RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : lecture du livre de Lionel Bourg, Où se perdent nos pas.
Mis en ligne le 22 avril 2021.

© : Pierre Campion.

Sur ce site, lire 2 recensions d'Alain Roussel sur deux recueils de Lionel Bourg :
sur Et des chansons pour les sirènes
et sur C'est là que j'ai vécu

et une recension de Pierre Campion sur L'Œuvre de chair, le livre sur Rebeyrolle.

Bourg Lionel Bourg, Où se perdent nos pas, dessins d'Olivier Jung, Fata Morgana, 2020.


Dans le labyrinthe d'une prose

Il y a bien des chemins où perdre ses pas : où perdre le fil, où laisser perdre ses traces et le sens de sa marche.

Le récit de Lionel Bourg erre d'abord dans le labyrinthe d'une quotidienneté difficile, entre les insomnies, les incertitudes d'un cœur dont il épie les battements et signaux, les dégoûts de la vie et « les noires macérations »… Où entend-il en venir ? Comment s'en sortir ? Comment aussi ne pas y perdre son lecteur ?

 

Le film de Wim Wenders, Les Ailes du désir (Der Himmel über Berlin), reçoit ici un commentaire sensible et éblouissant, voilé d'une espèce de sans y toucher : il faut être attentif au signal de l'une des trois brèves notes finales du livre. Venus de l'une des élégies de Rilke (non citée par l'auteur mais clairement identifiable) et répondant à la détresse des humains, deux anges plongent du ciel sur un Berlin disgracié, d'avant la chute du mur :

Qui donc dans les ordres des anges

m'entendrait si je criais ?

me prenait sur son cœur 

de son existence plus forte je périrais[1].

Au même moment, déplacé de Los Angeles, Peter Falk joue dans le film le personnage inénarrable qui a fait la fortune de Colombo. Entré dans la séduction folle d'un scénario à son tour labyrinthique, le récit de Lionel Bourg va s'en dégager pourtant.

 

Car ce livre est un parcours, lui-même heurté, de confessions et de repentirs, de dénonciations de faux-semblants et de certaines illusions fussent-elles trop humaines.

Parmi celles-ci, celles de la poésie. Ce n'est pas le regret de n'être pas Rilke, ni Baudelaire, ni Mallarmé (« je bêche l'étroit carré d'épithètes qui me fut imparti »), ni, dans son nord à lui de contrées pluvieuses, de n'être pas André Breton ou Chateaubriand : « N'est pas Thomas Mann, pas Georges Rodenbach ou Barrès qui veut. » C'est plutôt et plus cuisante la honte de s'être fourvoyé dans un petit monde de chapelles, dans des complaisances, dans une posture — « une volonté d'épater la galerie des poètes en panne d'inspiration ? » :

C'est que les contemporains m'indiffèrent. Que je suis las. Fourbu. Désemparé malgré le masque jovial que j'exhibe en public, heureux de mes grimaces, mes mimiques de clown comme des déplorables calembours que je multiplie quand l'ennui, le chagrin, une pointe d'angoisse, de honte ou de désinvolture me requièrent. […]

Mais voici la porte d'un salut, inattendue et sur laquelle à ce moment le lecteur s'interroge :

Sorti du labyrinthe, je ressaisis le fil qui m'unit aux défunts.

L'avais-je vraiment rompu ?

Je ne l'affirmerais pas. Toujours est-il que, soucieux d'être plus explicite, je dois à cet instant dissiper l'éventuel malentendu que ma prose s'ingénie contre toute prestance ou tout discernement à perpétuer. Je vis, respire, écris avec mes morts. Nulle anxiété pourtant, nulle alarme, ils ne m'encombrent pas.

Ces messagers-là ne volent à son secours d'aucun ciel. Ils n'exigent rien. Ils sont hébergés à demeure dans la fidélité de son corps. Ils sont ses morts et ils ont l'infinie délicatesse de ne pas l'enserrer d'une étreinte mortelle, et lui la prudence de ne pas céder à des complaisances envers eux :

Doux, conciliants, les mânes en rupture de Tartare ne revendiquent ni droit d'asile ni statut d'apatride, ne quémandent pas plus un gage de respect qu'un zeste de commisération. Ils vaquent à de négligentes besognes. Fouinent dans les bonnetières ou s'amusent à désassortir les paires de chaussettes. Je les sens.

Commensaux truculents, leurs voix vibrent dans son oreille interne. Dudu, la Marie, Robert…, et puis ses mère et père :

Papa rugit sur la bande-son de mes douze printemps :

— T'as vu ça, nom de Dieu, cinq minutes ! cinq minutes qu'il leur fout dans la tronche !

assuré d'une nouvelle victoire  de Jacques Anquetil dans le tour de France.

 

Reste le plus difficile, peut-être, à renoncer à des indignations anciennes, à oublier les morts qui criaient à l'injustice de la nature et de l'Histoire, ceux de Pompéi ou de Dresde, de la Syrie ou de la Palestine. « Qu'y puis-je », que des imprécations ou des lamentations ? C'est l'affaire des prophètes.

À renoncer aussi au genre de Présence des morts qu'évoquait devant Proust et à l'indignation de celui-ci (troisième et dernière brève note de fin de volume) le jeune Emmanuel Berl, et que tant de beaux vers entretiennent : « Rubrique nécrologique, la littérature bégaie, qui creuse l'ornière où se perdent nos pas. »

 

« Le fil n'est pas solide. » Cette fois, il ne s'agit plus du fil d'Ariane mais de celui que va couper la Parque, à moins que l'un et l'autre ne se confondent désormais :

La pénombre frémit mais c'est ailleurs en réalité, on en jurerait, que la réalité s'inverse. Ailleurs que la beauté s'embrase, ne serait-ce qu'incinération, feu de paille, écobuage. Peindre, écrire, dessiner, graver, balafrer l'inanité ou contraindre la mort à passer tête basse, la narguer et, comme un gamin qui sauterait dans une flaque, l'éclabousser quand elle s'imagine tenir le haut du pavé, vivre, vivre effectivement, revient à ne plus tricher avec l'inévitable.

Où et comment cela se passe-t-il ? Ici même, ayant brûlé ses vaisseaux, dans l'obstination à écrire encore.

C'est maintenant que, à tort ou à raison, le lecteur se rappelle la visite d'une caverne en Dordogne, à l'écart des grands circuits, sous la conduite d'un guide non diplômé qui se présente comme le propriétaire du lieu et de ses significations. Dans le phare désossé d'une vieille 203 et rechargé à l'entrée du boyau auprès d'un tracteur antique, le cultivateur archéologue dévoile à un tout petit groupe, dernier effet de sa rhétorique, une figure féminine. Prémuni par l'ironie de la situation contre toute traduction en freudien vernaculaire, l'écrivain trouve dans les tréfonds de lui-même le lieu d'une révélation bouleversante : « Il n'est pas mauvais d'apprendre à se taire. » Apprendre à se taire en écrivant encore, à la fortune d'une prose cabossée.

 

Ainsi peut-être pourrait se lire ce livre complexe, au mouvement coupé serré, qui cherche à tâtons quelque issue, et qui paraît la trouver en suscitant, « quand le noir se fait »,  le simple et dernier souvenir d'une jeune femme qu'un garçon trop timide n'osa pas aborder. Venus de certaine chanson, sur la colline les merles s'en moquent encore.

Pierre Campion



[1] Rainer Maria Rilke, Œuvres 2 poésie, première Élégie de Duino, traduction de Lorand Gaspar, Seuil, 1972, p. 315.

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