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Pierre-Henry Frangne et André Hélard : Tintoret sous le regard de John Ruskin

Texte mis en ligne le 18 janvier 2020.

© :Pierre-Henry Frangne et André Hélard.

Le texte que l'on va lire est le fruit d'un long processus qui s'enracine dans la publication en 2018 de l'ouvrage Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne publié aux éditions Marsilio< de Venise en italien, en anglais et en français. La version française est co-éditée et diffusée par les Presses universitaires de Rennes. L'ouvrage, conçu et réalisé par Emma Sdegno de l'université C'a Foscari de Venise et par André Hélard, est la première édition de tous les textes que l'auteur victorien a consacré au peintre de la Renaissance. Emma Sdegno en a écrit la vaste introduction tandis qu'André Hélard a effectué la traduction en français à la fois de l'introduction et de tous les textes de Ruskin. L'ouvrage a donné naissance à plusieurs conférences, l'une faite aux Rendez-vous de l'histoire de Blois en octobre 2019 par Emma Sdegno, André Hélard et Pierre-Henry Frangne (université de Rennes), les autres faites par André Hélard et Pierre-Henry Frangne à la Scuola Grande di San Rocco de Venise en septembre 2018, à Rennes puis à Nantes fin 2019 et début 2020 à l'occasion du bicentenaire de la naissance de John Ruskin (1819) et du cinq-centième anniversaire de la naissance du Tintoret (1519). L'étude ci-dessous sort de ces conférences.

Sur le livre Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, voir une recension par Pierre Campion sur ce site.


Tintoret sous le regard de John Ruskin

Pour Emma Sdegno.

I. Ruskin 1843-1845

John Ruskin était né en 1819, comme la reine Victoria, et il mourut en 1900, un an avant elle. À sa mort, au tournant du siècle, beaucoup le considéraient comme un écrivain et un penseur de première importance, et vraiment l'égal des plus grands. Quand il mourut en 1900, un jeune journaliste nommé Marcel Proust écrivit dans la Chronique des arts et de la curiosité : « Ruskin est mort ; Nietzsche est fou ; Tolstoï et Ibsen semblent au terme de leur carrière ; l'Europe perd l'un après l'autre ses grands directeurs de conscience. […] Ruskin fut son professeur de goût, son initiateur à la beauté. »

De l'importance et de la dimension, ou plutôt des multiples dimensions d'une œuvre aussi immense que polymorphe, personne n'a sans doute mieux donné l'idée que Frederic Harrison (John Ruskin, 1900, trad. Mercure de France, 1909, p. 9), un de ses anciens étudiants à Oxford, et un de ses premiers biographes : « Pendant cinquante ans Ruskin ne cessa d'écrire, de discourir, de parler à propos des montagnes, des rivières et des lacs, des cathédrales et des paysages, de la géologie, des minéraux, de l'architecture, de la peinture, de la sculpture, de la musique, du dessin, de l'économie politique, de l'éducation, de la poésie, de la littérature, de l'histoire, de la mythologie, du socialisme, de la théologie et de la morale. »

De cette activité aussi incessante que polymorphe sortirent, après sa mort en 1900, les 39 volumes des Works of John Ruskin, rassemblant entre 1903 et 1912 la quasi-totalité de l'œuvre. De Modern Painters 1 à son œuvre ultime, Praeterita, son autobiographie, en passant par Les 7 Lampes de l'Architecture, les Pierres de Venise, Unto this Last qui influença profondément le jeune Gandhi, et Sésame et les Lys ou la Bible d'Amiens que traduisait le jeune Marcel Proust, qui en fut encore plus profondément influencé.

Modern Painters, qui deviendra bientôt Modern Painters 1, au fur et à mesure que paraîtront, de 1846 à 1860 les volumes 2, 3, 4 et 5, paraît en 1843 avec un sous-titre qui est tout un programme : « Les Peintres Modernes : leur supériorité sur les maîtres anciens dans l'art de peindre les paysages, démontrée par des exemples de vérité, de beauté et d'intelligence tirés des œuvres des artistes modernes, en particulier celles de Turner. »

La sensation produite par ce livre d'un inconnu n'a été mieux exprimée par personne que par Charlotte Brontë : « Je n'avais, écrit l'auteure de Jane Eyre, que mon instinct pour guider mon jugement à propos de l'art ; j'ai aujourd'hui l'impression que jusqu'ici je marchais comme une aveugle — c'est comme si ce livre me donnait des yeux. » (cité in Modern Painters 1, W III, p. xxxix)

Mais le 14 août 1844, Ruskin va au Louvre où il tombe en extase devant Giovanni Bellini, le Titien et Véronèse. Et voici que le Louvre lui révèle, écrit-il, « que ce qu'il j'avais si ardemment étudié pendant dix ans n'était qu'un petit coin du monde de l'Art, que de très grands peintres avaient vécu avant Turner, et que le promoteur d'un nouvel Évangile de l'Art devait connaître quelque chose de l'histoire de l'art » (F. Harrison, op. cit. p. 70). Vient de se dévoiler à lui, selon ses propres termes, « l'Art des hommes dans toute sa grandeur » (Evans and Whitehouse (éd.), The Diaries of John Ruskin, 3 vol., 1956-1959, pp. 310-311). Ruskin passe alors l'automne et l'hiver suivants (1844-45) « dans un cyclone de nouvelles connaissances », se documentant fiévreusement sur l'histoire du Moyen Âge et de l'art chrétien et sur le Quattrocento italien. Au fur et à mesure qu'il dévore des livres pendant l'hiver 1844-1845, deux évidences s'imposent à lui : la première est que, lors de son voyage de 1840-41 en Italie, il avait vraiment été « un jeune blanc-bec aussi aveugle qu'une taupe », et la seconde qu'il est tout à fait « impensable de continuer Modern Painters sans aller à Florence et à Venise voir certains tableaux » (Praeterita, W, XXXV, p. 340).

