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Pierre Campion : Enseigner la littérature à ses contemporains. Un travail à l'Université du Temps libre (UTL) du Pays de Dinan.
Fédérées entre elles et maillant certaines régions, les UTL accueillent principalement des personnes en retraite ou à l'âge de la retraite, un public demandeur de culture sous des formes très diverses.

Texte mis en ligne le 3 avril 2017.

© : Pierre Campion.


Enseigner la littérature à ses contemporains

Aux élèves du cours de littérature française à l'UTL du Pays de Dinan, 2005-2017.

On appelle ces institutions récentes universités du temps libre (UTL). S'inspirant des universités populaires et transposant l'esprit de celles-ci, elles proposent à un public de retraités et de « personnes âgées » des activités de toutes sortes. Le Pays de Dinan, Côtes d'Armor, s'est donné la sienne. Sous la forme d'une association loi de 1901, elle a été fondée en 1982. En 2017, elle regroupe environ 650 adhérents.

Enseigner la littérature, partout où on le demande

En 2005, j'ai accepté d'y faire le cours de littérature française. En 2017, je me retire, après douze saisons. Limite d'âge, que je me suis fixée.

Bon an mal an, une cinquantaine d'inscrits et, le plus souvent, une quarantaine de présents. Les âges vont de soixante à plus de quatre-vingts ans. L'assiduité dépend des circonstances et surtout de la santé : certaines personnes suivent depuis le début mais l'auditoire change bien sûr au fil du temps. C'est un public très divers : certains auditeurs ont été professeur, ingénieur ou médecin, d'autres secrétaire, d'autres cadre ou employé. D'autres n'ont pas travaillé. L'instruction va de l'ancien BEPC à des niveaux universitaires. Une majorité de femmes, comme on peut s'y attendre.

Au fil des années et après quelques tâtonnements, on en vient au dispositif suivant.

Une vingtaine de cours par année scolaire, entre septembre et avril, chacun d'une durée d'une heure trente, sans pause. Ce sont bien des cours suivis, selon ce rythme : de septembre à décembre, un grand classique ; en janvier-février, des livres de la saison littéraire (les prix, mais pas seulement) ; en mars-avril, une œuvre du XXe siècle, le nôtre à nous, dans lequel nous sommes nés et nous aurons vécu la plus grande partie de notre vie.

Des cours de littérature

Ce sont bien des cours (non des conférences ou des causeries), dont la convention depuis le début est celle-ci : le professeur fait le cours, construit selon un plan annoncé. Intervient qui veut, au moment où il le veut, selon telle difficulté, objection ou questionnement. Il lui est répondu immédiatement, quitte à renvoyer le problème à quelques minutes ou à arrêter le temps qu'il faut et à couper dans le déroulé prévu. Il arrive que l'interruption tourne à la négociation, plaisante : je vous concède ceci mais pas cela, et voici pourquoi… Fréquemment, c'est un rappel à la méthode, inspirée de l'esprit des enseignements philosophiques : il ne s'agit pas de dire « Je n'aime pas Rousseau » ni de faire la leçon à Descartes, mais de rechercher l'œuvre en sa vérité et selon son point de vue à elle. Comment procède cette œuvre-là, et pour quelle ambition de pensée et d'humanité ? Le niveau est donc volontairement élevé et, comme tel, accepté. Le leitmotiv, côté élèves, est : « C'est difficile… », et côté professeur : « Oui, c'est difficile. Il faut savoir ce qu'on veut. » Entendu plusieurs fois, de leur part : « Nous sommes toujours vivants. »

De l'exigence en matière d'enseignement

Le principe est donc celui de l'exigence. Ancien professeur de prépas littéraires et scientifiques, je revois parfois avec ce public-ci certaines des œuvres que j'ai tavaillées il y a longtemps avec des garçons et filles instruits, cultivés et placés volontairement sous l'exigence de concours nationaux. En UTL ça marche, mais différemment. Cela selon le protocole de cours décrit ci-dessus et selon une certaine ligne de conduite pédagogique : qui demande peu n'aura rien, qui demande beaucoup recevra autre chose et plus qu'attendu, — un principe valable dans tous les ordres d'enseignement.

