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Françoise Sérandour : La Libellule

Compte rendu d'un atelier d'écriture
Cet atelier s'est tenu au cours d'un stage « Conte et peinture » à Kerhat-Quimper début août 1999. Il était animé par Françoise Sérandour, en collaboration avec Béatrice Giffo, illustratrice.
Avec Barbara (8 ans), Sophie (7 ans et demi), Guy (7 ans), Pierre (9 ans), Yves (10 ans), Guillaume (13 ans).

Ce texte collectif a été écrit par les enfants d'après Le Garçon qui inventa la libellule, récit zùni rapporté par Tony Hillermann (Rivages éd., 1991), adapté et conté par Françoise Sérandour.

Françoise Sérandour est l'auteur d'une thèse dont la première partie est publiée sur ce site. Cette thèse entend construire une problématique de la parole qui permette de traiter certains problèmes de l'agir pédagogique.

De Françoise Sérandour, à paraître prochainement : « Le conte comme transfiguration symbolique du quotidien », dans les Actes du Séminaire national de Recherche de Berder du 8 au 10 juin 2004, Les Territoires de la Parole, éd. Théâtre s en Bretagne, Saint-Brieuc.

© Françoise Sérandour.

Mis en ligne le 29 mai 2005.


La libellule

Venir au monde, c'est prendre la parole, transfigurer l'expérience en un univers de discours.

Georges Gusdorf[1]

La thèse d'une mise en œuvre d'une pratique pédagogique de médiation dans des lieux culturels et sociaux[2] — espaces clos et ouverts à la fois — s'est révélée crédible grâce aux conditions essentielles de l'oralité, à savoir l'écoute et les échanges de la parole. Elle présume bien évidemment la dimension de l'altérité. C'est ainsi qu'en août 1999, j'ai animé un atelier d'écriture dans le cadre d'un stage « Conte et Peinture », en collaboration avec Béatrice Giffo, illustratrice, diplômée de l'École des Arts décoratifs de Paris[3].

Installée à Quimper depuis quelques années, Béatrice Giffo avait ouvert un atelier de dessin et peinture à l'intention d'un public de petits et de grands, au milieu des champs et des arbres à la campagne. À la suite de son invitation à conter une légende amérindienne d'Amazonie « La fille du grand serpent et la nuit[4] » pour l'inauguration des travaux réalisés au sein de son atelier en juin 1999, nous avions alors eu l'idée et le désir d'associer nos capacités afin de travailler à une œuvre commune avec un petit groupe d'enfants, durant une semaine de l'été.

L'originalité de ce stage tient donc au jumelage de deux activités : peinture et écriture, en référence à un conte. Et, lors de nos concertations, nous avions rêvé toutes deux de conte et de peinture entremêlés, dont les complémentarités se nourriraient l'un l'autre. Nous avions aussi imaginé l'invention de mots expressifs et épars chantant et dansant sur la page, aux diverses formes et couleurs, illustrant la légende racontée dans des peintures faites par les enfants. L'idée suivante était de parvenir à l'élaboration d'une exposition des travaux réalisés à partir de la légende zùni « Le garçon qui inventa la libellule ».

De plus, la directrice de la bibliothèque Penhars à Quimper était intéressée par la conception pédagogique de cet atelier, basé sur la mutualisation[5]. Elle nous offrait l'opportunité d'une exposition des travaux réalisés à partir de la légende zùni (avec d'autres travaux également réalisés par des adultes sur ce thème en atelier de peinture).

Je voudrais présenter ici plus particulièrement trois aspects de cette expérience : l'adaptation orale du conte que j'ai proposée, l'écriture du texte par les enfants, la mutualisation notamment dans les interférences conte-peinture et peinture-écriture.

Et au cœur de ces questions, une hypothèse pouvait être ainsi formulée : dans ce temps donné d'oralité fondé comme espace collectif et symbolique — d'oralisation autour des mythes et contes —, chaque sujet ne pourrait-il pas trouver la possibilité de se construire soi-même, et son propre savoir, au contact de la parole de l'autre ? Les conditions mêmes de temps et de lieu n'étaient-elles pas là réunies pour que chacun (chaque enfant et chaque adulte) puisse tisser des liens et jouer un rôle dans le groupe dans une situation d'altérité ? Car il s'agissait là d'une situation d'entre-deux, entre conte et peinture, que nous pouvions appréhender de façon positive, de manière à créer un « univers de discours » en paroles, en dessins et écriture collective[6] ?

1 - Le conte oral : un espace symbolique

Le conte est dit dans un groupe, pour un groupe. Le conteur parle le groupe. Le conte est dit de groupe.

R. Kaës[7]

Rapporté par écrit par Tony Hillerman, dans un ouvrage illustré aux éditions Rivages[8], le mythe zùni « Le garçon qui inventa la libellule » relate une légende amérindienne qui avait pour fonction d'enseigner l'histoire mythologique et les valeurs morales très prégnantes du peuple zùni, ainsi que nous les connaissons aujourd'hui chez le peuple Hopi[9]. Cette histoire, transmise oralement (car les zùnis n'avaient pas de langage écrit), semble fondée sur une famine consécutive à la sécheresse qui sévit dans un village appelé Ha'wi-k'uh, au Nouveau-Mexique, aux environs de 1539-1540, avant l'arrivée des premiers explorateurs européens : « Cela se passait avant que les A'shivi ne viennent à s'appeler les Zùni… cela se passait bien avant que l'homme blanc n'apparaisse. » Ha'wi-k'uh a été fondée il y a environ sept cent ans, vers 1300, et a été abandonnée vers 1672. Ce peuple descend de la grande civilisation Anasazi (Nouveau-Mexique), et ce récit bien précis a été couché par écrit pour la première fois par Frank Hamilton Cushing, en 1883, alors missionné par le Bureau Américain d'Ethnologie au site actuel du Pueblo de Zùni.

1-1- Le récit zùni

La version de Tony Hillerman fait 90 pages de texte et contient six chapitres. Les épisodes relatent les divers événements qui s'échelonnent sur les périodes de la fin de l'été, le plein hiver et le retour du printemps.

Néanmoins, pour une plus grande compréhension par des enfants, j'avais choisi de restreindre mon récit à deux périodes (l'époque de la fin de l'été et la relation du drame de la famine au cours de l'hiver), afin de centrer particulièrement la dramatique sur les deux héros de l'histoire tout en mettant en évidence les personnages faisant partie intégrante de la dimension mythique du récit. (Par exemple, j'éliminais presque complètement pour cause de cohérence le personnage de l'oncle revenu en éclaireur au village avant le retour des habitants.)