C'est ce séjour à Venise qu'il évoque ainsi, toujours dans Praeterita :

« C'est seulement « pour l'amour » de Harding que j'allai à Venise cette année-là ; et pendant notre première semaine, aucun de nous deux ne pensa à autre chose qu'au marché et aux bateaux de pêche, aux effets de lumière sur la cité et sur la mer ; jusqu'à ce jour ensoleillé où, parce que nous avions une heure à passer, il nous prit la fantaisie de regarder à l'intérieur de la Scuola di San Rocco. Jusqu'à présent, quand il m'arrive de me perdre en conjectures sur qu'aurait pu être ma vie, je ne me suis jamais vraiment félicité que cela fût bel et bien arrivé. Et même, très sincèrement, je me serais imposé ce jour-là de rester hors de la Scuola di San Rocco, si j'avais su ce qui allait advenir après que j'eusse frappé à la porte. » (W, XXXV, p. 371).


La salle supérieure de la Scuola Grande di San Rocco

La Scuola Grande di San Rocco lui apparaît comme « la Chapelle Sixtine de Tintoret » et quand ils arrivent devant la Crucifixion : « Je compris, écrit Ruskin, qu'un nouveau monde venait de s'ouvrir à moi, que j'avais contemplé ce jour-là l'Art de l'Homme dans la plénitude de sa grandeur pour la première fois. »

Dans l'opposition entre Anciens et Modernes telle qu'il l'avait instruite dans Modern Painters 1, la découverte de Tintoret qui lui apparaît comme « un peintre venu d'une autre planète, située à des millions de miles, et non un peintre terrestre ordinaire ». Comme il l'écrit à son père :

« Tous mes plans ont été mis sens dessus dessous par cette canaille de Tintoret — il m'a ouvert sur l'art des perspectives totalement nouvelles et a changé ma façon de voir sur de nombreux points — ; ou du moins l'a rendue plus profonde. Je vais désormais travailler autrement, avec une autre méthode. Je ne me lasse pas de lui, et plus je le regarde, plus je le trouve stupéfiant. » (10 octobre 1845, Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Marsilio/ PUR, 2018, p. 161. Tous les textes de Ruskin sur Tintoret sont extraits de cette édition).

De ces plans « mis sens dessus dessous » et de ces « perpectives totalement nouvelles sur l'art » va sortir Modern Painters 2, qui nous découvre< un autre caractère essentiel de toute l'œuvre à venir de Ruskin. Non seulement elle est capable de « donner des yeux » à ses lecteurs et lectrices. Mais elle doit également sa force et son pouvoir d'entraînement, à son caractère de perpétuel work in progress. Il ne va, en effet, jamais cesser, certains disent de se contredire, il semble plus juste de dire de corriger, de renouveler sa propre vision en l'étendant et en l'approfondissant en une remise en question permanente, au fur et à mesure que ses connaissances — par les livres — mais aussi et surtout son expérience pratique et concrète — sur le terrain l'y amènent.

Cela se vérifie (et commence !) de façon éclatante avec ces Modern Painters 2 où dès 1846 Ruskin ose remettre en question le postulat sur lequel reposait Modern Painters 1 et, pour ainsi dire, remettre en jeu le prestige et le statut qu'il s'est acquis avec Modern Painters 1, la supériorité des peintres « modernes » sur les « maîtres anciens » : avec Modern Painters 2, il ouvre à ses lecteurs, à peine remis du choc de Modern Painters 1, un nouveau champ, un nouveau monde de connaissances et de « vision », dans lequel il les entraîne avec la même force de conviction et le même enthousiasme, le monde de ces « maîtres anciens », à une époque où ceux-ci étaient encore à peu près inconnus.

II. Le regard de Ruskin sur Tintoret

Pour commencer la présentation du regard critique que Ruskin pose sur le Tintoret, il faut rappeler ce que disait le grand historien d'art français Daniel Arasse (qui s'y entendait en art de la Renaissance italienne) au sujet des différents temps que suppose et superpose toute œuvre d'art. Et si nous évoquons Arasse, c'est parce que, comme Tintoret en son temps, comme Ruskin à sa manière, il a toujours revendiqué une pratique libre du regard refusant « ce sérieux historique qui ressemble de plus en plus au politiquement correct et qui voudrait nous empêcher de penser qu'il n'y a jamais eu de peintre incorrects. » (On n'y voit rien, Folio, 2003, p. 26). Les différents temps dont parle Arasse< impliquent que l'anachronisme n'est pas seulement une faute que l'historien doit éviter mais qu'il est aussi, quand il est bien repéré et maîtrisé, « constitutif de la relation de l'historien à son objet » (Histoires de peintures, Denoël, 2004, p. 149). L'anachronisme de notre regard mélange trois temps.

1) Le temps contemporain par lequel une œuvre est là devant nous et qu'elle agit au présent, en acte, dans l'actualité d'une expérience vivante qui est celle de la peinture du Tintoret si frappante, si « interpellante », si subjective comme le disait Sartre :

« […] Si les dimensions du tableau ne sont plus absolues, alors elles sont relatives à leur position par rapport à un témoin qui est moi. Le Tintoret a inventé les spectateurs de tableau. […] On dit que c'est de la peinture subjective. Mais je pense que le but du Tintoret fut de retrouver le subjectivisme du peintre ou du spectateur. Il voulait retrouver l'espace tel qu'il est vécu pour nous avec ses distances infranchissables, ses dangers, ses fatigues, pensant que c'était la réalité absolue de l'espace et c'est ce qui l'a fait trouver malgré lui la subjectivité. A partir de là, il s'en soucie profondément. C'est toujours par rapport à nous qu'il construit ses tableaux. » (La Reine Albemarle ou le dernier touriste, Gallimard, 1991, p. 171).

2) Le second temps est celui de la production de l'œuvre même en son siècle, le XVIe siècle, celui de Giorgio Vasari l'exact contemporain du Tintoret et qui disait (Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1568, seconde édition, livre 8) qu'il était « un être extravagant, capricieux, prompt et résolu… : il a même outrepassé l'extravagance avec ses inventions nouvelles et bizarres et les étranges fantaisies de son esprit qu'il a réalisées au hasard et sans dessin, comme s'il voulait montrer le peu de sérieux de la peinture. Il a fait parfois passer pour des œuvres achevées de simples esquisses, si peu dégrossies qu'on y voit les coup de pinceau lancés de chic et dans le fièvre, plutôt qu'avec la logique du dessin… il a ainsi réussi à obtenir la plupart des commandes de peinture de Venise, et il continue. » (Actes Sud, t. 2, 2004, p. 368).

