La langue muette des lieux désertés

RETOUR : Coups de cœur

 

Pierre Campion : Compte rendu du livre de Jean-Loup Trassard, Causement.
© : Pierre Campion.

Mis en ligne le 7 novembre 2012.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Dormance, Gallimard, 2000.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : La Composition du jardin, Le Temps qu'il fait, 2003.

Autre compte rendu pour un roman de Jean-Loup Trassard : La Déménagerie, Gallimard, 2004.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Nuisibles, Le Temps qu'il fait, 2005.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Conversation avec le taupier, Le Temps qu'il fait, 2007.

Autre compte rendu pour un livre de Jean-Loup Trassard : Sanzaki, Le Temps qu'il fait, 2008.

Causement de Trassard Causement. Texte et photographies de Jean-Loup Trassard, aux éditions Le Temps qu'il fait, 2012.


Jean-Loup Trassard

La langue des lieux désertés

En cet automne 2012, au Temps qu'il fait, dans la collection créée spécialement pour lui, « Textes et Photographies », voici le dernier Trassard : son Causement. Après, entre autres, Territoire, Ouailles, Archéologie des feux, Les Derniers paysans, La Composition du jardin, Nuisibles, Sanzaki…, voici donc le livre où il est question, pour elle-même cette fois, de la langue que parlent les paysans de Trassard ou, plus largement, ses ruraux.

*

Ce « causement », c'était la langue de la Mayenne — de cette petite région de la Mayenne qui est le territoire de la naissance, de la vie et des livres de Jean-Loup Trassard. Trois parties. Un lexique, assez court (quatre-vingt neuf entrées, de « Achée » à « Vlimeux »), encadré par deux textes brefs : d'abord « Le goût des racines », où l'auteur évoque le double enracinement de ce qu'il appelle un patois, dans son histoire personnelle et dans l'histoire de la langue ; et puis « Langage Òsans nomÓ », une brève recension de certaines études savantes dont ce patois a fait l'objet et qui lui confèrent la dignité d'une langue :

Mayennais qui avez parlé le patois et vous en souvenez ­— peut-être même utilisez-vous encore certains mots — rassurez-vous ! Ni coupables ni attardés, vous tenez en mémoire un trésor linguistique qui sans doute faisait ricaner il y a quelques années les commerçants de la ville, mais que de savants linguistes qui enseignent dans les universités jugent au contraire plus qu'intéressant, précieux, méritant étude et recherches afin qu'on ne le laisse pas disparaître dans l'oubli ! (p. 73).

Mais c'est aussi notre langue commune, ce français de l'Ouest, longtemps parlé sous des dialectes divers de la Bretagne orientale à la Loire et à la Seine, et dont les usagers de moins en moins nombreux se reconnaîtraient aisément entre eux. Né dans cette langue, je ne connaissais pas « su », le sureau, que nous appelons « seudre » (entendez seud') ni « breuche », l'écume d'un ruisseau. Mais je salue instantanément « vlimeux » qui désigne le venin supposé des salamandres et autres amphibiens (« Le crapaud, c'est vlin ») ainsi que les « guibets », ces moucherons importuns, qui fournissent la plaisanterie adressée à quelqu'un qui cherche après quelque chose : « J'ai vu quat' guibets qui l'emportâent sus une civière. » Salut aussi au « broc » de Trassard (un broc, des brôs), la fourche légère à deux ou à trois dents courbes et allongées qui servait à charger et décharger le foin ou les gerbes — parmi les trois ou quatre brocs disponibles, chacun retenant celui qui était à sa main. Cependant, nous ne disions pas « arouer » pour mettre le foin en rangs, puisque nous disposions du bel « arioner », qui conserve mieux encore l'image des rayons de foin ou de paille, assemblés au broc et à roller en fourchées ou, par la suite, ordonnés à l'intention de la machine appelée roundballer, en vue de former ces balles rondes, photogéniques à souhait et qui, défaites au fond de l'hiver dans les étables, auront conservé en leur sein la lumière encore vivante de juillet. Et, bien sûr, je reconnais dans ces « bloces » les prunelles acides de l'arbuste à piquants qui fleurit blanc dans les haies bien avant l'aubépine, lesquelles, ramassées aux gelées, finissent en fond de liqueur dans une bouteille de goutte — mais mentalement j'écrivais « blosses » avant de les lire dans Trassard. Nous ne disions pas le nom de la « heude », l'entrave, mais nous connaissions le verbe « enhéder », pour entraver une vache avec une corde attachant court l'une de ses pattes de devant à la chaînette passée autour de ses cornes. Ainsi « empêtrées » — c'était plutôt le mot —, elles faisaient moins de misère à l'enfant chargé de les garder, ou elles ne débordaient pas de leur enclos dans les cultures. (Le voisin accourant : « Tées vaches sont cor pâssées dans mées choux ! ») Mais il arriva une fois qu'une des génisses surveillées d'un peu trop loin dans une prairie humide où elles restaient à demeure eut la chair de la patte entamée jusqu'à l'os : il fallut l'immobiliser, couper le lien au plus près, nettoyer la plaie du pus et des asticots qui s'y étaient mis, et elle fit ensuite une bonne laitière.