Le premier épisode relate l'abondance des récoltes chez le peuple A'shiwi protégé par les Vierges du Maïs, mais aussi la désinvolture et l'inconséquence des habitants du village dans la dispersion et le gâchis des récoltes de maïs de l'été « dans une bataille gigantesque » les menant à la famine pendant la période de l'hiver.

Dans les deuxième et troisième épisodes qui se déroulent au cœur « des jours les plus sombres d'hiver », je déployais plus spécifiquement l'intrigue autour des deux personnages principaux, le frère et la petite sœur « qui ne cesse de pleurer », lorsqu'ils se retrouvent abandonnés par tous les habitants du village. C'est dans le monde clos de la maison zùni que le garçon crée « l'Insecte à quatre ailes », un esprit qui s'anime pour aller chercher du secours auprès de ses frères les Dieux du Lac sacré au canyon du Colorado.

Les personnages secondaires, très importants par rapport à la philosophie du peuple zùni, les deux Vierges du Maïs et la petite vieille délaissée, apparaissent au quatrième chapitre : elles viennent conforter et réconforter le grand frère dans son attitude de générosité envers sa petite sœur et de respect envers les Esprits issus de la mythologie zùni.

 

Je voudrais préciser mon travail d'adaptation de la version écrite par Hillerman, qui est elle-même une traduction de l'américain. Cela supposait de ma part un déchiffrage de certaines expressions et même de certaines explications par rapport au contexte et à la culture zùni, qui m'a conduit à changer ou à éliminer certains mots, expressions ou paragraphes.

Mais évidemment mes principales modifications consistèrent en la réduction du texte, étant donné qu'il n'était pas question de conter en plus de deux fois (sur deux journées et environ 35 minutes à chaque fois, pas plus !). Dans ces conditions déjà un peu tendues, les six enfants ont montré une grande capacité d'écoute — attentionnée et intentionnée —, car le dispositif de l'atelier était grandement favorable.

Cette réduction s'est faite tout particulièrement dans la construction de liaisons entre les épisodes, liaisons très courtes ou bien longues, lorsque j'avais décidé de couper des passages.

Cette réduction concerne, d'une part certains paragraphes (descriptions ou événements secondaires) à l'intérieur d'un chapitre et, d'autre part, trois chapitres entiers sur cinq — les trois derniers. J'en ai extrait un ou deux épisodes importants que j'ai adaptés pour faire comprendre la suite et la fin de l'histoire selon sa cohérence et sa vraisemblance. Ainsi, au chapitre 4, la visite des Vierges du Maïs aux enfants puis celle, très courte, de la vieille femme. Cependant il faut souligner le souci de rester au plus près du sens du texte, que l'intervenant connaît par la lecture du récit tout entier et par ses connaissances sur la civilisation zùni.

L'espace conte

L'espace conte (roseaux, tapis et objets) au temps du conte (écoute)

 

Assise sur un tapis avec les enfants et Béatrice, dans un espace symbolique constitué par l'agencement des « objets » rassemblés  dans le « coin conte », je contais donc le récit du mythe zùni que j'avais ainsi adapté pour une meilleure réception « coopérante[10] ». Installé et paré par nos soins (Béatrice et moi), l'espace du conte était aménagé de manière artistique : roseaux ramassés dans les champs, livres ouverts sur la civilisation amérindienne, et particulièrement zùni, sur des pupitres et la table de travail (l'histoire elle-même qui venait d'un pays lointain avait été située sur une carte). Et sur le tapis, devant moi, les épis de maïs de couleur et les bijoux de tribus amérindiennes rapportés lors de mes voyages au Québec étaient disposés sur un tissu de couleur bleu et jaune, à portée des yeux et des mains, comme le représente la photo prise ce jour-là. Nous avions remarqué que le soin apporté à cet aménagement de l'espace avec ses couleurs et ses formes se visualisait déjà comme un tableau, un tableau introductif à l'activité de l'atelier peinture. En outre, cet « espace symbolique » reconstitué introduisait les enfants du côté de ce lieu lointain de référence : la dimension symbolique du mythe pouvait maintenant s'y loger.

Il faut préciser que, déjà, dans diverses expériences de médiation narrative en bibliothèque et en terrain scolaire, la création d'un espace-temps s'était confirmée de manière essentielle et positive, de sorte que j'avais aisément convaincu ma partenaire de la nécessité de construire cet espace d'écoute et de partage autour de la parole, un espace collectif et symbolique, clos en même temps qu'ouvert dans notre atelier « conte-peinture ». Ainsi, le lieu de socialisation et d'échanges sur les arts de la peinture et du conte, mais aussi de transmission de savoir et de valeurs, était devenu pour le groupe un espace idéal, clos sur l'intériorité de l'individu, ouvert sur le monde et sur les autres. Nous étions alors en grande capacité d'écoute, les conditions d'espace, de temps et de disponibilité des participants à l'atelier étant réunies.

Cela se passait avant que les A'shivi, la Chair de la Chair, n'aient enfin découvert le Milieu du Monde au Nouveau Mexique, avant qu'ils n'aient atteint le terme de longue errance. Avant que les A'shivi ne viennent à s'appeler les zùni…

Cela se passait quand le peuple vivait encore dans la Vallée des Eaux Chaudes au sein de la bonne ville de pierre qu'ils nommaient Ha' wi-k'uh. Cela se passait bien avant que l'homme blanc n'apparaisse.

En ce temps-là, les A'shiwi avaient reçu des Êtres Bien-aimés abondance de bienfaits sous forme d'eau. La Vallée des Eaux Chaudes était riche en pluies. La boue courait au fond des arroyos et les A'shiwi la répartissaient sur les terres planes qui étaient les leurs pour semer les graines de toutes sortes de maïs…

Je centrais donc ma première partie sur la présentation de la situation et sur l'épisode de la création de « l'Être Tige de Maïs », en imaginant devant les yeux des enfants la construction de la petite cage par le garçon avec ma propre collecte des épis de maïs de couleur, puis celle de la « créature-qui-vole-grâce-à-des-ailes-doubles » (ainsi l'appelle la petite sœur), tout comme cela est relaté dans l'histoire. Je poursuivais alors la deuxième partie avec la rencontre de cet esprit avec les Dieux ; et en deuxième lieu, redonnant l'espérance d'une meilleure fin, je racontais la rencontre des enfants avec les personnages symboliques : les Vierges de Maïs et la petite vieille.