3) Et puis il y a le troisième temps, le plus fascinant « le plus insinuant, subreptice et peut-être même le plus subversif », le plus stratifié et compliqué parce qu'il se tient entre les deux premiers, entre le XXIe et le XVIe siècles : le temps mental, culturel et interprétatif par lequel notre regard contemporain hérite des regards qui se sont succédé et dont il est (peut-être inconsciemment) porteur. Quand nous voyons un tableau ou une fresque pour la première fois, « ce n'est pas en fait la première fois ». Cela veut dire que notre regard est informé par tous les regards qui se sont déposés sur l'œuvre. Ce que dit principalement l'ouvrage Le Tintoret sous le regard de Ruskin, c'est cela : notre regard a été éduqué par celui de Ruskin ; nous voyons le Tintoret à travers lui, par sa médiation, ou son intermédiaire, par son éducation.

Une telle affirmation est forte ; et elle est précieuse parce qu'elle est étonnante et problématique. Est-ce qu'elle veut dire que le regard de Ruskin fait écran entre le Tintoret et le nôtre ? Est-ce qu'il faudrait nous passer (se libérer) de ce filtre ou de ce prisme déviant la lumière initiale pour voir vraiment Tintoret avec nos yeux propres ? Ruskin est-il « une sorte de filtre solaire qui nous protégerait de l'éclat de l'œuvre et préserverait les habitudes acquises » (Arasse, On n'y voit rien, p. 12) ? Non ; et bien au contraire ! Car Ruskin est celui qui redécouvre le Tintoret à une époque où comme il le dit dans Praeterita son autobiographie « Tintoret était quasiment invisible (unseen), Véronèse incompris, et l'on ne prononçait même pas le nom de Carpaccio » (W, XXXV, p. 156). Ce faisant, Ruskin construit et institue notre regard ; il ressaisit d'ailleurs pour la modernité celui de Vasari et, dans une sorte de grand paradoxe, il nous laisse libre de voir comme nous l'entendons. Comment expliquer ce paradoxe d'un regard artistique à la fois construit et émancipé ? Pour répondre, il faut lire Ruskin lui-même et retourner vers lui, sur lui, ce paradoxe qu'il repère pour lui-même.

Ruskin se pense comme un optical thinker, un penseur non de visions mais de vues qui livrent la réalité telle qu'en elle-même, purement, immédiatement, sans médiation. Le paradoxe est que, pour Ruskin (on le verrait aussi chez certains philosophes du XIXe, l'immédiateté de ce qu'il appelle « l'œil innocent », désencombré des conventions, des canons, de l'académisme, l'immédiateté donc ne se donne jamais immédiatement : ce qui se donne immédiatement ce sont toujours, d'abord et au contraire, nos conventions transmises, nos intérêts pratiques, non habitudes et nos préjugés sociaux hérités. L'idée de Ruskin, c'est que le regard artistique et esthétique de façon privilégiée nous libère de ces écrans parce que l'artiste a une vue désintéressée de la réalité, une vue libre, « détachée » comme dit Bergson vers les années 1890, de nos usages et du « voile épais » de toutes nos opinions. Et c'est dans et par l'œuvre de Turner que Ruskin, dès l'enfance presque, acquiert cette certitude. Turner selon Ruskin voit la réalité naturelle immédiatement, dans une transparence qui est celle de la vérité. Et Ruskin veut voir la réalité naturelle de la montagne et la réalité culturelle de Venise dans cette même transparence, sans jugement ou grille de lecture préalable, avec la liberté qui est celle de Turner et qui est celle, notons-le, de Tintoret lui-même et de tout homme cultivé qui veut faire de la culture non une tradition aveugle mais un instrument critique, imaginatif, subversif, d'émancipation. Emma Sdegno l'a montré dans son introduction.

Ruskin est ainsi celui qui veut faire du voyage dans les Alpes et dans les pays européens à l'époque du tourisme naissant, qui veut faire du dessin, du daguerréotype, de la science (géographie, géologie, météorologie, etc.), de la religion, de l'écriture et de la littérature enfin, les instruments polymorphes, mouvants d'une œuvre immense, proliférante qui subvertit tout ce qui pourrait apparaître comme un cadre contraignant, prédéterminé et fixe : des instruments d'étonnement et de dépaysement. De Modern Painters, Tim Hilton a dit : « C'est de la philosophie et de l'esthétique, et beaucoup plus que cela. C'est de la poésie. C'est de la prose. C'est un traité. C'est un grand pamphlet. C'est une défense ou plutôt un règlement de comptes. C'est un sermon. C'est de la critique d'art, de l'histoire de l'art, un commentaire d'expositions récentes, une introduction à certaines collections. C'est une méditation sur le paysage, et un exercice pour apprendre comment les yeux doivent regarder la nature. » (Tim Hilton, John Ruskin, The Early Years, Yale University Press, 1985, traduit et cité par André Hélard, John Ruskin et les cathédrales de la terre, Chamonix, Éditions Guérin, 2005, p. 103.)

Apprendre comment les yeux doivent regarder la nature, l'architecture et la peinture : telle est la vocation des textes de Ruskin sur l'art et sur Tintoret en particulier, parce que l'art quand il est grand (et il est grand voire grandiose chez Tintoret nous apprend lui-même à voir toute la réalité de façon véridique dans un vaste, continuel, débordant et imprévisible dévoilement. On pourrait le dire de façon un peu provocante : la peinture du Tintoret comme « la nature ne se laisse pas encadrer ».

 

Le principal intérêt alors de Tintoret sous le regard de Ruskin est de fournir au lecteur français, non seulement un guide pour l'aider à voir et à comprendre les Tintoret de l'église de San Cassiano, du palais des Doges ou de la Scuola di San Rocco, non seulement un guide pour pénétrer une œuvre qui est sans aucun doute l'une des plus attachées à Venise même (Tintoret le « séquestré de Venise », « la liaison passionnelle d'un homme et d'une ville », « la ville et son peintre n'ont qu'un seul et même visage » dit Sartre), mais au-delà, un monument peu connu du grand genre littéraire de la critique d'art.

