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Étude de style : Le phrasé de Proust

Mis en ligne le 24 février 2023.

Autre analyse de Pierre Campion sur Proust : Un amour de Swann ou les égarements de l'imagination

Sur ce site, lire l'étude d'Yves Fravalo, « Proust et la mesure du silence ».

© : Pierre Campion.


Le phrasé de Proust
Étude de style

Sur le fond d'un récit où paraît l'un des grands personnages de La Recherche ­— Robert de Saint-Loup, surpris à Doncières, dans la garnison où il sert, par la visite du narrateur —, d'un récit où se font jour d'une manière allusive des relations complexes et ambiguës, qui n'en finiront pas d'évoluer jusqu'à la fin du roman, inopinément surgit une espèce de ces récitatifs proustiens, tous différents d'ailleurs, où les conditions de la lisibilité sont à la fois énoncées et mises au défi de l'écriture et de la lecture.

Ici, ce n'est pas exactement l'homme de la madeleine, ni l'homme des réveils la nuit, ni l'homme des deux dalles du baptistère de Saint-Marc. Et ce n'est pas une méditation.

C'est la parabole d'un homme devenu sourd par dégoût de la conversation trop humaine, et guéri par lui-même. C'est aussi une invitation au lecteur de bonne volonté : Qui m'aime me suive !

Celui qui est devenu entièrement sourd ne peut même pas faire chauffer auprès de lui une bouilloire de lait sans devoir guetter des yeux, sur le couvercle ouvert, le reflet blanc, hyperboréen, pareil à celui d'une tempête de neige et qui est le signe prémonitoire auquel il est sage d'obéir en retirant, comme le Seigneur arrêtant les flots, les prises électriques ; car déjà l'œuf ascendant et spasmodique du lait qui bout accomplit sa crue en quelques soulèvements obliques, enfle, arrondit quelques voiles à demi chavirées qu'avait plissées la crème, en lance dans la tempête une en nacre et que l'interruption des courants, si l'orage électrique est conjuré à temps, fera toutes tournoyer sur elles-mêmes et jettera à la dérive, changées en pétales de magnolia. Si le malade n'avait pas pris assez vite les précautions nécessaires bientôt ses livres et sa montre engloutis émergeraient à peine d'une mer blanche après ce mascaret lacté, il serait obligé d'appeler au secours sa vieille bonne qui, fût-il lui-même un homme politique illustre ou un grand écrivain, lui dirait qu'il n'a pas plus de raison qu'un enfant de cinq ans. À d'autres moments dans la chambre magique, devant la porte fermée, une personne qui n'était pas là tout à l'heure, a fait son apparition, c'est un visiteur qu'on n'a pas entendu entrer et qui fait seulement des gestes comme dans un de ces petits théâtres de marionnettes, si reposants pour ceux qui ont pris en dégoût le langage parlé. Et pour ce sourd total, comme la perte d'un sens ajoute autant de beauté au monde que ne fait son acquisition, c'est avec délices qu'il se promène maintenant sur une Terre presque édénique où le son n'a pas encore été créé. Les plus hautes cascades déroulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, pures comme des cataractes du Paradis. Comme le bruit était pour lui, avant sa surdité, la forme perceptible que revêtait la cause d'un mouvement, les objets remués sans bruit semblent l'être sans cause ; dépouillés de toute qualité sonore, ils montrent une activité spontanée, ils semblent vivre ; ils remuent, s'immobilisent, prennent feu d'eux-mêmes. D'eux-mêmes ils s'envolent comme les monstres ailés de la préhistoire. Dans la maison solitaire et sans voisins du sourd, le service qui, avant que l'infirmité fût complète, montrait déjà plus de réserve, se faisait silencieusement, est assuré maintenant, avec quelque chose de subreptice, par des muets, ainsi qu'il arrive pour un roi de féerie. Comme sur la scène encore, le monument que le sourd voit de sa fenêtre — caserne, église, mairie — n'est qu'un décor. Si un jour il vient à s'écrouler, il pourra émettre un nuage de poussière et de décombres visibles ; mais, moins matériel même qu'un palais de théâtre dont il n'a pourtant pas la minceur, il tombera dans l'univers magique sans que la chute de ses lourdes pierres de taille ternisse de la vulgarité d'aucun bruit la chasteté du silence[1].

 

Soit ces quelques phrases du Côté de Guermantes I, propres à une note sur le style de Proust.