Ici, le récit de la création des « bâtons de prière » prit de l'importance grâce à la cueillette des roseaux et des plumes faite par Béatrice. Par ailleurs, nous verrons ensuite son prolongement dans l'atelier d'activités manuelles ; c'est ainsi qu'a contrario de l'atelier d'écriture où je dus mener le groupe dans l'aventure de l'écriture de manière solitaire, et volontaire, ici, notre désir commun de mutualisation entre ces deux imaginaires conte-peinture se complétèrent.

[…] Puis comme l'Insecte le lui avait indiqué, il attacha les plumes aux extrémités des bâtons de rameau de saules (les rameaux qu'il avait coupés dans la vallée) au moyen de fils de couleurs vives. […] Quand les plumes furent solidement attachées, il peignit les bâtons. Il les peignit de la couleur que l'Insecte avait précisée, et quand il eut terminé, il les lia ensemble en un fagot et commença à prier comme il avait vu faire les adultes. […] Mais comme ses père et oncle ne lui avaient pas appris la prière des Anciens, il inventa la sienne.

Bâtons de prière

« Bâtons de prière » confectionnés par Barbara et Sophie.

1-2-L'interprétation poétique de la conteuse

Le texte ne devient œuvre que dans l'interaction entre texte et récepteur.

Paul Ricœur[11]

Par ce que nous pouvons appeler la « magie » de l'art de la parole qui captive, intéresse, et interpelle, impliquant son auditoire, par sa tekhnê (son art) et le travail de la voix (ses nuances et son rythme), les enfants écoutaient, très attentifs au conte. Roland Barthes écrit ceci de l'écoute :

Écouter, c'est se mettre en posture de décoder ce qui est obscur, embrouillé ou muet, pour faire apparaître à la conscience « le dessous » du sens (ce qui est vécu, postulé, intentionnalisé comme caché)[12].

Il est donc important de souligner que mon travail de médiation au texte — en le contant — est fondé sur l'idée que l'acte de la parole, considéré dans sa fonction pédagogique, travaille à ce que chacun instruise et s'instruise à anticiper et à reconstituer le sens par son écoute, ses connaissances, ses savoir-faire et son imaginaire, en reconnaissant à l'autre ses capacités de compréhension, de participation et de critique. Ainsi, l'art de la narration doit aider à restituer à l'autre la responsabilité de « la décision du sens », ce qui suppose de ne pas lui imposer une vérité.

Je racontais l'histoire, en prenant le temps, et consciente, dans ce rapport à moi-même et au groupe d'enfants, de la singularité de chacun.

Je racontais avec l'art de la parole dans ce qu'elle est texte écrit et oralité du conte, c'est-à-dire une histoire écrite, mais également analysée et nourrie de mes savoirs, autour du conte et de la civilisation amérindienne et zùni.

Je racontais avec mes mots travaillés, adaptés, captant leur écoute par ma voix, afin que chacun puisse goûter le récit avec plaisir, et selon ses capacités — son âge, ses connaissances, « sa bibliothèque personnelle » (les livres et les récits qu'il avait lus ou déjà entendus).

Et de même, après le temps de narration, et afin de faire mieux comprendre le conte, je présentai aux enfants pendant un long temps d'échanges des livres et des bijoux en expliquant de manière ethnographique la vie quotidienne des habitants du village Ha'wi-k'uh, qui était imprégnée de cette étonnante philosophie zùni.

C'est que réinventer le sens ou les sens multiples d'un texte de littérature (mythe, conte, théâtre) demande aussi la volonté d'une implication de la part du lecteur (ou de l'auditeur). C'est pourquoi il est intéressant d'analyser la pratique du travail d'interprétation — d'une interprétation « poétique » (au sens de la Poétique d'Aristote[13]) — qui serait cette médiation visible entre le texte et la lecture par une mise en scène de la parole du texte qui fait « monstration » du caractère herméneutique d'un récit. Ainsi la lecture dévoile-t-elle le sens du récit et, par là, le travail d'interprétation que celui-ci donne de la réalité qu'il évoque.

1-3- La dialectique du double auteur : écriture et parole

Nous connaissons l'art du conteur : sa mise en place des mots et des silences, en adaptant son rythme et son souffle aux réactions et à la disponibilité immédiate d'écoute de son public. Il peut, selon sa sensibilité, changer avec justesse un mot ou une phrase, opter pour un passage complexe du récit écrit ou bien au contraire l'éluder (si cela ne transforme pas le sens).

Voyons de plus près la parole contée comme écriture et mise en scène de la parole, dans une dialectique du travail de l'écrivain et de l'activité de l'acteur. Pour cela, il faut au préalable, et ici de la part de la conteuse, une analyse du texte, dans le but de savoir travailler l'écriture et jouer également la mise en scène de la parole par « l'oralité » de l'écriture[14].

Cette « oralité » d'un texte s'analyse dans « sa grammaire, ses rythmes, ses images, ses structures », explique Pierre Campion dans l'ouvrage « Approche de la littérature française par l'oralité, Flaubert, Proust » (textes de Madame Bovary et À la recherche du temps perdu). Il y montre que le travail d'une analyse stylistique associée à la lecture à haute voix par un comédien peut aider à saisir la forme narrative des récits dans la matérialité de l'œuvre, et par là même ses sens multiples, selon un contexte et une histoire, à savoir sa « signifiance » plus que la signification et le symbolique selon Roland Barthes[15]).

En effet, se situant entre l'écrivain qui travaille la langue pour être lue et l'acteur qui joue la visibilité des sens multiples par une parole mise en scène, la conteuse s'autorise à fabriquer son style, empreint de tempérance et de simplicité. Si le jeu personnel du comédien est en quelque sorte appropriation et fidélité au texte, restitution et recréation, il est également possible pour celui qui conte de se couler dans son propre style.

Afin de faire comprendre au mieux ce que recèle le texte, travaillant un peu à la façon du traducteur qui cherche et fouille sa mémoire, ses connaissances livresques et culturelles, et ses dictionnaires afin de trouver le mot juste, — tout en étant fidèle à la lettre du texte ou de l'histoire —, il lui faut assimiler, mémoriser et s'approprier non seulement les mots et leur son, mais aussi et surtout le sens au plus près du point de vue de l'auteur, et de ses personnages. Le long et persévérant travail de mémorisation, d'adaptation, de recherche de culture et de savoirs parallèles autour du conte, et des assemblages de tout cela procure en fin de compte une synthèse, une tension qui est harmonie à entendre, à lire. Néanmoins, nous voyons bien ici que les traces de la construction de l'œuvre doivent être effacées, sinon toute magie disparaît[16].

