de plus la juxtaposition des points de vue adverses ne résout pas la
contradiction…Le coup dĠÉtat de Louis Napoléon Bonaparte permet de condamner
dans le fracas d'un rire jaune la politique : « Le progrès est une
blague » et « la politique une belle saleté », et « ce n'est pas
une science. » Comme dit Flaubert : « La bêtise
n'est pas d'un côté et l'esprit de l'autre. C'est comme le vice et la
vertu. Malin qui les distingue. » On sait que dans le chapitre
suivant on assistera à une découverte de l'amour aussi désolante que la
découverte de la politique. Faim des femmes, putains ou bourgeoises, mais ces
femmes ne valent pas mieux. Bouvard perd son pucelage et une partie de ses
biens et Pécuchet hérite de Mélie une maladie
vénérienne, « une maladie secrète ». Résultat : « ils ruminaient leurs
mécomptes » et « ils dissertaient sur les femmes ». Bref,
une fois de plus, triomphe des clichés les plus éculés ! « Ils
disent tous les lieux communs qu'elles ont fait répandre. » Et
donc : « l'enfer sous un jupon » est la conclusion des
deux amis…
Mais enfin et surtout la bêtise est la grande affaire de chacun et de
tous. La structure cyclique de ce roman qui n'en est pas un suffit à nous
alerter sur le sens à donner à ce recopiage auxquels les deux bonshommes sont
condamnés. À la fin de leur impossible et vaine quête du savoir ils deviennent
les greffiers de la lettre et, comble d'ironie, ils réalisent sans le savoir
une œuvre : le dictionnaire des idées reçues… Ils sont les greffiers des
lettres de la bêtise moderne. Ils réalisent malgré eux un chef-d'œuvre dont ils
sont à la fois les victimes et les auteurs. Mais lĠécriture de la bêtise
devient ici diabolique car au moment où Flaubert s'absente de son livre… cĠest
chacun d'entre nous qui se reconnaît dans ces poncifs qui nous échappent dès que nous nous absentons, faute d'attention, de
nos discours… L'écriture de la bêtise et sa lecture nous laissent donc sans
voix – on rit, ou on sourit – mais c'est chacun d'entre nous qui est victime de cette idiotie propre aux pseudo-savoirs. Il
faut donc reprendre et ruminer ce mot de Flaubert : « Leur bêtise
est mienne et j'en crève. » Et ces bêtises sont littéralement
crevantes !
Jean-Pierre Bourdon