Ce grand genre moderne et hybride (mélange de description, d'interprétation et d'évaluation) a été inventé par Diderot au milieu du XVIIIe siècle. Il s'est développé aux XIXe et XXe siècles au point que tout écrivain se fasse aussi immanquablement critique. Dans son absence de règles prédéterminées, dans sa subjectivité, la critique d'art est le lieu de confrontation des arts de l'image et de la littérature, le lieu de dialogue entre une œuvre singulière et un auteur, le lieu d'une création redoublée permettant une réflexion des arts sur eux-mêmes à l'époque démocratique de la constitution du public et du goût. Après Diderot, Baudelaire en est le second monument ; et, pour le XXe siècle, on pourrait citer aussi Claudel ou Sartre. Tintoret sous le regard de Ruskin permet de mettre l'écrivain anglais à une place éminente dans ce vaste mouvement européen puis mondial d'émergence d'une littérature critique dont Baudelaire disait ironiquement en 1846 : « j'espère que les philosophes comprendront ce que je vais dire : pour être juste, c'est-à-dire pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faire à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. »

 

Il est temps de faire entendre la voix même de John Ruskin en repérant les opérations et les propriétés principales de sa critique d'art. Pour la culture française, elles se regroupent sous trois modèles : le modèle diderotien (les Salons de 1759, 1761, 1765 surtout) se déployant sous la plus extrême liberté ; le modèle baudelairien faisant appel à l'imagination cette « reine des facultés » comme il dit (Salon de 1859) ; le modèle claudélien, celui qui s'élabore dans L'Œil écoute où la présence du sacré côtoie celle du quotidien et du prosaïque.

Ce que Ruskin écrit ici à propos de Tintoret et Turner en tant que peintres vaut aussi parfaitement pour lui en tant que spectateur de leurs œuvres et que critique d'art. C'est toujours lui-même que le critique d'art retrouve chez le peintre qu'il critique. Toute critique d'art est donc une auto-critique, c'est-à-dire un autoportrait.

Il faut repérer sept propriétés fondamentales que nous illustrons à chaque fois par un ou deux textes de Ruskin : 1) un discours libre eu égard aux règles, aux canons, aux traditions, 2) un discours qui donne principalement à voir, 3) qui exprime vivement ses jugements et ses sentiments, 4) qui imagine et recrée l'œuvre, 5) qui y déambule comme dans un paysage, 6) qui interprète l'œuvre et lui confère une haute signification, 7) un discours qui fait de l'œuvre d'art le véhicule d'une beauté moderne : non la beauté classique, parfaite et harmonieuse, objet d'une contemplation intellectuelle et sereine, mais une beauté véhémente, corporelle, fatiguée, inquiète mais vivante dans son mouvement et son inachèvement mêmes.

1) La première caractéristique de la critique d'art ruskinienne — et qui la rattache à son modèle diderotien — est la liberté par rapport aux normes héritées, l'imprévisibilité de son cours et son ton que les Italiens appelleraient (d'un terme intraduisible en français) de sprezzatura (la nonchalance et le naturel comme l'effet paradoxal et le but de l'art). « Plus j'étudie ce maître, et plus je sens une étrange ressemblance avec Turner, en ceci que nous ne savons jamais quel sujet va éveiller son inspiration » (Élisée au ruisseau de Chérith, Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Scuola Grande di San Rocco, p. 136).

2) L'opération principale de la critique d'art est la description. Son but : faire voir et procéder au premier chef à ce que la tradition grecque nomme l'ekphrasis.


Saint Roch au Campo d'Armata

« Rien d'autre qu'un furieux groupe de chevaux et de guerriers dans la plus magnifique confusion de chutes et d'envols qui fut jamais peinte par un homme. Ils semblent chacun à sa façon emportés comme par une tornade ; et il doit bien y avoir une tornade, ou un orage derrière eux, car derrière la figure centrale, un arbre immense est arraché et projeté dans les airs comme si ce n'était qu'une lance brisée. Deux des chevaux se rencontrent au milieu, comme dans un tournoi ; mais c'est dans la peur ou l'affolement, et non en adversaires ; sur le cheval de droite, un porte-étendard se penche comme pour se protéger d'un ennemi derrière lui, sa lance posée à plat en travers de son arçon, et son drapeau flottant derrière lui dans sa fuite, comme la voile d'un bateau se détachant du mât ; le cavalier du milieu, qui reçoit le choc de l'ouragan, ou de l'ennemi, est, par quoi que ce soit, projeté de sa selle comme la pierre l'est d'une fronde ; et cette figure, avec derrière elle l'arbre brisé, est la plus noble partie du tableau. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Saint Roch au Campo d'Armata, Église de San Rocco, p. 95.)

Ou à propos du Jugement dernier, à la Madonna dell'Orto

« Tels des chauves-souris, sortant des grottes, des cavernes et des ombres de la terre, les os se rassemblent et les tas de terre se soulèvent, cliquetant et s'agrégeant en anatomies à moitié pétries, qui rampent, et tressautent, et luttent pour s'extirper de broussailles putrides, l'argile encore collée à leurs cheveux coagulés, et leurs yeux lourds encore scellés des ténèbres de la terre, comme ceux de l'aveugle qui alla jadis à la Piscine de Siloé ; secouant et rejetant l'un après l'autre les rêves de leur prison, entendant à peine le fracas des trompettes des armées de Dieu, et encore plus aveuglés, au moment où ils se réveillent, par la blanche lumière du nouveau Ciel, avant que le grand tourbillon des quatre vents ne transporte leurs corps jusqu'au siège du jugement : le Firmament en est tout plein, une vraie poussière d'âmes humaines qui dérivent et flottent dans l'interminable, l'inévitable lumière ; les nuages éclatants en sont assombris comme par une épaisse neige, par le flux d'une vie à l'état d'atomes circulant dans les artères du ciel, puis qui lentement montent, toujours plus haut, jusqu'à ce que l'œil et la pensée ne puissent aller plus loin, transportés, sans ailes, par leur foi intime et par les invisibles pouvoirs d'un ange, et maintenant jetés dans d'innombrables dérives d'horreur avant le prononcé de leur condamnation. » (Le jugement dernier, Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Église de Santa Maria Dell' Orto, p. 88.)