Cette parole interprétée est, me semble-t-il, tout à la fois celle du personnage qui entend tous les personnages et connaît toutes les situations en tant qu'il réside dans le « je » de l'écriture, et celle qui en est l'écho dans le « jeu » de la mise en action. Ici il s'agit de trois personnages mis en scène, le garçon, l'Insecte, la petite sœur :

Le garçon ouvrit aussitôt la cage, et l'Insecte sortit comme une flèche et tourna dans la pièce à la lueur rouge du feu. Il fit trois fois le tour de la pièce car ses ailes étaient engourdies après qu'il fut resté dans la cage toute la journée. Puis il se rapprocha de l'oreille du garçon.

— As-tu des plumes d'oiseaux d'été ? demanda-t-il.

Sa voix était semblable au murmure du vent dans les herbes en été.

Petite sœur, le ventre plein d'avoir enfin mangé du maïs cuit, s'était écroulée de sommeil à côté du feu.

— Oui ! Une fois, quand je cherchais de la peinture dans la pièce d'à côté, j'ai trouvé la boîte de plumes de mes pères. Des plumes de canard et des plumes d'aigle.

— Cela est bien. Dans la matinée, quand les chemins seront encore tout blancs de gelée blanche, tu iras couper des bâtons à côté des sources de la vallée ; tu les rapporteras ici. Tu choisiras des plumes de canard et de l'aigle et tu les attacheras à six bâtons. Tu devras ensuite peindre ces bâtons en jaune, bleu ou vert, rouge, blanc, moucheté et noir. Tu feras tout cela pour que le Printemps — qui est la saison où l'on plante — reçoive la bénédiction du souffle de vie pour toi et ta petite sœur.

— Je ferai comme tu as dit, reprit le garçon, mais je ne sais pas si je les ferai bien…

— Tu les feras bien, et quand tu auras fini, j'emporterai les plumes au Conseil des Dieux qui donnent forme aux nuages de pluie en été.

Et l'Insecte Tige de maïs s'envola dans le ciel de la nuit par le trou de fumée du toit[17].

Il s'agit d'une mise en scène des idées, en ce qu'elles sont écrites et parlées, « corps » et « pensée », c'est-à-dire exposées vives au public selon une interprétation, reformulées dans une culture et une expérience, en bref « réactualisées ». Ce travail de restitution de sens consiste alors à conduire celui qui écoute à un plaisir tel (une jouissance) qu'il a l'impression de lire lui-même son texte, de vivre sa propre lecture comme un enchantement, une plongée dans l'imaginaire qui porterait à la réflexion et à l'analyse de ses propres sensations et pensées (corps et pensée non séparés) : une complicité non seulement avec les personnages, mais encore avec le point de vue de l'auteur. (C'est dans cette complicité que j'ai simplifié certaines expressions et enlevé des descriptions qui alourdissaient la narration elle-même de l'action.)

Lire, […] ce serait former en soi-même, une voix imaginaire qui tâche de s'identifier à celle, complexe, du point de vue narratif. […] Si c'est cela, la lecture, alors elle est création […] invention personnelle du lecteur, de ce qu'il a de plus singulier, qui est son corps, et dans son corps, sa voix[18].

En conclusion de cette analyse de pratique, je parlerai d'un art de raconter qui relève de la nuance, qui laisse la place à la suggestion et à l'imagination, grâce à la voix « poétique ». Je me suis donc laissée porter par la poésie des mots et par le souffle de la voix, tout en restant au plus près du sens :

D'un coup d'ailes, la créature Tige de Maïs s'élança hors de la petite cage. Elle fit trois fois le tour de la pièce, puis elle plongea vers les plumes de prière qu'elle souleva dans les airs. Un autre coup d'ailes et elle avait disparu dans la nuit aux mille étoiles par le trou à fumée.

[…] Une nouvelle fois la « créature-qui-vole-grâce-à-des-ailes-doubles » tournoya très haut au-dessus des toits de Ha'wi-k'uh. Elle s'éleva plus haut que l'aigle qui chasse dans le bleu du ciel, plus haut que le vent de la nuit, et fila comme une flèche vers l'Ouest. Elle survola la mesa, elle survola les canyons et les arroyos, et une fois de plus, elle s'immobilisa au-dessus du Grand Lac Bleu sacré.

Alors elle plongea dans l'eau froide et claire, et vit tout au fond tout au fond l'Endroit-où-Dansent-les-Morts, le lieu où vivent les Esprits.

Au pied de Shulawitsi, le Petit Dieu du Feu, l'Insecte déposa le fagot sacré de bâtons de prière (p. 52, 53).

 

Cette tekhnê permet d'adjoindre aux dimensions de l'art de la narration et de l'éthique de la mise en scène celle d'une « interaction » qui implique ceux qui écoutent dans le déroulement même de l'histoire. De cette manière, il est advenu un espace « symbolique » de prise de parole, un temps d'oralité construite et pertinente que s'appropriait chacun des enfants de l'atelier collectif . Et la littérature transmise et partagée entre tous par la parole pouvait l'être désormais par une écriture : c'est ce que je désirais alors proposer aux six enfants présents à cet atelier « Conte et peinture ».

L'écoute

L'Écoute.

2 - L'écriture des enfants

Le langage n'est pas un monde pour lui-même. Parce que nous sommes dans le monde, nous tentons de nous y orienter sur le mode de la compréhension et nous avons quelque chose à dire, une expérience à porter au langage et à partager.

Paul Ricœur[19]

Selon notre conception pédagogique de l'atelier d'écriture collective, les concepts importants de parole, collectif, symbolique ont pu être mis ici de façon méthodologique en relation avec les concepts de médiation et de mutualisation dans l'invention d'une écriture collective. Et à partir du mythe raconté, la connaissance et la compréhension du mythe se sont prolongées par la conception et l'initiation à la composition d'une histoire (lieu, temps, personnages, thème) et de la structure d'un conte (schéma narratif) [20].

La finalité était, à l'aide d'un texte court et incisif, de faire comprendre mieux à tous les enfants usagers de la bibliothèque de Penhars cette histoire mise en dessins et peintures tout à la fois par eux-mêmes et par des adultes (ces ateliers d'adultes eurent lieu en août et septembre, après le stage des enfants). Leurs créations devant être exposées dans une salle de la bibliothèque, les enfants de l'atelier « conte-peinture » se rendaient bien compte que cet acte d'écriture demandait leur implication pour réinventer du sens. Pas n'importe quoi, mais pourtant une diversité de sens possibles, selon le travail commun de groupe et de partage de leur imaginaire. Car, après nos heures d'écoute du conte et d'échanges sur les savoirs parallèles autour du mythe et de la civilisation zùni, les enfants avaient bien senti qu'« un conte n'est ni la relation d'un fait divers, ni un divertissement, mais la transmission d'un message sous des formes et à des niveaux très divers » : c'est ce que souligne Denise Paulme dans l'introduction de son essai sur les contes africains.