Ainsi, dernièrement, à l'automne 2016, selon le programme : « La religion de Voltaire, autour du Dictionnaire philosophique ». Il s'agit de présenter et de faire comprendre la position de Voltaire. Trois ennemis mortels, les trois religions monothéistes, car usurpatrices du dieu unique de la Raison. Et un auxiliaire utile, mais ennemi dans le fond, l'athéisme. Stratégie et tactiques, subtilité et brutalité, ruses et mauvaise foi, attaques et reculs, coup du mépris et violences de toutes sortes, intolérance sous le pavillon de la tolérance… Et par-dessus tout, il faut faire comprendre ce que c'est que, proposition scandaleuse en son genre, la réflexion philosophique conçue et assumée comme une guerre. Dans un public de « vingt-ans », tout cela va presque de soi. Pas ici. C'est que j'ai affaire, croyants ou incroyants, à des personnes élevées dans la même culture, la mienne d'ailleurs. Là le blasphème, le mépris, la formule leste ou d'agression ne vont pas de soi. Je dois, en somme et à chaque fois, répondre : « À la guerre comme à la guerre ! » Et je retrouve un Voltaire en sa vérité, celui qui, en fait, ne passait pas si naturellement aux khâgneux de 1984. Ici, il devient évident, pour peu qu'on le fasse lire et le laisse se défendre.

Je me rappellerai aussi ce Rimbaud de la Saison en enfer… Dans ce public, telles phrases résonnent immédiatement : « Je me crois en enfer, donc j'y suis. C'est l'exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. » Ici, croyants ou incroyants entendent sur le champ le reniement impossible d'un garçon de seize ou dix-sept ans, génial, intenable et enfermé, infernal. Même, ils plaignent sa mère — bien vu !… Il n'y a plus qu'à tirer le fil. Dans la classe des khâgneux, je voyais que, baptisés ou non, catéchisés ou non, ceux-ci pensaient, en fait : « Où donc est le problème ? » Ce n'était plus le leur. Interrogés sur le moment, ils l'avaient admis aisément : leur icône de la révolte, ils ne savaient pas l'objet de sa révolte. Il fallut tout leur expliquer et d'abord ce que c'est qu'un sacrement et singulièrement celui du baptême. Quel détour !

Ainsi se découvrait, en joignant l'autrefois des années 1980 et le maintenant des années 2010, le gouffre qui s'est creusé récemment dans la culture — vers 1960 ? — et qui fait que la littérature est certes encore accessible aux générations nouvelles, pleines de curiosité et de talents non moins que les précédentes, mais comme s'il s'agissait de Virgile ou d'Homère — d'un monde disparu, écrit dans une langue morte.

Voltaire, Corneille, Descartes… ou la littérature comme une entreprise

De l'exigence donc, à condition de s'expliquer autant qu'il faut. Pour clore le travail sur Voltaire, j'avais demandé à Jacqueline Morne, professeur de philosophie, de faire un cours sur Kant et la religion. Ce fut un moment intellectuel, comme l'avait été, dans le même lieu, son cours sur les Méditations métaphysiques de Descartes.

Celui-ci arrivait au terme de la séquence « L'année 1637. Corneille, Le Cid et L'Illusion comique. Le Discours de la méthode de Descartes ». On n'a pas fait tout ce que l'on voudrait de ce projet ambitieux, mais l'essentiel passe : en ce beau premier XVIIe siècle, des fils des robins issus de drapiers, laboureurs et autres tanneurs (comme le sera Voltaire), entreprennent de grandes choses. Les Lettres comme une entreprise ? L'un compte bien gagner beaucoup d'argent avec un théâtre où il montrera et le théâtre lui-même et des grands événements de la légende et de l'histoire humaines ; l'autre, qui peut vivre de son héritage et y veille, entend révolutionner la pensée et, qui sait, trouver, dans l'examen et la maîtrise de la nature, les secrets de l'immortalité. Pourquoi, dans les mêmes temps, au bord de la Rance que mon public connaît comme sa poche, la famille dÔun certain Bouvet, un petit avocat, invente-t-elle un commerce fluvial de bois, de la forêt intérieure vers la cité de Saint-Malo frigorifiée sur son rocher et dépourvue du moindre fagot pour cuire son pain, et comment cette famille finira-t-elle par donner, au XIXe, deux amiraux et un découvreur de terres australes ? Peut-être cette génération née dans les années 1600 était-elle tellement heureuse de s'ouvrir un avenir, elle dont l'enfance avait été hantée de récits des guerres de religion… On ne saurait pas vraiment répondre, mais c'est un moment de notre histoire et de la pensée.

 

Car l'essentiel consiste bien à se poser, sur pièces, la question de l'inventivité littéraire, depuis toujours et jusque dans les œuvres contemporaines : où vont-ils donc chercher tout ça, les Louise Labé, Montaigne ou Voltaire, les Lévi-Strauss et Duby, et aussi bien les Mona Ozouf, Pierre Jourde, Jean-Philippe Domecq, Stéphane Audoin-Rouzeau, Luc Lang ou Ivan Jablonka ? Poser la question, c'est la laisser ouverte : à chaque œuvre, qui — et qu'est-ce qui — se présente à notre porte ?

 

Je remercie ce public intelligent et disponible. Je le quitte avec le souvenir de sa présence vivante.

Pierre Campion

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