RETOUR : Chronique de Pierre-Henry Frangne

Ce court texte de Pierre-Henry Frangne a fait partie (avec des dizaines d'autres) du dossier déposé par la France, la Suisse et l'Italie auprès de l'UNESCO en vue de l'inscription de l'alpinisme au patrimoine immatériel et mondial de l'humanité.

Cette inscription a été officiellement faite le 11 décembre 2019.

Sur la montagne et l'alpinisme, il est l'auteur de De l'alpinisme (Presses universitaires de Rennes, 2019). Voir sur ce site une étude de Pierre Campion sur ce livre.

On a gardé la présentation d'un rapport à une institution.

Lire le texte d'André Hélard pour le même dossier déposé à l'Unesco.

Mis en ligne le 4 mai 2020.

©  : Pierre-Henry Frangne


Pierre-Henry Frangne, Professeur de philosophie à l'université de Rennes 2, pratique l'alpinisme dans les Alpes françaises, suisses et italiennes depuis 20 ans.
Il est l'auteur de : Alpinisme et photographie (1870-1940), avec Michel Jullien, Les Éditions de l'Amateur, Paris, 2006, de Mont-Blanc, premières ascensions (1770-1904), avec Michel Jullien et J. Perret, Éditions du Mont Blanc, Paris, 2012, et de Les Inventions photographiques du paysage, avec Patricia Limido, coll. Art et société, Presses universitaires de Rennes, Rennes, 2016.

Pour une philosophie de l'alpinisme

L'inscription de l'alpinisme à l'UNESCO au titre de patrimoine culturel immatériel de l'Humanité me semble légitime et nécessaire pour les raisons suivantes. Ces raisons tiennent toutes à l'idée selon laquelle l'alpinisme est un fait social et culturel total et global : a) total par toutes les dimensions humaines, existentielles et symboliques qu'il enveloppe, b) global par le processus de mondialisation qu'il manifeste du XIXe siècle à nos jours à partir de ses origines alpines internationales (à la fois française, suisse, italienne, autrichienne).

1) Raisons historiques

L'alpinisme est une activité sportive constitutive de l'époque contemporaine au sens strict (de la Révolution française à aujourd'hui). Il est apparu progressivement de la fin de l'époque des Lumières (1786, date de la conquête du Mont Blanc) au milieu du XIXe siècle, grâce à la volonté exploratrice et scientifique de la culture européenne, grâce à l'émergence d'une nouvelle sensibilité pour les phénomènes de la nature en général et pour le milieu montagnard en particulier, grâce à l'invention d'une nouvelle activité que l'anglais (empruntant à l'ancien français « desport ») nomme « sport », grâce enfin à une nouvelle conception de l'homme qui est encore la nôtre aujourd'hui : l'homme comme individu essentiellement doté de libre arbitre, de rationalité, d'intrépidité et de perfectibilité. On peut également considérer que l'alpinisme qui consiste à gravir tous les sommets pour le seul plaisir gratuit de le faire, radicalise et accomplit un plus vaste mouvement encore par lequel l'homme désire « le regard d'en haut ». Ce regard serait celui de l'homme moderne inventé par Pétrarque à la fin du Moyen Âge et au tout début de la Renaissance (1336) dans son célèbre récit de l'ascension du mont Ventoux.

2) Raisons géographiques et écologiques

L'alpinisme repose sur une attention et un goût nouveaux pour la montagne apparus au XVIIIe siècle (Albrecht von Haller, Jean-Jacques Rousseau). La montagne — lieu sacré, interdit et terrifiant à la fois —, est devenue alors un milieu géographique spécifique à parcourir et à expérimenter intellectuellement, corporellement et affectivement. Il est devenu un environnement à connaître, à apprivoiser et à apprécier, ainsi qu'un « terrain de jeu » comme le dit des Alpes Leslie Stephen au milieu de XIXe siècle. Ce terrain de jeu ne fut pas seulement un environnement à conquérir ; il fut et demeure encore aujourd'hui un milieu à aimer, à respecter et à préserver comme un milieu naturel sauvage, fragile et précieux par sa sauvagerie et sa fragilité mêmes. Cette exigence s'est progressivement étendue à tous les massifs montagneux des cinq continents de la Terre. La pratique sportive de l'alpinisme est au centre de cette conscience géographique et écologique, conscience que mettent en œuvre concrètement les ascensions de « style alpin » (cordée réduite, légère, autonome et rapide) jusque sur les pentes des plus hauts sommets himalayens.