Un conte n'est pas le récit d'un fait divers, son but n'est pas de seul divertissement, il transmet toujours en langage allusif un message implicite ou plusieurs, que l'auditoire, c'est-à-dire tout le village — aînés, cadets, femmes, enfants — déchiffre plus ou moins aisément. Comme le mythe, mais sur un plan moins élevé, le conte est presque toujours la réduction d'une opposition, ou la façon dont un manque, collectif dans le cas d'un mythe, individuel dans celui du conte, aura été comblé dans la mesure des forces humaines[21].

Peut-être est-ce d'ailleurs là l'un des ateliers d'écriture collective des plus difficiles, des plus courts, mais des plus remarquables que j'aie animé : il y eut mutualisation entre les enfants, par mon rôle de médiation, d'un bout à l'autre de cet atelier de quelques heures d'intense concentration. Portée par mon désir d'écriture pour chacun et pour tous, j'ai soutenu et rassuré les enfants, un par un, à chaque minute, pour que chacun puisse dire avec ses capacités individuelles ce qu'il pouvait énoncer de ce mythe, du moins du sens qu'il avait, en écho, pour lui. Mais qu'est-ce qui, en l'occurrence, fut mutualisé et comment ? Qui apporta quoi et comment cela fut-il reconnu et pris en compte ?

Aussi faut -il essayer de décrire, en quelques lignes, la situation d'atelier d'écriture qui met particulièrement en évidence l'élaboration de l'altérité, tout en sachant tout à fait que l'enfant n'avait aucunement conscience de la compréhension que chacun doit avoir de l'autre, dans sa différence.

2 — 1 - Mutualisation des ressources

Explicité dans le sens d'« une communication à l'autre », par Georges Gusdorf[22], le concept de la parole « conciliatrice » suppose l'écoute, donne le droit de réponse, permet de bâtir une base commune de compréhension, et de créer le dialogue jusqu'à des points d'accord, et même « une unité » de pensée commune. C'est le travail de l'altérité où la mutualisation est l'action d'échanger et de s'instruire mutuellement.

Dans la situation de l'atelier d'écriture collective conçue comme une situation de rencontre, l'originalité de la démarche de médiation réside dans le fait qu'elle impulse une dynamique de mutualisation qui aide à vaincre la résistance personnelle à l'écrit. La mutualisation, c'est « collecter » et mettre ensemble savoirs savants (formels) et « savoirs d'expériences » (d'existence) ; c'est mettre ensemble de manière mutuelle, en commun, ses sentiments et ses sensations pour les partager et les confronter, en paroles tout d'abord et ensuite en écriture ; non pas dans un tête-à-tête, mais avec l'accompagnement d'une médiation pédagogique. Les capacités et les différences de chacun y sont valorisées dans la mesure où elles respectent l'indépendance et la liberté de chaque individu : la réalisation d'un projet peut s'ouvrir sur l'écriture d'un récit commun à plusieurs voix[23], mais l'imaginaire de la  personne peut s'y concrétiser comme auteur, et coauteur, d'une création unique.

Le texte écrit et présenté ci-dessous « La libellule » a été élaboré intégralement avec six enfants d'âges différents malgré des difficultés multiples, difficultés liées notamment à l'hétérogénéité du groupe et aux différences de comportement. Chacun a réussi à trouver sa place en écriture, mais, du fait de leur relation étroite avec la projection du travail de Béatrice l'illustratrice et du désir d'images inconscient qui en résultait, les réticences des enfants à produire un texte écrit persistaient.

C'est ainsi que, au tout début de l'atelier, l'incidence du travail du peintre sur le désir d'écriture des enfants les menait naturellement et facilement à des dessins individuels représentant des images du récit plutôt qu'à une recherche de mots et de phrases pour raconter l'histoire ensemble, en groupe. Il a donc fallu de mon côté un grand désir d'écriture et une volonté tenace pour que chaque enfant accepte de se joindre peu à peu au projet du groupe entier : mon propre désir s'est déployé dans le rôle de conduire les enfants jusqu'au bout d'un texte concis, en un temps très court.

Cependant, les concepts de mutualisation et de médiation y ont trouvé leur finalité, puisque tous les participants ont travaillé à la création d'un texte abouti, qui pouvait être présenté à l'exposition de la bibliothèque.

 

En atelier d'écriture collective, l'acquisition des compétences en « poétique » de l'écriture — structuration du récit, matérialité de l'écriture, utilisation des métaphores et symbolisations, travail de l'imaginaire — procure un outil de compréhension de l'écrit (pour les élèves, les adultes), mais également un outil de maîtrise de l'écriture. Il y est question de réécritures, de corrections, de gomme et de crayon à mine grise, de recherche dans les dictionnaires et les livres, seul ou à plusieurs dans les petits groupes constitués, d'écritures lues et relues à voix haute afin de travailler et retravailler les matériaux jusqu'à l'écriture aboutie[24].

Ma démarche de médiation, ici, résidait dans le fait d'établir peu à peu, et solidement, une situation de relation et d'interaction entre tous pour les faire reconstruire l'intrigue et le nœud de l'intrigue par eux-mêmes. Il fallait par conséquent faire travailler ensemble les six enfants en les faisant rebondir sur leurs mots, leurs expressions, leurs phrases, en y incluant des mots et expressions dans la phrase de l'autre. Du désir du dessin individuel sur sa page blanche, mais passif envers le groupe, je suscitais peu à peu une réceptivité favorable à l'attention de la parole de l'autre. Chacun devenait peu à peu acteur d'une relation qui s'établissait entre l'adulte et lui, et entre les autres membres du groupe et lui ; et cette évolution se constatait dans le plaisir qu'ils se donnaient alors à dire à l'autre leur trouvaille, à la partager.

2 — 2 - Création

Je savais que ce texte devait être en effet court et concis, et qu'il pouvait certes reprendre des mots et expressions du conte que j'avais raconté, et qui étaient ceux du texte écrit, tellement ces paroles-là respectent l'expression et la signifiance même de ce mythe amérindien. Mais je ne savais pas (et de toute évidence il n'était pas question d'imposer mon point de vue sur le genre du récit) qu'il aurait une aussi grande dimension poétique.