3) La véhémence et la subjectivité des jugements et de l'expression des affections (des affetti comme aurait dit Monteverdi) soit positives (enthousiasme et admiration), soit négatives (indignation).

- Admiration

« J'ai été pris aujourd'hui dans une tornade de peinture qui a bien failli m'engloutir. Je ne m'étais jamais senti aussi totalement écrasé devant un esprit humain que je l'ai été aujourd'hui, devant le Tintoret. Il m'a mis complètement sens dessus dessous, à tel point que finalement je n'ai rien pu faire d'autre que m'étendre sur un banc et en rire. » Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Lettre à son père, 23 septembre 1845, p. 18.)

« Tintoret m'a montré comment peindre les feuilles — ma parole, il vous fait ses feuilles avec une sorte de rage. Je pense que vous aimeriez voir comment il fait un tronc en deux coups de pinceau, un pour le côté éclairé et un coup pour le côté sombre, toujours de haut en bas, et puis il s'attaque aux feuilles — jamais vent d'automne ne les a balayées au loin comme lui les fait arriver sur sa toile — et puis aussi sa paille dans L'Adoration des bergers, hénaurme, et cette chaise dans avec son assise en paille, sublime, et son stupéfiant âne de La Fuite en Égypte — quel âne — quel âne — dont les oreilles semblent encore entendre, depuis l'Égypte, le massacre des innocents qui continue en Palestine. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Lettre à son père du 25 septembre 1845, p.161.)

- Indignation

« Un des pires Tintoret, avec une apparence de lissé et de fini, mais peint de façon paresseuse, comme par une main fatiguée ou malade ; avec des tons sombres et lourds  ; et la plupart des figures d'une maladroite demi mesure, environ cinq pieds de haut, et vraiment inintéressantes. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, La Gloire de St Roch, Scuola Grande di San Rocco, p. 121.)

« Il y a, sur les côtés, quelque chose de raide et de forcé dans les draperies blanches, et l'ensemble présente un caractère général plus facile à sentir qu'à décrire ; mais qui, si j'avais été le médecin du peintre, m'aurait immédiatement incité à lui ordonner de fermer son atelier, et de partir faire un voyage. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Saint Roch devant le Pape, Scuola Grande di San Rocco, p. 92.)

4) La critique d'art est toujours de l'ordre de l'imagination, de la recréation littéraire car l'œuvre d'art nous ouvre un monde à explorer et nous invite à l'habiter comme le dit Paul Claudel à propos d'une œuvre de Vermeer : « Immédiatement nous sommes dedans, nous l'habitons. Nous sommes pris. Nous sommes contenus par elle. Nous en ressentons la forme sur nous comme un vêtement ». (Paul Claudel, L'Œil écoute, Gallimard, 1946, p. 20.)

« J'épuiserais la patience du lecteur, si je m'étendais sur tous les développements stupéfiants de l'imagination de Tintoret rien qu'à la Scuola di San Rocco. J'aimerais me joindre au recueillement de cette pause lors du voyage en Égypte, où les rameaux argentés des arbres ombreux enlacent de leurs lignes frémissantes les replis alternés d'un beau clair nuage […]; ou bien veiller sur le sommeil des disciples, parmi ces masses de feuillage qui pèsent si lourdement sur le cœur de la nuit au-dessous de l'ange de l'agonie qui descend, et qui s'agitent pleines d'effroi au-dessus des torches, alors que la troupe du traître émerge d'entre les oliviers ; ou encore attendre l'heure de l'accusation près du tribunal de Pilate, où l'on ne voit et l'on ne sent rien d'autre que l'unique figure de Jésus qui se tient là, tête baissée, pâle, tel un pilastre de lumière lunaire, à demi baigné dans la gloire de Dieu, à demi enveloppé dans la blancheur du suaire. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin<. Anthologie vénitienne, Scuola Grande di San Rocco, p. 142.)

5) Puisque l'œuvre est un monde, il faut voyager, déambuler en elle. Il faut faire d'elle un paysage et s'intéresser prioritairement au paysage qu'une peinture sacrée présente aux yeux.



Crucifixion de San Cassiano

« Cela semble avoir été peint davantage pour le plaisir de l'artiste que dans un laborieux souci de la composition ; l'horizon est si bas, que le spectateur doit s'imaginer couché de tout son long sur l'herbe, ou plutôt parmi les ronces et les touffes d'herbes folles dont est entièrement composé le premier plan. Parmi celles-ci, la tunique sans couture du Christ, tombée au pied de la croix ; les églantiers grimpants et les herbes folles jetés ici et là sur ses plis d'un incarnat riche mais pâle. […] En fait, toute l'intention du peintre semble avoir été de transformer le principal en accessoire, et l'accessoire en principal. Nous regardons d'abord l'herbe, et puis la robe écarlate ; et puis au fond le buisson des piques, et puis le ciel, et puis enfin la croix. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Crucifixion, Église de San Cassiano, p. 60.)

III. Traduire Ruskin aujourd'hui

« Il faut voyager, déambuler en elle. Il faut faire d'elle un paysage et s'intéresser prioritairement au paysage qu'une peinture sacrée présente aux yeux » : traduire Ruskin, c'est précisément s'efforcer de tenir compte de ce que son écriture obéit à une double dynamique : dynamique du regard, donc, mais aussi dynamique de la voix, inséparables l'une de l'autre.

