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Pierre Campion : Rendre justice à l'acte esthétique. Baldine Saint Girons et les moments esthétiques de la vie.

Texte mis en ligne le 15 février 2009.

© : Pierre Campion.

Pour une bibliographie compl¸te, voir la page de Baldine Saint Girons sur le site de l'universitˇ Paris X.

Sur ce site, lire un autre compte rendu sur un livre d'esthétique : Hegel ou la genèse de l'esthétique. Les aventures de la Dialectique. Compte rendu du livre d'Alain Patrick Olivier, Hegel, la genèse de l'esthétique.


 Baldine Saint Girons : L'Acte esthétique. Cinq réels, cinq risques de se perdre, Klincksieck, coll. 50 questions, 2008.


Rendre justice à l'acte esthétique

Baldine Saint Girons et les moments esthétiques de la vie

L'acte esthétique consiste moins à accroître notre réceptivité qu'à nous immiscer dans les œuvres de la nature et de l'art, pour acquérir à leur contact des organes inédits.

Baldine Saint Girons, L'Acte esthétique, p. 187.

Laissons d'abord la parole à la conclusion de Baldine Saint Girons et à la tonalité particulière que ce finale donne rétrospectivement au livre :

Tout livre naît d'une « colère », parce que la colère est une confrontation au réel dans ce qu'il a d'impossible. […] La colère qui anime le présent livre naît de trois faits, tous liés au refus de prendre en compte l'impossible esthétique, et tous lourds de conséquence quant à la représentation que l'homme se fait de lui-même :
1. la confusion de la sensibilité avec la passivité ;
2. la méconnaissance du travail esthétique et du rôle qu'y jouent toutes nos facultés ;
3. l'isolement de l'effet esthétique, compris comme une entité autonome, produite quasi automatiquement, indépendante de sa cause. (pp. 174-175)

Mais entendons bien qu'il y a ici deux sortes de colère, dont l'une se nomme sans guillemets : la première est celle qui anime « l'acte esthétique » à l'endroit de la provocation inhumaine du monde ; la seconde vise la méconnaissance que trop de philosophes et de théoriciens entretiennent à l'égard de cet acte.

 

Dans ce travail personnel et très écrit, dense et en effet frémissant, pénétré de récits d'expériences, d'étymologies et de références d'art et de philosophie, et au sein duquel retentissent, entre autres noms, ceux de Merleau-Ponty et de Lacan, de Vico, de Kant et de Nietzsche, de Hegel et Heidegger, d'Homère, de Virgile et de Dante, Baldine Saint Girons se propose donc de faire reconnaître le fait méconnu et la notion de l'acte esthétique. Le point de vue d'abord surprenant, qu'elle pose d'emblée et maintient constamment, consiste à distinguer « l'acte esthétique » de « l'acte artistique » et même à les opposer, et à privilégier le premier, c'est-à-dire à analyser les intentions, les dispositifs dynamiques et les finalités d'un sujet qui se mobilise tout entier à l'égard du monde pour y produire non pas des œuvres mais des actes médités de perception et de conscience. Ainsi, comme le rappelle son nom, l'esthétique ne se définirait pas comme la science des œuvres d'art ou des beautés du monde, mais comme le mode réglé en actions de l'aisthesis en général : comme les mouvements d'appropriation réciproque du monde à soi et de soi au monde que conduit à déployer par et en tout humain (sinon en fait du moins en droit) la provocation des choses, des êtres et des événements. Par là, l'auteur situe l'esthétique au cœur de la relation essentiellement problématique que l'homme entretient avec les choses, avec les autres et avec lui-même :

Je me suis longtemps posé la question de savoir la raison de la primauté donnée à l'aisthesis, au détriment de l'imagination, dans le nom même de l'esthétique. La réponse est pourtant simple : c'est parce que cette aisthesis, si difficile à cerner, est toujours à la fois en amont et en aval du processus de pensée : comme aiguillon d'un côté, et de l'autre, comme effet. (p. 64)