Pour cet usage et d'ailleurs pour aucun autre, on ne peut pas découper ce bloc de parole en quelques citations que l'on disperserait au fil de l'analyse ; car celle-ci doit se faire la servante de cette parole organique et impérieuse. Quoi qu'on en ait, c'est le mouvement du monde de toute La Recherche, en miniature, l'un de ses noyaux insécables, c'est-à-dire le développé de son phrasé immanent et constant, qui est le mouvement d'un univers et de ses raisons, de son cosmos, créé continûment et selon sa loi propre.

 

Que l'on n‘aille pas invoquer la chambre de liège du boulevard Hausmann ni le reclus qui l'habitait, car il s'agit de tout autre chose, d'une tout autre ampleur, et qui évoque une tout autre expérience, celle de l'écriture elle-même — d'une certaine écriture — et du silence dans lequel elle s'institue.

Que l'on ne demande pas non plus le secours de tel autre écrivain ou de telle autre écriture : La Recherche ne renvoie qu'à elle-même, car elle produit un événement dans la littérature.

On ne peut même pas dire qu'il s'agit ici d'une scène de comédie, celle pourtant où l'on serait tenté de voir un personnage, totalement sourd, au surplus malade alité, que veille de pas trop loin une vieille bonne attentive, sourcilleuse et raisonneuse. Car La Recherche, justement, n'est pas écrite sur le mode dramatique du roman classique français.

Que Proust est à lui-même son propre prophète

Écarté donc toute occasion d'évitements, il subsiste  le soliloque d'un Narrateur imaginaire, qui est l'objet unique et le sujet absolu de sa parole et de son monde, en même temps que sa philosophie de la sensation, sa phénoménologie du corps propre et son ontologie de soi-même, dans laquelle il est question des mouvement et des causes, de l'être et de ses étants, de son origine et de ses fins dernières — tout cela gouverné par une expression de la langue qui veut que tout grand homme politique ou tout grand écrivain surveille l'opinion ou les mots comme le lait sur le feu. C'est l'un de ces moments étendus à loisir — d'ailleurs nombreux dans l'œuvre — où se livre ce narrateur sans identité ni qualités, où il s'expose sur le fond d'un silence qu'il emprunte ici, pour l'occasion et par hypothèse, à une personne qui aurait traversé l'odyssée conduisant de l'entendement des philosophes à celui de la surdité profonde, et qui regarderait les choses et les êtres de sa fenêtre, tels qu'ils lui apparaissent dans ce cadre de tableau.

Cet homme, ici, c'est celui qui se rappelle la petite ville de Doncières : la caserne, le cavalier Saint-Loup et le capitaine Borodino qui permit au visiteur de dormir sur place. Il joue l'une des variations sur l'homme des réveils la nuit, dans le passé indéterminé où le situe son présent, aussi indéterminé :

[…] le branle était donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormir tout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vie d'autrefois à Combray, chez ma grand'tante, à Balbec, à Paris, à Doncières, à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j'y avais connues, ce que j'avais vu d'elles, ce qu'on m'en avait raconté[2].

Cet homme sourd et reclus reprend ainsi, dans un autre registre, « l'homme qui dort » des origines. Celui-ci déjà « tient en cercle autour de lui le fil des heures, l'ordre des années et des mondes[3] » :

Il les consulte d'instinct en s'éveillant et y lit en une seconde le point de la terre qu'il occupe, le temps qui s'est écoulé jusqu'à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers le matin, après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans une posture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son bras soulevé pour arrêter et faire reculer le soleil et, à la première minute de son réveil, il ne saura plus l'heure, il estimera qu'il vient à peine de se coucher. […]

Comme le dormeur de Combray d'abord « plus dénué que l'homme des cavernes » à son réveil se reconstruisait son existence et son monde, et tel un Josué arrêtait le cours du soleil, le sourd retrouve, dans le lait prosaïque de sa bouilloire, toute sa vie, ses lectures et sa culture : les ciels hyperboréens et leurs tempêtes, les Écriture chrétiennes et juives[4],  la préhistoire et ses monstres nervaliens, les arts du théâtre et une image de la Mort, impuissante à vaincre la parole de l'Être et le silence que celle-ci institue pour se poser. « Mort, où est donc ta victoire ? »

Il règne là un Je absolu, un sujet exclusif de tous autres sujets et de toute réalité extérieure, qui s'est intériorisé tous les temps et tous les espaces qu'il avait accepté de perdre d'abord pour les retrouver (par exemple tous les Swann) comme étant désormais les siens, ordonnés en lui, repris et sauvés. Voilà, ici, le mouvement d'une écriture qui, se saisissant de l'incident le plus domestique, s'élève progressivement à l'évocation d'une chasteté qui ne soit pas une virginité — elle, on peut et on doit la perdre — mais une vertu permanente, issue d'un vœu librement formulé, et productrice d'écriture.