Composé à la manière d'un poème, par l'apport créatif des enfants, il respecte la structuration du récit du mythe, tel que je l'ai conté. Toutefois, il ne retient que les trois premiers épisodes de la légende, de manière synthétique, cela donnant à comprendre le pourquoi et le comment de l'invention de « ce petit Être Tige de Maïs » et éveillant l'envie d'en savoir davantage, de connaître la suite et tout ce qu'il advint comme événements dans cette longue histoire « transfigurant l'expérience en un univers de discours ».

Il est vrai que le désir d'écrire est advenu au fur et à mesure que nous découvrions la composition du conte : c'est-à-dire d'un désordre des idées dans la parole et d'un ordre attendu dans l'invention de l'écriture collective. Je dirais même d'un ordre rituel, selon le processus du conte, et selon la règle méthodologique établie dans nos ateliers collectifs.

Alors, et par mon rôle de médiation, celui-ci a énoncé les paroles du récit, celui-là les idées et les images survenues dans leur imagination. Puis l'un a choisi des mots, l'autre des synonymes ; l'un les ponctuations et là encore le rythme et les rimes ; et tous ont cherché à saisir la cohérence… en rebondissant sur la parole énoncée par chacun et sur l'écriture tracée au tableau.

C'est ainsi qu'ils sont parvenus à articuler les mots entre eux en jouant de la répétition et de la ponctuation pour acquérir tout en même temps une concision et une plénitude du sens : par exemple, pour donner à voir la quantité de nourriture faite avec le maïs : « des petits pains de maïs, de la bouillie de maïs, des pétales de maïs… »

De la sorte, ils ont fait écrire au tableau des phrases que nous avons corrigées plusieurs fois, et réécrites ensemble. Guillaume et les deux filles s'étaient pris au jeu des mots et de l'écriture, créant des rimes, inventant le dialogue relatif à la demande du papillon, etc. :

À cause du mécontentement des Êtres Célestes,

Il n'y eut pas de pluie,

malgré les prières et les danses des prêtres.

Même avec la danse du Serpent des Hopis.

Sécheresse, pas de récolte, famine.

Il fallut partir chez le peuple Hopi

Pour y passer l'Hiver.

Deux enfants ne se sont pas réveillés dans leur maison,

Un garçon et sa petite sœur.

 

Cependant, même l'enfant « au caractère difficile » trouvait des motifs de liaison, des mots de coordination, que nous reprenions alors selon les besoins de compréhension pour le lecteur.

Et face aux enfants installés à la longue table de travail, Béatrice Giffo écrivait en couleur sur les grandes feuilles blanches du tableau les phrases ainsi construites de notre histoire, et dictées notamment par le grand garçon Guillaume et les deux petites filles.

Ce récit fut bâti comme un poème ou un tableau !

Mots tracés en mémoire qui réécrivent le mythe.

Exigence de l'écriture en plénitude de l'instant vécu à plusieurs, tous différents, et cependant en accord sur une écriture.

 

La petite sœur pleurait

Le garçon dit à sa petite sœur :

— Je t'offre un cadeau. Que veux-tu ?

La petite sœur dit :

— Je voudrais un papillon !

 

Il se dit qu'il n'y avait pas de papillon en hiver.

Alors, il eut une idée :

il savait qu'il pouvait fabriquer un papillon.

Il commença à prendre des épis de maïs et des feuilles de maïs,

Et cela donna

un « Être Tige de Maïs, une créature qui vole avec quatre ailes »

Entre réel et imaginaire : conte, peinture, écriture

Dans Du texte à l'action, Paul Ricœur définit la « médiation narrative[25] » comme une relation du lecteur aux textes qui instruit et forme sa pensée. Mais parce que nous voulions tenter de répondre à la question pédagogique d'un accès problématique à la dimension symbolique dans le texte et dans l'art, il s'agissait néanmoins pour nous, Béatrice Giffo et moi, (et de même à chaque proposition spécifique dans le cadre d'un atelier collectif) d'un projet commun innovant, au contraire de situations habituelles.

D'une part, cette « médiation narrative » a été menée en groupe autour de la parole du conte, mise en scène et interprétée. D'autre part, l'atelier a été le lieu, l'espace collectif et symbolique où l'enfant a pu affronter et travailler la langue comme un écrivain[26] (en dépassant la crainte de la faute et la peur de la page blanche), malaxer la matière comme un artiste, là où le réel engendre l'imaginaire et l'imaginaire nourrit le réel[27].

De même, le choix de la littérature et du récit (comme fiction), a permis de faire surgir le langage du non-dit, de l'indicible, par « l'intrigue feinte », c'est-à-dire par « une nouvelle congruence de la mise-en-intrigue » : le réel est transfiguré par la fiction et par l'écriture. S'appuyant sur Aristote, Ricœur démontre que l'action imitée, c'est-à-dire « feinte, forgée », que la fiction transfigure le réel, « refait » le monde, le confirme ou le dénie[28], par un acte de l'ordre du symbolique[29]. Elle procure un apport de sens, un surplus de sens qui permet de saisir l'intraduisible, l'intouchable, l'insaisissable. C'est « le pouvoir du monde du texte ».

Le monde de la fiction […] n'est que le monde du texte, une projection du texte comme monde. […] La fiction a ce pouvoir de « refaire » (fingere) la réalité, et plus précisément, dans le cadre de la fonction narrative, la réalité praxique, dans la mesure où le texte vise intentionnellement un horizon de réalité nouvelle que nous avons pu appeler un monde. C'est ce monde du texte qui intervient dans le monde de l'action pour le configurer à nouveau ou, si l'on ose dire, pour le transfigurer[30].

Ainsi, si les enfants, et adultes, participants aux ateliers peuvent parler et écrire des expériences de vie singulières (ou les leurs), avec peurs, tabous et désirs, préoccupations et projections, c'est par le biais de personnages qui prennent en charge leur histoire, par l'imaginaire mis en jeu dans le symbolique. La dimension de l'altérité y est particulièrement reconnue dans le partage d'une commune expérience et d'un discours. Ainsi par exemple, la différence y est reconnue dans ce sens où les différences de point de vue y sont acceptées, rassemblées, valorisées, critiquées aussi, conjuguées entre elles et liées en effet à ce qui doit être la capacité de vivre le monde de l'action, ensemble[31].