Coulant une réflexion éprouvée dans le cadre pédagogique des cinquante questions imposé par la collection où le livre paraît, l'auteur va soutenir le paradoxe de cette opposition, en le travaillant sous ses diverses facettes, selon les cinq chapitres d'un itinéraire au cours desquels elle fait voir à chaque fois un péril affronté par l'acteur de l'esthétique (et par sa propre problématique…), et une perspective ouverte sur son problème. Le premier est le récit d'une certaine expérience vécue à quelques-uns, quelque chose comme la création collective d'un moment de beauté, expérience de vie et de pensée menée sous l'égide d'une formule murmurée (« La paix du soir ») et « au risque d'halluciner ». « Au risque de mystifier », le second chapitre met en place la supposition des « universels d'imagination » qui, régissant les actes de l'esthétique depuis les origines de l'humanité et selon la diversité des cultures, constitueraient les matrices communes de l'activité esthétique. Centré sur les arts plastiques, le quatrième chapitre explicite et développe la distinction fondatrice entre les actes esthétiques et les actes artistiques, desquels la peinture et la sculpture sont, d'origine, comme les emblèmes, d'ailleurs entre eux antinomiques. À ce moment le livre fait passer l'acte artistique au premier plan de la réflexion, mais pour mieux montrer comment il prend place dans l'espace du regard esthétique en général et, aussi bien, comment celui-ci pourrait en effet se dissoudre dans la présence entêtante des tableaux : « La sculpture me confronte à l'altérité dans l'espace de la vie : celui où je me déplace volontairement. Mais la peinture, elle, m'accueille immédiatement dans son espace propre et m'y réserve une place. Le risque est alors de m'en contenter et de me laisser dessaisir de ma propre capacité de déplacement et d'expression » (p. 147). Ainsi, au moment où est reprise de manière frontale la question de la différence essentielle entre l'acte artistique et l'acte esthétique, on voit bien que, en effet, celui-ci peut se dissoudre dans celui-là. Autour des exemples contrastés de l'architecture et de la danse, le cinquième chapitre évoque à nouveau la question de l'espace, dans lequel se déploient, spécifiquement selon chacune, les initiatives, les stratégies et la liberté de l'acte esthétique. À nouveau, se spécifie la distinction entre l'acte de l'esthétique et l'acte de l'artiste : « Si tout être humain contient plusieurs artistes en germe, l'acteur esthétique qui architecture et chorégraphie n'est pas encore l'artiste qui édifie un monument ou qui réalise une performance : c'est un sujet qui s'expose à l'œuvre et la “recomprend” selon sa guise et selon une guise imposée » (p. 150). Avec la notion de recompréhension, avec l'apparition de l'expression de « témoin esthétique » (pp. 164 et 168), avec la réhabilitation de « l'amateur » (qui n'est pas un artiste manqué, conclusion), avec l'usage spécifique que le témoin et l'amateur font des architectures et des chorégraphies, la distinction entre l'acte esthétique et l'acte artistique s'affine et s'achève. En même temps, et notamment à travers le thème de la danse, la notion d'œuvre tend pourtant à disparaître et « le risque de se perdre dans l'artificieux grandit ; mais la caractéristique de celui-ci change : le danger est de s'effacer dans des gestes qui restent éphémères, non de s'engloutir dans les espaces infinis [du paysage], ni de se dissoudre dans la fiction [des œuvres] » (p. 153)[1]. Cependant le travail sur la danse a conduit à l'idée de geste, celle-ci à l'idée d'improvisation, et cette dernière ramène à l'essence mobile et précaire de l'acte esthétique, maintes fois évoquée dans le livre, à sa nature de pensée imprévue et méditée, désintéressée et risquée, organique et vitale, au genre de sa liberté et de sa responsabilité, l'une et l'autre informées de savoir et d'expérience.

Mais, à travers un autre exemple des plus significatif et placé justement au troisième chapitre, au centre du livre, survenaient en force la question du sublime et le risque de s'y engloutir. Là, Baldine Saint Girons distinguait entre le paysagiste (jardinier ou peintre) et le « paysageur », lequel met toute sa culture — dans laquelle entrent bien sûr, avec sa pratique des paysages réels, sa connaissance des tableaux, sa familiarité des jardins et sa lecture des descriptions littéraires —, toute son imagination et sa volonté à créer in situ des compositions imaginaires conçues comme des entités morales, des visions immatérielles et fugitives mais réelles et vraies, à poser ainsi des défis à l'égard de ce qui, sous le nom de sublime, nous oppose une démesure et une étrangeté provocantes, son inhumanité, le fait même de l'altérité du réel. Le paysageur à l'œuvre dans la nature non seulement est indifférent aux fins utilitaires ou de simple connaissance mais il ne poursuit pas non plus l'édification d'une représentation positivement et matériellement réalisée, qu'il opposerait, objet contre objet, à la sauvagerie du réel :

Non désireux de s'élever vers Dieu à partir de la nature, non avide d'y poursuivre des fins militaires, architectoniques, cynégétiques ou halieutiques, non soucieux d'en étudier certains phénomènes isolés, l'amateur de paysages cadre, sélectionne, recompose, réinvente, mémorise. (p. 93)

Ainsi donc, et par opposition toujours avec l'acte artistique, « l'acte esthétique fabriqu[e] du réel en amont et en aval [des œuvres d'art] : en amont comme recompréhension du stimulus sensoriel et émotionnel ; en aval comme production verbale, imaginale ou objectale » (p. 179). Ce réel revêt la réalité propre des actes, laquelle ne réside pas dans la création d'objets de l'art (poiein) mais dans l'effectuation d'affects, de liens entre les hommes, de pensée (prattein).