Ce Sujet immanent n'écrit pas un livre, il se contente de parler — de lui-même à lui-même —, et d'annoncer, dans les dernières lignes de La Recherche, qu'il est temps désormais d'écrire son œuvre[5] :

Aussi si elle [la vie] m'était laissée assez longtemps pour accomplir mon œuvre, ne manquerais-je pas d'y décrire les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant une place si considérable, à côté de celle qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années à des époques, vécues par eux si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer — dans le Temps.

FIN

Tel est ce finale à certains égards ironique, écrit d'avance et qui paraîtra, de fait, après la mort de Proust : car, au moment de cette conclusion, le lecteur s'apercevra qu'il vient de la lire, cette œuvre. Le tour est joué.

Simplement cette voix nous laisse entendre que cette œuvre-là n'est pas écrite comme un roman français mais dans la langue dans laquelle chacun se parle depuis sa naissance jusqu'à sa mort, dans ce discours informe — auquel lui, Marcel Proust, s'est juré de donner la forme souveraine que mérite le discours intime de tout homme qui vient en ce monde. Incarnation provisoire du Narrateur, ce sourd est bien « un roi de féerie » servi par des muets : ayant pris en dégoût la parlerie sociale,  il a intégré tout le langage dans sa parole intime.

Il vit dans un ordre de cathédrale, dans un silence de cathédrale, qui de dérive en dérive et jamais par dates nous conduit du début des réveils à la fin de l'œuvre. Lecteur, je te l'avais pourtant dit, « longtemps je me suis couché de bonne heure » : la première phrase, emblématique du liivre, renvoyait, par sa grammaire même, à une tout autre époque dans laquelle, maintenant, je me couche au matin, occupé à écrire toute la nuit ce que je me suis si longtemps parlé — ainsi, entre autres, allusivement dans ce tableau de Doncières vu par un sourd, les amours entières de Saint-Loup, passées, présentes et futures.

 

Entre le sourd et les muets qui le servent, il existe un contrat tacite. Sous peine que le livre lui tombe des mains, le lecteur attentif de ces longues phrases liées par la logique souveraine de cette parole, doit faire silence en lui-même pour écouter et suivre, dans l'abnégation de toute autre préoccupation et pensée, sa propre voix imaginée qui s'efforce à reproduire la voix imaginaire du Narrateur, telle que celle-ci porte les moments de sa vie, à lui narrateur et à lui lecteur, aux dimensions épiques d'un récit du Nouveau ou de l'Ancien Testament et jusque dans la Mort elle-même, représentée comme l'écroulement inoffensif d'un décor de théâtre.

Tel est le devoir qui incombe au lecteur de Proust, en vertu d'une vision :

La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui, en un sens, habite à tout instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. […] Notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique mais de vision[6].

Conformer sa voix intime et inépuisable à la vision du Narrateur, et le style de sa lecture à celui de l'écrivain, cela en venant, lui lecteur occasionnel, relayer bien d'autres lecteurs en arrière et en avant de lui-même, et assurer dans cette communauté tout humaine, fidèlement et sans forcément le savoir, innocemment comme une Françoise, la pérennité de l'œuvre.

Pierre Campion



[1] Proust, À la recherche du temps perdu, Gallimard, coll. de la Pléiade, 2022, édition de Jean-Yves Tadié en 2 volumes, I, p. 376-377.

[2] Du côté de chez Swann, ibid. I, p. 8.

[3] Du côté de chez Swann, ibid. I, p. 5.

[4] La tempête apaisée : Matthieu 8, 23-27 ; Marc 4, 35-41 ; Luc 8,  22-25. La traversée de la mer Rouge : Exode 14, 15-31.

[5] Le Temps retrouvé, ibid. II, p. 1499.

[6] Le Temps retrouvé, ibid. II, p. 1352.