1. Dynamique, ou énergie, du regard d'abord donc, comme nous venons de le voir avec cette Crucifixion. Ruskin, qui n'a pas pour rien été qualifié d'optical thinker, parcourt du regard un tableau du Tintoret exactement comme il le fait d'un paysage alpestre, comme le montre ce passage choisi entre mille autres possibles, pour la façon dont le regard y circule dans un espace qu'il analyse avant de le synthétiser, qu'il déconstruit tout en le reconstruisant. Exactement comme dans la Crucifixion de San Cassiano  :

« Tout voyageur regardant depuis Genève dans la lumière du matin, lorsque le Mont Blanc et les monts qui sont ses compagnons se découpent à contre-jour dans la lumière de l'aube, a forcément été frappé par la remarquable chaîne de pics déchiquetés qui bornent l'horizon au nord-est du Mont Blanc. En temps normal, ils semblent être une chaîne unique, mais si des nuages ou quelque brouillard viennent flotter au cœur de ce groupe, ils se divisent en deux chaînes, l'une plus basse et l'autre plus haute, comme sur la Fig. 1, Planche 29, où la ligne la plus haute et la plus lointaine est la véritable ligne de crête des Alpes, et où la ligne au-dessous, plus sombre, est composée des pics subalternes formant le côté sud de la vallée de Chamonix et connus d'ordinaire comme les « Aiguilles de Chamonix » (Modern Painters 4, W, VI, p. 201 ; John Ruskin, Écrits sur les Alpes, E. Sdegno et C. Reichler, éd. ; A. Hélard, trad. PUPS, 2013, p. 157).

2. Quant à la dynamique, ou énergie, de la voix, qui porte cette dynamique du regard, à laquelle le lecteur a dû être déjà sensible, Ruskin nous dit lui-même d'où elle lui vient :

« Il me faut aussi me faire le chroniqueur reconnaissant de tout ce que je dois pour ses leçons à ma mère dont l'énergie constante me donna des Écritures une pratique telle que chacun de leurs mots avec sa musique propre est devenu familier à mes oreilles. […]. Ce résultat, ma mère l'avait obtenu non point à coups de discours ou à force d'autorité, mais tout simplement en me faisant lire moi-même le livre d'un bout à l'autre. Dès que je fus capable de lire couramment, elle commença avec moi un travail sur la Bible, qui ne prit fin qu'à mon départ pour Oxford. Lisant les versets en alternance avec moi, elle veillait particulièrement à l'intonation de ma voix, la corrigeant tant qu'elle n'était pas juste, jusqu'à ce qu'elle m'eût fait comprendre avec ferveur le sens exact du verset, […] C'est à cela que je dois, la première éducation de mon oreille. » (Praeterita, W, XXXV, p. 40)

Cette voix est donc l'autre élément constitutif majeur de l'écriture ruskinienne, avec une façon de proférer, qui se situe quelque part entre la prédication et l'enseignement : cf. ce qu'il écrit sur le peintre et, justement, le prédicateur :

« Tout comme le prédicateur, dans ses sermons, doit exprimer et expliquer les divines vérités qui peuvent être dispensées par Dieu dans sa révélation, de même le peintre, dans ses compositions, doit exprimer et illustrer les leçons dispensées par Dieu dans sa création. Tous deux sont des commentateurs de l'infini qui ont l'un et l'autre pour devoir de dégager, à chacun de leurs discours, une vérité essentielle. » (Modern Painters 1, W, III, p. 156-157)

À cette double dynamique s'ajoute un rapport singulier entre l'écrit et l'oral : Ruskin, en effet, c'est des conférences très écrites, qui rassemblées en volume deviennent souvent ses livres, comme Sésame et les Lys ou Deucalion. Mais des livres qui gardent la marque profonde des conférences dont ils sont issus. Conférences très écrites, donc. Et en même temps livres très « parlés ».

Traduire Ruskin regardant le Tintoret, c'est donc chercher à épouser au plus près tous les mouvements de ce regard si impérieux, tels que les exprime cette voix si singulière ; ainsi que de cet alliage, lui-même si singulier, d'une écriture très orale et d'une oralité très écrite, du simple « coup d'œil », exprimé en quelques mots, tranchants et lapidaires, à ce que Sir Leslie Stephen, le père de Virginia Woolf, appelait avec une assez méchante ironie « des phrases de quatre cents mots », — et il y en a bien deux ou trois dans cette anthologie. Bref, donner à lire et à entendre, en français, un très grand écrivain, de la famille des écrivains critiques d'art, dans la lignée des Diderot, Baudelaire ou Claudel, et qui s'interroge sur le dérangeant génie du Tintoret, un bon siècle avant que Sartre, dans Situations IV, ne s'intéresse aux extravagances du « Séquestré de Venise ».

Pour cela, il faut toujours que la phrase « tombe » bien, tombe, au sens où l'on dit d'un vêtement bien coupé qu'il tombe bien. Et que, quels que soient les tours et détours que son « inspiration » fait faire à Ruskin, dont en effet « on ne sait jamais où elle va le mener », il retombe toujours fermement sur ses pieds.

3. Reste un aspect, tout différent, dont il faut ici dire un mot, tout en revenant justement aux textes eux-mêmes : ceux qui constituent ce volume sont pour nombre d'entre eux proposés en français pour la première fois. Seule une partie de l'Index vénitien sur quoi se terminent les Pierres de Venise (1852-55) a déjà été traduite. Une partie seulement, car Mme Mathilde Crémieux, cousine un peu lointaine de Proust et unique traductrice à ce jour des Pierres de Venise, fait preuve en 1906 d'un penchant très net (et assez propre à l'époque) à tailler dans le texte de Ruskin, sans jamais l'indiquer ni le justifier, ce qui se manifeste tantôt par la suppression d'un simple mot, d'une phrase ou d'un paragraphe entier, tantôt par la disparition pure et simple d'une entrée.