De cette activité industrieuse, intelligente et réfléchie, de ces chefs-d'œuvre inconnus, réels mais impalpables et privés, bien sûr il restera dans le paysage encore moins de traces que de la bataille d'Arbèles, d'une campagne de Napoléon ou que, dans telle vue en le département de l'Orne à nos yeux incroyablement apaisée, de la bataille d'anéantissement d'août 1944 — en ce paysage de Chambois livré désormais aux seules stratégies de notre imagination, à peine aidée par les concrétisations d'un mémorial plutôt modeste au regard de bien d'autres et de presque impuissante architecture. Il s'agit bien d'une activité mentale effervescente et enivrante ; d'une action risquée que l'esprit développe, en présence des choses et en s'offrant à elles, au risque de se perdre en leur altérité radicale ; d'une action non déterminée et désintéressée, où prévalent des décisions, des stratégies et une ferme résolution. Pour revenir au premier et au deuxième chapitres du livre et pour repenser aux quatrième et cinquième : ce n'est pas que les productions artistiques, ici les poèmes, n'interviennent pas, mais les récitations apparaissent à leur heure dans le moment esthétique de la vie comme des verbalisations à plusieurs et des formulations propitiatoires remémorées en plusieurs langues (de Virgile, de Dante, d'Hölderlin, de Foscolo, de Bonnefoy), ces formules que les protagonistes de tel instant vespéral invoquèrent dans une certaine phase de leur action esthétique (on aurait soi-même, sans doute, récité aussi Mugitusque boum…), à la fois pour vérifier ensemble la réalité de leur expérience, pour se la conforter entre eux, pour la concrétiser à travers une certaine formule de la culture (« c'est bien la paix du soir »), et par la mise en évidence de ces « universels de l'imagination » à l'ouvrage entre les hommes dès les origines de l'humanité et dont le pendant, en ce livre, est ce travail incessant qui déroute d'abord, sur les langues, anciennes surtout, et sur les étymologies. Ainsi, dans l'exemple choisi de ce moment vécu tel soir avec tels amis, et selon une sorte de dramaturgie constatée après coup :

Essayons d'isoler à cette occasion quatre temps de l'acte esthétique :
1. La provocation esthétique ;
2. La reconnaissance : « c'est ça, c'est la paix du soir » — entité à la fois objective et subjective ;
3. L'effervescence qui s'ensuit, liée à l'assomption d'un souffle ou d'une énergie, mais aussi à la volonté de lever le doute et de vérifier que l'assertion était bien fondée ;
4. La naissance d'un besoin de témoigner et la production d'actes linguistiques, voire même d'actes philosophiques et artistiques de différentes sortes. (p. 44)

Cela, l'idée nous en effleure à l'instant, n'est pas sans rapports avec ces formulations que chacun, suivant sa culture et sa pratique des musées et selon qu'il est accompagné ou non, est amené à réaliser en présence de tableaux ou de sculptures : le commentaire appartient à l'ordre des actes esthétiques, et de grands écrivains l'ont porté en effet au niveau distinct des actes artistiques : Diderot, Baudelaire, Claudel…

Cependant le risque est évident, et l'auteur en est bien conscient : « En tentant de séparer ou de désintriquer [l'acte esthétique] de l'acte artistique, ne le vidais-je pas de tout contenu ? » (p. 87) ; ou encore : « Nous avançons dans un chenal périlleux et devons nous garder de deux écueils : la Charybde qui consiste à rabattre l'acte artistique sur l'acte esthétique, en déniant son originalité, et la Scylla qui consiste à ignorer l'acte esthétique, en méconnaissant sa nécessité » (p. 115). Ce risque, c'est celui d'étendre démesurément l'acte esthétique et de le perdre dans toute expérience de perception que l'on considérerait certes par le côté de l'activité imaginante — et non par celui de la contemplation ou du plaisir ou de la connaissance. Mais ce qui est précieux ici, justement, c'est la considération de l'esthétique sous le regard de l'action et de cette action sous le point de vue d'un rapport au réel envisagé comme l'altérité même où l'on se perde et se retrouve, d'un rapport à autrui compris comme une reconnaissance entre elles des subjectivités en actes, d'une histoire et d'une géographie de l'humanité subsumées sous des « universels d'imagination ». Ainsi présentée, en effet « la poésie ne serait rien si elle ne nous rendait pas plus attentifs et plus savants. Le véritable acte poétique est celui qui engendre des actes esthétiques » (p. 58) ; et la créativité esthétique est restituée à toute conscience humaine — je dirais à une conscience quelconque —, en laquelle se font jour le désir de constituer en pensées ses perceptions et la volonté de les réaliser comme en effet des moments de sa vie. À cet égard, et cette fois par un exemple de mon cru, « Le Lac » de Lamartine composerait en un acte artistique destiné à la reformulation de tous les usagers du temps, nous tous, un acte esthétique du monde tant de fois mené à deux, non sans envie de poème : « Un soir, t'en souvient-il » et son commentaire en écho par la voix de l'autre des protagonistes : « Ô lac, rochers muets… »