Françoise Sérandour

Rennes, 25 mai 2005

 


 

Texte collectif écrit avec les enfants de l'atelier

 

La Libellule

 

Cette année-là, chez les A'shivi,

la récolte de maïs était très bonne.

Le Grand Prêtre, en la regardant, fut très content.

Il dit : — Quelle belle récolte !

Il invita tous les chefs et prêtres

pour organiser une gigantesque bagarre,

non pas avec des boules de boue,

mais avec toutes les bonnes choses cuites avec le maïs :

des petits pains de maïs, de la bouillie de maïs, des pétales de maïs…

 

Les Êtres Célestes furent fâchés parce que les A'shivi

avaient gaspillé la nourriture et ne l'avaient pas partagée

ni avec les Vierges du Maïs,

ni avec la petite vieille qui habitait au bas de la colline.

 

À cause du mécontentement des Êtres Célestes,

Il n'y eut pas de pluie,

malgré les prières et les danses des prêtres.

Même avec la danse du Serpent des Hopis.

Sécheresse, pas de récolte, famine.

 

Il fallut partir chez le peuple Hopi

Pour y passer l'Hiver.

Deux enfants ne se sont pas réveillés dans leur maison,

Un garçon et sa petite sœur.

 

 

 

La petite sœur pleurait…

Le garçon dit à sa petite sœur :

— Je t'offre un cadeau. Que veux-tu ?

La petite sœur dit :

— Je voudrais un papillon !

 

Il se dit qu'il n'y avait pas de papillon en hiver.

Alors, il eut une idée :

il savait qu'il pouvait fabriquer un papillon.

Il commença à prendre des épis de maïs et des feuilles de maïs,

Et cela donna

un « Être Tige de Maïs, une créature qui vole avec quatre ailes ».

 

 

C'est ainsi que naquit la Libellule !



[1] Georges GUSDORF, La Parole, PUF, 1986, (1e éd. 1952), p. 12.

[2] Selon les termes que Jean Caune utilise quant aux pratiques culturelles : Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles, Grenoble, PUG, 1999.

[3] Béatrice Giffo est aussi illustratrice de livres pour enfants. Voir, entre autres publications, SELLIER Marie et GIFFO Béatrice, Mais où est donc passé Yvon ?, éd. Le Télégramme, nov. 2002, ainsi que DUVERT Anne et GIFFO Béatrice, Cannelle et le lutin, Crozon, éd. Buissonnières, 2003.

[4] La Fille du Grand Serpent et la Nuit, légende brésilienne, Amazonie, illustrée et racontée par Béatrice Tanaka, éd. La Farandole, 1973. Adaptation Françoise Sérandour.

[5] Mutualiser, de mutuel, paroles mutuelles d'échanges et de dialogue constructif entre toutes les voix réunies dans un groupe : « La mutualisation n'est pas réductible à un simple échange de savoirs ou de compétences, ce qui relèverait alors du troc. Elle est en quelque sorte plutôt transfert des expériences de vie, ou encore leur conjugaison. La pédagogie du projet en est le principal garant », Jean-Jacques MORNE, « Autoformation critique et critique de l'autoformation », in Études dirigées et aides à l'autoformation, Actes de l'Université d'été de Rennes (octobre 1996), dir. Ch. Leray et E. Lacabec. Éd. C.R.D.P. de Bretagne, Rennes, 1998.

[6] Les liens tissés par la parole en groupe s'expliquent par les liens qui s'y forment au niveau de l'inconscient : voir René KAËS, La Parole et le lien. Processus associatifs dans les groupes, Paris, Dunod, 1984, p. 8-10. Voir aussi le chapitre 4 de ma thèse, dont la première partie est publiée sur ce site « À la littérature » : expériences d'altérité en crèches avec des tout petits où les conditions de l'oralité permettaient alors un temps de conter et d'échanger paroles et livres.

[7] René KAËS, dans Contes et divans. Les fonctions psychiques des œuvres de ficion : « L'étoffe du conte », ouvrage collectif, Dunod, rééd. 1996 [1e éd. Bordas, 1984], p. 171.

[8] Traduction de l'américain par Danièle et Pierre Bondil, illustrations de Janet Grado, Rivages, 1991.

[9] Citons, entre autres, Les Hopis. Sur le sentier de la paix, trad. de l'américain par Thierry Piélat, coll. « Sagesse indienne », éd. du Rocher, 1994. ZOLBROD Paul G., Le Livre des Indiens Navajos, Diné Bahané, trad. Ph. Sabathé, Paris, éd. du Rocher, coll. « Nuage rouge », 1995 (1992).

[10] Umberto ECO, Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs, traduit de l'italien par Myriem Bouzaher. Paris, Grasset, 1996 (1994).

[11] Paul RICŒUR, Temps et récit, tome I, chap. 3 « La triple mimésis », Seuil, coll. « Points Essais », 2001 [1e éd. 1983], p. 146.

[12] Roland BARTHES, L'Obvie et l'obtus, dans Essais critiques III, Paris, Seuil, coll. Tel quel, 1982, en particulier : II. Le corps et la musique : Sur « l'écoute », p. 221.

[13] Paul RICŒUR, Du Texte à l'action. Essais d'herméneutique II, « De l'interprétation », Seuil, coll. « Points Essais », p. 15 : « On peut appeler poétique — à la suite d'Aristote — la discipline qui traite des lois de composition qui se surajoutent à l'instance de discours pour en faire un texte qui vaut comme récit ou comme poème ou comme essai. »

[14] C'est ainsi que, dans Madame Bovary, pour signifier le discours qu'il veut faire passer, Flaubert utilise tout à la fois verbes (temps et modes), grammaire, ponctuation pour suggérer cette lecture « orale » qui se forme mentalement et constitue une interprétation. Dans le cas d'une lecture à haute voix, l'oralité du récit écrit est mise en évidence par le rythme et le souffle de l'art du comédien : pauses, accélérations, ralentissements, ton, nuances de la voix… Voir Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, et Éric CHARTIER (comédien), Approche de la littérature française par l'oralité, Flaubert, Proust : un livre et cinq vidéos des émissions télévisées dans le cadre du Programme expérimental européen d'enseignement à distance Olympus (Nantes, 1991-1992) : entretiens entre P. Campion et J-J. Morne, accompagnés des lectures publiques d'É. Chartier.

[15] Roland BARTHES, Le Plaisir du texte, Seuil « Tel quel », 1973, p. 20. Et aussi : « Que jouissons-nous du texte ? […] Il faut affirmer la jouissance du texte contre l'aplatissement de la littérature à son simple agrément » (4e de couverture). Voir aussi L'Obvie et l'obtus, op. cit., « Le troisième sens », p. 43-58.

