Entretien avec Clément Rosset.
Cet entretien entre Clément Rosset et Maryline Desbiolles a été publié primitivement dans la revue La République des Lettres (nº 2, avril 1994).
Nous remercions vivement Clément Rosset et Maryline Desbiolles de nous avoir autorisé à reprendre cet entretien sur ce site. En nous autorisant, Clément Rosset apporte cette précision : Ē Ce serait bien si vous pouviez indiquer qu'il s'agit de la transcription de propos pris sur le vif, qui n'expriment ce que je pense, ou plutôt pensais, que sous une forme excessive et assez caricaturale. Č
Bien qu'il n'ait pas à voir directement avec La Mètis, pour les interlocuteurs et pour l'esprit nous rattachons cet entretien à notre page de La Mètis.
Mis en ligne le 11 mars 2009.
© : Clément Rosset et Maryline
Desbiolles.
« Soyez heureux : tout va
mal »
Entretien de
Clément Rosset avec Maryline Desbiolles (1994)
Il n'est sans doute pas
inutile, dans ces moments où tant d'espoirs, d'idéologies, de pays, vont
à vau-l'eau, d'écouter et surtout de
lire un philosophe qui revient de quelques semaines passées au Brésil,
dont on sait les difficultés sociales et économiques, et où il a été particulièrement bien accueilli. Il y a proposé entre autres de changer la devise du
drapeau : « Force et Progrès » par « Soyez heureux : tout va mal ». Clément Rosset est un
philosophe pour le moins singulier dans un paysage où la confusion et la manie de l'amalgame rendent
la singularité dérangeante, la singularité et surtout la clairvoyance qui font
de sa pensée une pensée profondément tonique parce qu'elle ne connaît pas la
complaisance. Rosset publie son premier livre (Logique du pire) à
dix-neuf ans, alors qu'il est encore en
Khâgne. Il ne participe guère aux mondanités parisiennes mais vit à Nice où il enseigne. Il ne jargonne pas mais
écrit dans une langue belle et élégante et ne répugne pas à soumettre sa pensée à l'épreuve du réel. Il a tout pour plaire ou
pour agacer.
(La République des Lettres, avril 1994)
M. D. : En ces temps de doléances qui rendent
toute allégresse inconvenante, voire obscène, vous écrivez en 83 un livre provocateur,
dans ce contexte : La Force
majeure, autrement dit : la joie. Vous y
opposez la joie à toute forme
d'attente, à toute idéologie progressiste, à tout
espoir de progrès. Pourriez-vous expliciter cet apparent paradoxe ?
C. R. : Pour moi il
n'y a pas du tout de paradoxe et je considère comme une évidence que tout ce
qui ressemble à de l'espérance. à de l'attente est complètement opposé à la
possibilité de la vraie joie et constitue dans le plein sens du terme une
fausse joie condamnée à être contredite par l'expérience, par la mort, par la pensée
de l'éphémère ou du dérisoire. SÕil y a paradoxe, c'est plutôt celui de
l'espérance : elle donne de faux remèdes qui calment la douleur comme une
pastille qui rendrait votre gorge plus douce quand vous avez une angine mais ne
s'attaque pas au microbe de l'angine. L'espoir est une pastille adoucissante
alors que, si je peux me permettre, la joie est un antibiotique. La joie est
une perception lucide d'une vérité cruelle, elle s'oppose à toutes les raisons puisque
toutes les raisons parlent en défaveur de la joie ; elle est un don
gratuit, une grâce si vous voulez comme l'est une œuvre d'art, la musique de
Mozart…
M. D. : Mais de
quelle manière pouvons-nous envisager, par exemple, de nécessaires progrès
sociaux sans lÕespoir quÕils se réalisent ?
C. R. : Je voudrais
dire d'abord que je ne suis absolument pas l'ennemi du progrès et je suis très
loin de partager la moindre des angoisses de ceux qui trouvent que nous sommes
emportés par un progrès qui va nous broyer, briser notre identité. J'applaudis
au progrès, Seulement il y a une distinction fondamentale à faire. Il y a deux sortes de maux dans la boîte de
Pandore : ceux susceptibles d'élimination progressive ou d'amélioration,
notamment, sur le plan social, et ceux inhérents à l'existence ; je veux parler de la nature
mortelle, minuscule, dérisoire de toutes
choses qui sont promises à la mort et à l'oubli total. Des faits qui constituent le tragique de
l'existence et auxquels on ne peut remédier. J'ai tendance à penser que l'obsession de l'idée de guérison
des maux guérissables est quelquefois un phénomène qui consiste à occulter la présence des maux non
guérissables… Le hasard m'a fait entendre une vieille chanson chantée par
Maurice Chevalier. Cette chanson est très gaie mais donne une vision sardonique
quoique drôle et vraie des limites de l'entraide et du progressisme. Vous
savez, c'est : « Quand un vicomte rencontre un autre vicomte,
qu'est-ce qu'ils s'racontent ? Des histoires de
vicomte… » Et le refrain « Tout le monde se fout, se fout, se fout
des p'tites misères du voisin du dessous » m'a fait pouffer de rire el
j'ai immédiatement dit : « Voilà une chanson que l'on devrait
diffuser dans les hospices de Mère Theresa ! » Un peu de distance et
d'humour noir ! Je n'en tire pas argument pour m'élever contre l'entraide
mais j'y vois une illustration de ce qu'il y a de parfois un peu ambigu dans le
souci de faire du bien aux autres, qui cache souvent l'impossibilité de se
faire du bien à soi-même et de guérir ses
propres angoisses. Le dévouement est quelquefois le fait de personnes possédées
par une haine abyssale tant à l'égard d'elles-mêmes que des autres. Je suis
persuadé que si Mère Theresa pouvait faire sauter la planète, elle le ferait
tout de suite !