D'autre part, dans cette perspective, la dimension en quelque sorte polémique de l'acte esthétique se trouve mise en évidence. Ainsi, parce que le fait de regarder un paysage « ce n'est aucunement s'adonner au flux universel de la nature [mais au contraire] c'est faire surgir un “être-pour-soi”, une singularité […], le paysage se constitue dans la violence, au mépris du cadre imposé » (p. 97). Comme on l'a observé plus haut, le sujet de l'acte esthétique court des risques, notamment dans la rencontre qu'il provoque lui-même avec le sublime, avec son étrangeté, avec son ambivalence ou plutôt son indifférence absolue :

Le propre du sublime est de commander non pas la simple représentation, mais « l'acte » qui le découvre. Burke, fort sensible à la dynamique du sublime, montre comment elle repose sur une relation complexe à la douleur, lorsque celle-ci perd son caractère paralysant et que j'arrive à me réorienter vers le plaisir. Autant le beau s'offre à l'acquisition et me dispense le bonheur de l'extérieur, autant le sublime m'ôte à toute possession et m'entame profondément : je n'en suis pas le connaisseur, mais le captif blessé, désarmé et ravi. (p. 100)

Enfin, et surtout, en interprétant l'esthétique dans l'ordre de l'agir et en portant ainsi l'agir dans les phénomènes de l'esthétique, en subsumant par là dans l'esthétique l'ensemble des conduites et des raisons humaines en présence du réel, Baldine Saint Girons ouvre à celle-ci, comme discipline de la philosophie, la dimension de la vie humaine en général, et une sorte de prééminence dans la philosophie elle-même. C'est donc à bon droit qu'elle se réclame de Kant : pour reprendre le mouvement qui porta la révolution kantienne des raisons théorique et pratique aux décisions du jugement de goût :

L'audace de Kant est d'établir un divorce entre jugement esthétique et jugement de connaissance. « Le jugement de goût n'est pas un jugement de connaissance ; par conséquent, il n'est pas logique, mais esthétique. » Est esthétique le rapport qu'entretient la représentation non à l'objet, mais au sentiment de Lust et d'Unlust (plaisir et déplaisir). Est esthétique une relation à la représentation où « rien n'est désigné dans l'objet » mais où « le sujet se sent lui-même, tel qu'il est affecté par la représentation[2] ».

Dans pareil « rien » toute l'épistémologie semblerait devoir s'effondrer. Mais Kant invente aussitôt la notion d'universel subjectif qui permet à la singularité de s'arracher à la simple individualité et de se tourner vers le général : ce que je ressens, j'attribue à chacun la possibilité de le ressentir en droit. […] Contre une science de l'objet, il joue celle de la sensibilité, non pas en soi, mais telle qu'elle se révèle progressivement à travers les représentations. (pp. 112-113)

Dans cette dynamique passionnée de la pensée qui mène à la raison esthétique, la question du sublime joue un rôle capital, car elle force la philosophie de la raison à affronter ce qui la déborde effectivement, de l'extérieur de l'homme comme de l'intérieur : la dimension inhumaine de la nature et le caractère non déductible de l'agir humain. Pour le dire d'une autre façon, le problème philosophique de l'esthétique, de cantonné et de périphérique qu'il paraît être, devient ainsi le lieu où puissent se penser et s'exercer les impossibilités et les possibilités de la raison. Encore fallait-il préciser que la pensée de l'esthétique n'est pas la propriété exclusive du philosophe et du théoricien.

Pierre Campion



[1] À propos de la danse, sur le blog de Catherine Kintzler, lire le compte rendu que Baldine Saint Girons a donné du livre Approche philosophique du geste dansé. De l'improvisation à la performance, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, sous la direction d'Anne Boissière et de Catherine Kintzler.

[2] Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Vrin, 1968, §1.


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