[16] Les trois photos de ce temps de « médiation narrative » montrent l'espace symbolique ainsi construit, ainsi que l'écoute des participants à l'atelier.

[17] Texte de T. Hillerman, p. 50, adapté par moi. J'ai entièrement récrit certains passages et j'ai improvisé oralement, parfois, selon le moment, l'écoute et les réactions des enfants.

[18] Pierre CAMPION, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit., p. 22.

[19] Paul RICŒUR, Temps et récit, I, Seuil, Points-Essais, 2001 [1e éd. 1983], p. 147.

[20] Il faut préciser que cet atelier d'écriture collective a respecté les cinq concepts qui fondent la méthodologie de l'atelier d'écriture collective décrite et analysée dans « Parler, lire, écrire, l'invention d'écritures en terrains français, portugais et marocain », ch. 5 (site À la littérature), mais ce travail s'est réalisé dans le seul temps d'une matinée, vécu en grande concentration dans l'espace de l'atelier. Et si le concept de mutualisation y tient en effet une place centrale, on y retiendra particulièrement composante par composante : la personne, le collectif, la mutualisation, la médiation, la symbolisation et la distanciation, les attributs de l'écrivain : le « je » de l'auteur dans le « jeu » des mots.

[21] Denise PAULME, La Mère dévorante ; Essai sur la morphologie des contes africains. Paris, Gallimard, 1976.

[22] Georges GUSDORF, La Parole, PUF, 1986. 1e éd. 1952 : « La fonction expressive de la parole humaine fait équilibre à sa fonction communicative », ch. « L'Expression », p. 69. Cela signifie que le langage n'existe qu'entre deux êtres, même dans le soliloque (à l'autre qu'est soi-même) : je parle, j'énonce, j'écris, je m'exprime, — même dans ma tour d'ivoire d'écrivain —, pour dire quelque chose à l'autre, et m'affirmer dans mon être.

[23] Alain ANDRÉ, « Écrire à plusieurs mains », in revue Lecture Jeune, nº 93, avril 2000 : « L'écriture collective a une histoire. Écrire à plusieurs mains a été le désir de nombreux poètes et écrivains, depuis le Renga au Japon du XIIe siècle. »

[24] C'est Élisabeth Bing qui fit reconnaître par l'Éducation nationale ses premières expériences d'ateliers d'écriture en France (1969). Ne se contentant jamais de « brouillons approximatifs » de la part des enfants dits « caractériels » dont elle avait alors la charge, elle parle d'exigence et d'« écriture accomplie » : Élisabeth BING, Et je nageai jusqu'à la page. Vers un atelier d'écriture, éd. des Femmes, 1976 . Voir aussi Claudette ORIOL-BOYER, « Les Ateliers d'écriture » ; disponible sur le site remue.net animé par François Bon http://www.remue.net/atel/actu.html, juillet 2003. Également, Anne ROCHE, André GUIGUET, Nicole VOLTZ, L'Atelier d'écriture. Éléments pour la rédaction du texte littéraire, Lettres sup., Nathan Université, 2000.

[25] Paul RICŒUR, Temps et récit, t. 3, Le Temps raconté : « la médiation opérée par la lecture entre le monde du texte et le monde du lecteur », p. 13. op. cit. Voir aussi et surtout Du texte à l'action, « De l'interprétation », op. cit.

[26] Nous pouvons aussi nous référer aux définitions de Roland Barthes, Le Grain de la voix. Entretiens 1962-1980, Paris, Points Seuil, 1981 : « L'écrivant est celui qui croit que le langage est un pur instrument de la pensée, qui voit dans le langage seulement un outil. Pour l'écrivain, au contraire, le langage est un lieu dialectique où les choses se font et se défont, où il immerge et défait sa propre subjectivité », p. 114.

[27] Gao XINGJIAN, La Raison d'être de la Littérature, 2000, suivi de Au plus près du réel, dialogues avec Denis Bourgeois, Poche, L'Aube, 1997, 2001, p. 7-29, discours prononcé devant l'Académie suédoise le 7 décembre 2000 : « La fiction et la littérature », p. 23.

[28] Paul RICŒUR, Du texte à l'action, op. cit., « De l'interprétation », p. 20, 25, 27.

[29] Le symbolique est la « nomination » des éléments (air, feu, eau, terre), le « fonds symbolique de l'humanité », tel que nous pouvons le comprendre à travers les travaux de Gilbert Durand (Anthropologie de l'imaginaire), le partage universel des mythes. Signalons aussi les textes de Paul Ricœur, La Symbolique du mal< (1960), Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie (1961), Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères (1957).

[30] Paul RICŒUR, Du texte à l'action, op. cit., p. 20 et p. 27.

[31] Ainsi les concepts de solidarité et de générosité dans l'analyse de pratique de cas sur la maîtrise de la langue et l'ouverture à une autre culture, avec des élèves portugais et des élèves marocains rassemblés dans le même projet d'écriture : « Karim et la passe. Le bateau des différences ».

De même, le projet Sabak-Conte donnant lieu au Festival du conte d'Agadir, créé en avril 1996 par le GRUO (Groupe de Recherche Universitaire sur l'Oralité), dir. Najima Thay Thay. À l'origine, il y a la création du GRUO, par Najima ThayThay, chercheur-enseignant à l'Université des Lettres et des Sciences humaines d'Agadir, expert de la culture immatérielle au niveau méditerranéen (U.N.I.M.E.D. Rome, 1998), membre du Forum de l'Éducation Arabe à l'Université Harvard, USA et ex-Ministre à l'éducation non formelle et à l'alphabétisation de novembre 2002 à avril 2004 dans le gouvernement marocain. « Au niveau scientifique, le festival du conte comporte deux axes, l'un pédagogique et l'autre académique. » Comité d'organisation du quatrième Festival du Conte d'Agadir, 26, 27, 28 avril 2002 (3e éd. Internationale). Najima Thay Thay a réalisé un travail de collecte des contes berbères de l'Anti-Atlas : L'Ogre entre le réel et l'imaginaire. Au pays des Ogres et des Horreurs, L'Harmattan, 2000 et Aux origines du monde : contes étiologiques du Maroc, éd. France Filies, 2001.

Ces projets sont décrits et analysés dans ma thèse Des Gardiennes de la terre aux enfants de l'entre-deux. La naissance des écritures en terrains français, marocain et portugais, ch. 8, part. II, sept. 2004.


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