M. D. : Votre
philosophie est très incarnée, vous faites souvent référence au parler
populaire, aux petits événements…
C. R. : Effectivement
la réflexion passe pour moi par tous les niveaux de réalité. Ce que je fais est
une association entre une volonté de rigueur et une illustration très
chatoyante. J'ai été amené à essayer
de suivre une idée fixe tout à fait à la manière philosophique et en même temps
cette idée fixe trouve ses illustrations dans des coins de jardin
invraisemblables qui me viennent comme ça. Je ne sais pas pourquoi une phrase
d'Hegel me fait penser à un
passage de Tintin et Milou… Il m'arrive de faire référence à des événements
mais plutôt à des événements mineurs, à des faits divers. Il est évident que ce
qui se passe actuellement dans les dictatures de l'Est m'intéresse (j'en suis
d'ailleurs très surpris; j'avais le sentiment que l'église communiste était une
église durable qui devait durer autant que l'église chrétienne pour des siècles
et des siècles) mais la folie ou si vous voulez les grandes folies politiques
et les grandes oppressions collectives sont la mise en œuvre générale de
phénomènes dont vous saisissez la vérité en détail et au vif dans une folie
individuelle dont la lecture dÕun fait divers dans Nice-Matin peut vous
donner un exemple.
M. D. : Dans Le
Philosophe et les sortilèges, vous vous moquez des philosophes de ces
dernières années notamment français, entièrement occupés par la critique du
pouvoir que vous ne défendez pas vous-même par ailleurs puisque vous dites
qu'il est indéfendable car arbitraire par définition. Si vous ne défendez pas un pouvoir que vous ne critiquez pas non
plus, peut-on dire que le pouvoir est absent du champ de vos préoccupations
philosophiques ?
C. R. : Si je
critique la critique du pouvoir telle qu'elle est pratiquée par les philosophes
français, c'est parce qu'elle me paraît une critique illusoire qui se méprend
sur la nature du pouvoir et qui se méprend encore plus profondément en ce
qu'elle s'imagine que l'essentiel du malheur des hommes tient dans l'oppression
où le pouvoir les tient. Je vous avoue que je vois une naïveté infinie dans
l'idée qu'une suppression des forces répressives entraînerait une amélioration
automatique du sort des citoyens. C'est une idée démagogique que Foucault,
entre autres, a surabondamment exploitée ; elle m'a toujours fait penser à une réflexion du marin Pencroff dans L'Île mystérieuse de Jules
Verne : des colons sont naufragés et passent de longues années solitaires
dans une île sauvage. À un moment, un
des personnages fait remarquer : « Encore une chance qu'on ait la
santé ! » Et le marin Pencroff de répondre:
« Pourquoi serions-nous malades puisqu'il n'y a pas de
médecin ? » La première illusion tient dans ce sophisme
absurde : pas de médecin, pas de malade. La deuxième illusion est l'idée
qu'en supprimant l'oppression, on supprime tous les maux. Non seulement :
pas de médecin, pas de malade, mais aussi : pas de médecin, pas de
mort ; pas de flic, pas de vieillesse.
M. D. : La lecture de
vos livres est très tonique, jouissive, souvent très drôle. Votre pensée
détonne et fait grincer certaines dents. Vous sentez-vous en marge, vous
pensez-vous comme un provocateur ?
C. R. : Vous savez,
on n'est jamais sincère. Je sais très bien que je ne vous réponds pas tout à fait comme il faudrait,
mais si j'essaie de faire un petit effort de sincérité, je vous dirais que les
choses sont très complexes parce que d'un côté quand j'écris ces choses dites
provocantes, elles me sont inspirées d'abord par le sentiment qu'elles sont des
vérités. Cela dit, je suis obligé de vous confesser que, en les écrivant, en
polissant mes mots, je suis sensible au fait que ces vérités, bien que, au
fond, non paradoxales, non provocatrices, ne peuvent pas manquer d'avoir un
effet provocateur et en même temps comique et en même temps un peu insolent. Il
y a dans ma nature une tendance à l'insolence ; ce n'est pas un aspect fondamental, c'est un
petit piment. Il y a effectivement un moment où je me dis que, en plus, ça va
faire coincer quelque part pas mal de gens. Une partie de mon plaisir à écrire
procède de cette légère tendance à la vacherie. C'est aussi certainement une
partie importante du plaisir que prennent des lecteurs à mes livres et une
partie importante du certain déplaisir que prennent d'autres lecteurs.
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