3) Raisons sociales et culturelles

L'alpinisme véhicule toutes les propriétés (performances et records, champions, dualité professionnels-amateurs) et toutes les fonctions sociales du sport depuis son invention. Mais, comme il est attaché substantiellement à des régions et un environnement bien spécifiques, comme il réclame également un dangereux engagement non médiatisé par une machine (comme un bateau par exemple), il repose sur et engendre à la fois, d'une part une forte identité de ceux qui le pratiquent ou qui l'encadrent, et, d'autre part une puissante tradition profondément enracinée dans les villes, les campagnes, les lieux et les tissus sociaux où l'alpinisme se pratique. À l'ombre du Cervin où à celle du Mont Blanc, l'alpinisme n'est pas un simple sport comme déport ou divertissement. Qu'ils le pratiquent ou pas, il fait partie de la vie des zermattois ou des chamoniards, de leurs représentations, de leur imaginaire, de leur mémoire, de leur temporalité ou de leurs usages.

4) Raisons anthropologiques

Les représentations, l'imaginaire et la mémoire de l'alpinisme ont acquis une portée universelle comme le prouvent les immenses conséquences médiatiques mondiales d'un exploit ou d'un accident (cf. les deux cas emmêlés le jour de la conquête du Cervin en juillet 1865 par E. Whymper et ses camarades). Cette universalisation peut s'expliquer par le fait que l'alpinisme amène sous une lumière très crue, voire cruelle, la conception de l'homme telle qu'elle est apparue au XIXe siècle et telle qu'elle est encore la nôtre aujourd'hui : dans l'acte de grimper pour grimper au sein d'un milieu naturel, hostile, dangereux, intact et à explorer, l'homme saisit sa condition sous plusieurs aspects que les philosophies des XIXe et XXe siècles explicitent et déploient : la liberté (comme créativité et aventure), l'historicité (comme transformation de soi-même), la mortalité (« Ne fais rien dans la hâte ; médite chacun de tes pas ; et dès le début pense à la fin possible » écrit Whymper), la corporéité (le corps et l'effort corporel entrent dans la définition de l'esprit).

5) Raisons éthiques

Cette anthropologie s'articule à des conséquences éthiques fortes que la cordée d'alpinistes met effectivement en œuvre de façon très spectaculaire parce qu'elle est concrètement la position engagée, risquée et vulnérable de plusieurs personnes qui lient leur destin dans une action commune. Dans cette action dangereuse et par le lien effectif de la corde, les alpinistes font l'épreuve authentique (c'est-à-dire sans les masques ou faux-semblants de la relation sociale ordinaire) de plusieurs vertus sans lesquelles leur pratique demeure impossible : le courage (la constance de la volonté dans l'effort), la générosité (l'absence de calcul dans l'action), la lucidité (l'intelligence pratique) ; mais surtout la solidarité (le don et la demande réciproques d'aide) et la sincérité (la transparence des intentions, l'accord du discours et de l'action, de l'action et du discours). En deçà de ces vertus, l'alpinisme semble nouer l'éthique et l'anthropologie en apportant une réponse en acte aux significations de l'existence humaine.

6) Raisons philosophiques et existentielles

Les significations de l'existence humaine que l'alpinisme semble nous dire sont complexes et, dans leur stratification, elles sont paradoxales et étonnantes. a) Elles sont d'abord celles d'un « devenir davantage » ou d'un « débordement nécessaire par delà toutes les limites » pour utiliser les formules de Nietzsche : celle du dépassement de soi et de la démesure qui constitue le fond de l'époque contemporaine. b) Elles sont ensuite celles de la construction, du développement et de l'épanouissement de soi (cf. Rébuffat ou Destivelle par exemple) telles que l'Humanisme de la Renaissance et des Lumières nous les ont léguées. c) Elles sont enfin celles de la limite dans l'épreuve, celles de l'initiation qui permettent un accomplissement et une sagesse c'est-à-dire la claire conscience de sa place et de sa propre mesure (cf. Bonatti par exemple) telle que l'Antiquité l'a pensée et nous l'a transmise. C'est la capacité que possède l'alpinisme de maintenir ensemble ces trois couches de signification en leur profondeur spirituelle et historique qui fait sa valeur philosophique et son importance patrimoniale.

7) Raisons esthétiques et artistiques

Cette valeur et cette importance ne sauraient être entières, si elles ne passaient par l'expérience du sentiment : le sentiment esthétique de la montagne apparaissant tour à tour comme effrayante, belle, sublime, etc. ; le sentiment artistique pour des œuvres qui représentent la montagne ainsi que les hommes la gravissant. L'alpinisme est de ce point de vue un phénomène esthétique et artistique : les récits de montagne ou d'ascensions qu'ils soient documentaires ou de fiction (Stephen, Whymper, Hillary, Rébuffat, Frison-Roche, Hohl, etc.), les peintures de montagne (Gabriel Loppé, Gustave Doré, Ferdinand Hodler, etc.), les photographies et les films (les Bisson, les Tairraz, Vittorio Sella, Emile Gos, Marcel Ichac, Leni Riefenstahl, Akira Kurosawa, etc.) ne sont pas seulement des représentations de l'alpinisme ; ils le constituent et ils en accomplissent la portée multiculturelle et universelle dans l'ordre symbolique et spirituel.

Rennes, le 27 août 2017
Pierre-Henry Frangne

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