Traduire Ruskin, c'est donc aussi, et cela a même d'abord été rétablir le texte dans son intégralité. Quelques exemples :

- Disparition d'une phrase, pourtant parmi les plus belles (Annonciation, Scuola Grande di San Rocco). La traductrice de 1906 écrit : « Cet ange et le groupe de chérubins qui volent au-dessus de lui, forment une chaîne ondulée dont le pigeon (sic !) représentant le Saint Esprit domine le centre. » (Les Pierres de Venise, Librairie Renouard, éd. Laurens, p. 287) 

Là où Ruskin dit très précisément : « Cet ange et le groupe de petits chérubins qui volent au-dessus de lui forment une grande chaîne incurvée, dont la colombe représentant le Saint Esprit constitue le pivot. Les anges dans leur vol y semblent attachés comme sa traînée de feu l'est à une fusée ; tous paraissant être descendus avec la rapidité d'une étoile filante. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, p. 101)

Ou La Piscine de Bethesda (église San Rocco) où « le paralytique qui emporte son grabat » est devenu « l'estropié qui s'est mis au lit » (p. 283) ! et où a disparu la savoureuse notation (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, p. 92) : « Il jette le grabat sur son épaule comme un portefaix le ferait triomphalement d'une charge énorme. »

- Disparition d'un paragraphe entier :

Église San Moisé, Le Christ lavant les pieds des apôtres. Entrée réduite à 6 lignes (p. 279), et d'où disparaît ceci (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, p. 86-87) : « Tintoret ne perd jamais de vue le fait que ceux-ci étaient tous pauvres et qui plus est ignorants ; et alors qu'il ne peint jamais un sénateur ou un saint, une fois celui-ci dûment canonisé, que comme un gentleman, il prend bien soin de peindre les Apôtres, dans leur vie avec le Sauveur, de telle façon que le spectateur voie tout de suite, comme jadis les Pharisiens, que c'étaient des hommes sans instruction ni éducation ; et lorsqu'il les peint à l'intérieur, c'est toujours dans une pièce qui pourrait être habitée par les plus basses classes. »

Enfin quand il ne s'agit pas d'une coupe pure et simple dans le texte ruskinien, on a souvent une traduction « allégée », comme si Ruskin avait besoin d'être condensé et simplifié, ce dont Élisée nourrissant le peuple (Scuola Grande di San Rocco) donne un exemple frappant :

- La traduction de 1906 nous donne à lire ceci : « On peut réunir ce tableau et quelques autres sous le nom générique de “lie du Tintoret”. Peinture pénible, éteinte, étendue sur la toile par un homme fatigué de son métier et du travail qu'on lui demande. » (p. 307)

- Alors que le texte de Ruskin, bien plus expressif, traduit au plus près, dit très exactement ceci (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, p. 135) : « Pour la conception et la manière, cette peinture et la précédente, comme toutes celles mentionnées ci-dessus, peuvent être considérées comme “la lie de Tintoret” : ce sont des peintures fatiguées, mornes, qui semblent avoir été traînées jusque sur la toile dans l'état de détresse où peut sombrer un homme à la fois épuisé de labeur, et malade du travail qu'on lui a commandé. »

IV. Ruskin interprète de Tintoret

Reprenons notre parcours et présentons rapidement les deux derniers thèmes structurant le regard ruskinien sur Tintoret.

Toute critique est interprétation, dégagement de significations. L'interprétation de Ruskin est complexe mais se fonde sur une idée essentielle : Tintoret opère presque à chaque fois la collision et l'enchevêtrement de la présence sublime de la grandeur sacrée avec ce que le philosophe allemand Hegel appelle « la prose du monde », c'est-à-dire les mille détails de la réalité la plus ordinaire, la plus profane, la plus petite, la plus contingente, la plus humble et la plus humaine :


L'Annonciation de la Scuola Grande di San Rocco

« Aucun sujet n'a été plus fréquemment ou plus exquisément traité par les peintres religieux que celui de l'Annonciation ; même si, comme d'habitude, le type le plus parfait de son pur idéal a été donné par Angelico, et l'a été par celui-ci avec le plus radieux accomplissement sur un petit reliquaire dans la sacristie de Santa Maria Novella. L'arrière-plan, cependant, est purement décoratif ; en revanche, dans la fresque du corridor de Saint-Marc, les circonstances concomitantes sont d'une beauté exceptionnelle. La Vierge est assise dans une loggia ouverte, qui ressemble à celle de l'église florentine de L'Annunziata. Devant elle, une prairie à l'herbe bien grasse, couverte de marguerites. Derrière, par la porte au fond de la loggia, on voit une chambre avec une unique fenêtre fermée par une grille, et par laquelle tombe dans le silence un rayon de lumière semblable à une étoile. Tout est d'un sentiment exquis, mais sans invention ni imagination. Sévère serait le choc et pénible le contraste, si nous passions en un instant de cette vision de pureté à la violence de pensée de Tintoret. Car ce n'est pas dans l'humble accueil du messager en adoration mais dans l'effroi causé par son irruption dans le battement de ses ailes horizontales, que nous voyons la Vierge, assise non dans le calme d'une loggia, ni près du vert pâturage de l'âme restaurée[1], mais sans maison, avec pour tout abri le vestibule d'un palais en ruine et abandonné, et avec dans les oreilles le bruit de la hache et du marteau, et le tumulte qui enveloppe la désolation d'une cité. Le premier mouvement du spectateur révolté est de se détourner de l'objet central de la peinture, imposé en un premier plan grossier et déplaisant, un pan de mur en briques écroulé, dont le plâtre moisi s'écaille, et dont les joints de mortier se défont ; et s'il regarde de plus près ce pan de mur, et à son pied des outils de charpentier, peut-être ne verra-t-il, dans l'un et l'autre, que l'étude d'un décor que Tintoret ne pouvait que trop facilement trouver dans les ruines de sa Venise, et qu'il a choisi pour donner une explication sommaire de la vocation et de la condition de l'époux de Marie. Mais sa signification va plus loin que cela. Si l'on regarde la composition de la peinture, on s'apercevra que toute sa symétrie repose sur une étroite ligne de lumière, l'arête d'une équerre de charpentier, qui relie ces outils inutilisés à quelque chose qui est au sommet du mur de briques, une pierre blanche, à quatre angles, la pierre angulaire de ce vieil édifice, la base de sa colonne portante. Ce qui suffit, je suppose, à expliquer le caractère typique de tout cela. La maison en ruine est la dispensation[2] du judaïsme ; ce qui obscurément est en train d'émerger dans ce ciel d'aurore représente celle du christianisme ; mais la pierre angulaire du vieil édifice demeure, même si les outils du bâtisseur sont abandonnés à côté d'elle, et la pierre que les bâtisseurs avaient rejetée est devenue la Pierre de l'Angle[3]. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, L'Annonciation, Scuola Grande di San Rocco, p. 101)


