Pierre Campion : Les transports de la vie. Henri Droguet : Ici et maintenant.
Mis en ligne le 19 mai 2013. © : Pierre Campion. Henri Droguet est né à Cherbourg en 1944. Il vit à Saint-Malo où il a enseigné les lettres de 1972 à 2004. Il a publié des recueils de poèmes aux éditions Gallimard (Le Contre-dit, Le Passé décomposé, Noir sur blanc, La Main au feu, 48°39'N-2°014W (et autres lieux), Avis de passage, Off) et Champ-Vallon (Ventôses), un ouvrage en prose intitulé Albert & Cie, histoire, aux éditions Apogée, et, en collaboration avec des plasticiens (Thierry Le Saëc, Éric Brault, Dominique Penloup, Pierre Alechinsky), quelques ouvrages d'artiste. Lire sur ce site : Henri Droguet, Maintenant ou jamais, Belin, coll. L'Extrême contemporain, 2013. Les transports de la vieHenri Droguet : ici et maintenantTous datés de tel jour, certains offerts à des amis, et trois dĠentre eux assignés chacun à un certain lieu de la mer et de la terre, voici les nouveaux poèmes dĠHenri Droguet. Tous fidèles à sa vision du monde océanique et venteuse, et à sa poétique. Fidèles et reconnaissables dans lĠinstant, mais non répétitifs, ni entre eux ni de ses précédents recueils. Encore et toujours, et à nouveau, lĠherbier hétéroclite des campagnes et des banlieues, « les émerveillants volumineux bouillons nuagiers », « des corneilles [qui] volent ras sur des chaumes », les « bons vrais bons anges » de RimbaudÉ Car, pour Droguet, il se passe toujours quelque chose dans le ciel et sur la terre, quelque événement qui demande à être porté en une page de son journal aux feuillets mélangés. Ici, le monde, tel que, se renouvelant sans trêve à nos sens, il sĠimpose à nous. Ainsi, et entre bien d'autres séquences : Staccato forte le vent tire des bords carrés le ciel dévoré noir secoue ses détalants cavalcadants beignets ses châteaux dĠeaux vives ses pissantes mamelles (21 mars 2008) La poétique de Droguet, cĠest ça : transporter dans la langue, à lĠinstant, les forces de la nature, jĠentends les moments de lĠatmosphère et les présences bouleversantes de la vie, les avertissements de la mort et le souffle immanent du divin, dans le tohu-bohu de la langue elle-même, justement. Nous sommes en elle comme dans une mer démontée, elle nous travaille, et chaque poème travaille dans la sauvagerie des mots. un va-nu-pieds dans une friche regarde un buisson dĠonagre (quĠon appelle aussi herbe-aux-ânes) mâchonne ses mots déplacés LĠinvisible très
peu pour moi rien que lĠarbre me va (23 août 2007) CĠest ça. Il nĠy a pas dĠarrière-scène où se joueraient des drames et le sens — les drames du sens. Même les rêves de lĠinsomniaque, nombreux ici, ne révèlent rien dĠautre que lĠévidence : non pas les trésors de lĠintériorité — ou la quincaillerie des états dĠâme –, mais les bonheurs immédiats de lĠamour et les tourments infinis de la vie. Non pas donc voir lĠinvisible mais « sĠattendre à tout », car tout est dans le caractère imprévisible de lĠévénement, lui incessamment et obscurément révélateur. QuĠest-ce qui nous déborde, de tous côtés et à chaque instant ? Le mouvement de la vie, mais aussi bien le verbe, dès quĠon entend lui faire porter les moments de la vie, cĠest-à-dire en capter le vocabulaire, les expressions, la syntaxe, les images en leur indéfinie productivité : notre français en tous ses états, effectifs et possibles — livré tout vif à ses instants créateurs. En fait ce qui nous déborde, cĠest, dit la quatrième de couverture, « dans certains coins, dans les ombres de cet état de choses, le formidablement discret sourire, le désordre limpide et déchirant de Dieu ». CĠest le Verbe qui « tonne en son cratère » ; cĠest lĠamour, « vie divine, supplément ». Autrement suggéré : lĠaube arrive et lĠoubli très épais considérable un ange passe une porte blanchit (20 février 2007) Ou encore, quelqu'un parle, en off (la voix d'Arthur Rimbaud ?), dans la section « Le dernier avant l'ultime » : « [É] revoici lĠaube enivrante bain de langueurs parfums dĠor et berceurs et lĠineffable éther béni voici les furieux archipels dĠun seul coup fauve ah ! cĠest lĠeffraction flamboyante inouùe des amours et le point final ». (8 novembre 2008) Et puis, dans le poème « Ceci n'est pas une fable » (De te fabula narratur), ceci, risqué au conditionnel : L'inattendue fiévreuse bienveillance quelquefois du grand bleu tout nu vide énorme ça serait l'accord fruitier l'accès presque imminent fécond presque impossible inévitablement éperdu paradis parade à rien paradis pourtant inabordable fatal (22 août 2008) Sa bienveillance, et non sa providence. Voilà donc un Dieu qui serait mouvement, jusqu'au tumulte, inventivité inépuisable et brouillonne, la Verve même, stridente ou apaisée, mûrissant d'un coup : on en mangerait. Dieu ne règne pas dans la transcendance, Il est ce qui survient, ici et maintenant, perpétuellement. Son ironie : le mode de son discours à double entente. Engagée dans le monde et en nous, dans notre langue et dans la Sienne, cĠest la Vie, qui en sait plus que nous, sourire en coin, sur la vie et sur la mort. Une théologie de lĠincarnation par une création continuée, pas si hétérodoxe que ça, et qui a pour elle son évidence poétique. Bien sûr on lit, dans le titre de Maintenant ou jamais et dans la dérive dĠensemble du recueil, le pressentiment ou plutôt la pression permanente de la mort. CĠest elle qui nous déborde, qui enclot tous les débordements de la vie, et son instant hors de portée méritait bien, cher ami, dĠêtre ainsi écrit, ironie pour ironie, ne fût-ce que seulement en ses coups, discrets ou tonitruants, à notre porte. Pierre Campion |