La Crucifixion de la Scuola Grande di San Rocco

« Tintoret, ici comme toujours, pénétrant jusqu'à la racine et au plus profond de son sujet, méprise toutes les apparences extérieures et physiques de la douleur, et cherche les moyens d'exprimer, non le supplice des nerfs et des tendons, mais la défaillance du Fils de Dieu, abandonné, avant le cri qu'il adresse à Son Père ; et se sentant totalement incapable d'exprimer cela par le visage, il a, d'une part, rempli sa peinture de toute une variété d'efforts musculaires si impétueux que le corps du Crucifié est, en comparaison, dans un parfait état de repos, et, d'autre part, il a situé le visage de celui-ci dans l'ombre la plus complète. Et l'Agonie est dite par ce fait, et par ce seul fait que, même s'il reste encore un gouffre de lumière à l'horizon montagneux où les ténèbres du tremblement de terre se referment sur le jour, l'ample auréole semblable à un soleil qui ceint la tête du Rédempteur est devenue livide, et couleur de cendres.

Mais cet immense peintre a senti qu'il y avait encore quelque chose à faire. Non seulement cette Agonie du Crucifié, mais aussi le tumulte du peuple, cette rage qui lui fait demander que Son sang retombe sur eux et sur leurs enfants. Non seulement la brutalité du soldat, l'apathie du centurion, ou quelque autre simple cause instrumentale de la Divine souffrance, mais aussi la furie de Son peuple, la clameur contre Lui de ceux pour qui Il mourait, c'est tout ce qu'il lui fallait mettre sous les yeux de qui pouvait comprendre, afin que l'effet de la peinture fût complet.

Cette rage, qu'il nous en souvienne, venait d'un orgueil déçu ; et la déception ne datait, pour l'essentiel, que du moment où, à peine cinq jours plus tôt, le Roi de Sion était venu, et avait été reçu avec des hosannah, monté sur une ânesse, suivie de son ânon. C'est donc vers ce moment qu'il était nécessaire d'orienter les pensées, car c'est là que se trouvaient à la fois la cause et le caractère de cette folie du peuple, ce qui l'excita, et ce qui témoigne contre elle. Dans l'ombre derrière la croix, un homme, monté sur un âne, se retourne pour regarder la multitude, tout en désignant de sa badine le Christ crucifié. Et l'âne mange les restes flétris des rameaux de palmier.

Avec ce coup de maître, je peux, je crois, en finir avec l'illustration du pouvoir particulier de l'imagination sur les sentiments du spectateur, en ce qu'elle élève à la dignité du sens les plus petites des circonstances accessoires. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, Crucifixion, Scuola Grande di San Rocco, p. 144-145.)

Une beauté moderne.

Ruskin fait du Tintoret le créateur d'une beauté moderne ou d'une beauté pour la modernité dont Baudelaire a dit qu'elle était le choc entre l'éternel et le transitoire. Cette modernité, Ruskin la voit dans la liberté et la subjectivité de l'œuvre du Tintoret comparable à celle de William Turner. Il la voit dans le fait que la peinture du Tintoret affiche sa propre picturalité (on y voit les coups de pinceau), qu'elle manifeste l'effort et la fatigue du peintre et qu'elle s'accomplit dans la vivacité du non finito et de l'esquisse. Le tableau n'est pas une cosa mentale comme le voulait Léonard de Vinci. Car le Tintoret peint de tout son corps :

« Je soupçonne cette peinture d'avoir été repeinte, tant sa couleur est lourde et morne ; un défaut qui, cependant, s'observe aussi dans beaucoup des petites peintures du plafond, et qui peut être le résultat naturel de la fatigue d'un esprit tel que celui de Tintoret. Un peintre qui, dans certaines de ses œuvres, jetait une énergie si intense, peut difficilement, dans d'autres œuvres, ne pas avoir été fatigué, et ce à un degré jamais éprouvé par les esprits plus tranquilles d'artistes moins puissants. » (Tintoret sous le regard de John Ruskin. Anthologie vénitienne, La Vision d'Ézéchiel, Scuola Grande di San Rocco, p. 134.)

« Tintoret n'était pas homme à s'en tenir, dans son travail, à un système préétabli ; et nous découvrons qu'il se souvient, exactement comme Turner, de chacun des effets déployés par la Nature même. » (ibidem, p. 114.)

« Elles sont toutes peintes, cependant, en fonction de leur situation dans l'obscurité, et, comparées à d'autres œuvres de Tintoret, elles ne sont pour la plupart que de vastes esquisses, conçues pour produire, dans un certain degré d'ombre, l'effet d'une peinture achevée. […] Car dans ce magnifique décor, nous avons de son toucher et de sa science de l'effet à la fois plus d'exemples, et de plus merveilleux, que tout ce dont des peintures achevées auraient pu faire étalage ; tandis que la nécessité d'indiquer beaucoup de choses par quelques touches maintient son esprit si totalement concentré sur son travail (la rapidité de l'exécution le préservant par ailleurs de la fatigue), qu'il n'est dans son œuvre aucun autre ensemble de peintures qui déploie une puissance aussi exaltée. » (ibidem, p. 98.)

Conclusion

Nous espérons avoir fait entendre la beauté de la voix de John Ruskin… Nous espérons aussi avoir bien fait comprendre l'importance de cette voix à plusieurs titres : a) pour Tintoret lui-même, b) pour le sens et la valeur que nous lui conférons aujourd'hui, c) pour la compréhension de la nature et des opérations de la critique d'art à l'époque contemporaine, d) pour l'intelligence enfin — dans le cadre de la culture française et européenne — de l'histoire de la peinture et de notre regard sur elle : un regard tout à la fois commun et vivant.

Pierre-Henry Frangne et André Hélard



[1] « Il restaure mon âme ; il me guide par le juste chemin pour l'amour de son nom » (Psaumes, 23, 1-2).

[2] Dans la théologie protestante, familière à Ruskin, la dispensation désigne l'administration divine tout au long d'une certaine période ; chaque dispensation est une ère instaurée par Dieu.

[3] « La pierre rejetée des bâtisseurs est devenue pierre angulaire » (Psaumes, 118, 22).

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