*

Non loin de la Mayenne, dans la vallée de la Rance, notre causement [kawzmãn], à nous les terriens mêlés de marins, était truffé des termes de la mer. À « coups de r'ssac », c'est tirer une charge de manière désordonnée et inefficace. Le noroît et le nordêt conservaient leur nom parmi nous qui n'avions jamais navigué, et les personnes ès assurances pour maladie ou accident étaient « à l'ancre ». Et que disait-on d'une idée absurde ou inquiétante ? Qu'elle est « escorbutique », comme les hallucinations sans doute des équipages victimes de carences alimentaires. Mais d'où peut bien venir l'adjectif « escarable » entendez escarab', qui signifie énorme[1] ?

L'une de nos plus belles métaphores marines, celle du gréement. On gréyait et dégréyait un cheval de sa bride, son collier, sa selle pour la charrette, de ses traits pour le labour : à quatorze ans, parer à la malice de Gamin qui, baissant la tête, vide à terre le lourd collier que vous venez de lui poser à grand peine et ne prête pas sa queue sous laquelle passer l'extrémité du harnais — cela non sans veiller à éviter le petit coup de dents qui pince le bras nu ou le coup de pied qui peut vous tuer. On gréyait une charrette, et les bordures latérales en rebord des roues, posées pour la saison des foins et des blés, s'appelaient des gréyures. Pour porter le tonneau de cidre aux cafés de la ville, on ôtait tout le gréement et jusqu'à la planche centrale amovible : il fallait, sur un poulain incliné de la porte du cellier au cul de la charrette et à la force d'un système de cordes manié par plusieurs hommes, faire monter le fût, le basculer progressivement et l'engager dans l'emplacement ainsi pratiqué entre les deux membrures longitudinales du cherreti. Ensuite assurer le chargement par une « rôte », c'est-à-dire par la longue et grosse corde qui servait autrement à tenir les huit ou neuf rangs de gerbes, par dessus les chargements haut montés.

Mais aussi, le moment venu, suivant ses moyens et négociant avec l'autre famille, on gréyait en ferme son fils ou sa fille : quelques vaches, un cheval, une charrette, un brabant ? J'ai entendu : « Dame, je nn'ai point eu grand chose : eune vieille vache et un ch'val borgne. »

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La photo de couverture. Cette pièce de la maison n'est pas forcément unique mais on y voit en effet le lit, sans doute des patrons, bien fait, flanqué par deux chaises qui doivent servir à poser les vêtements plutôt qu'à s'asseoir. On voit aussi une partie de la table de ferme, sous sa toile cirée, et la vaste cheminée avec sa tablette enjuponnée et couverte de toutes sortes d'objets. Deux christs, à la cheminée et au mur, et, dans un vase, ce qui semble être les rameaux de l'année, rapportés bénis de l'église, ce dimanche-là, après le si long évangile. Maintenant, c'est l'été : la cheminée est vide, la lumière baigne la partie exposée au jour par la fenêtre qu'on ne voit pas, un ruban attrape-mouches pend au plafond — près de l'abat-jour et son ampoule. La pièce est vide : peut-être tout le monde est-il aux champs.

Cette salle déserte est néanmoins celle du causement. Dehors, on se parle peu au travail. Et puis chaque fermier ou propriétaire est derrière sa haie : tout le monde sait tout ce qui se passe, mais on ne se rencontre guère. Quelquefois même, entre voisins, on ne se cause plus…

À cette table, dont on ne voit pas les bancs, pour les repas s'assied la famille : le patron, sa femme et les enfants, un aïeul parfois, le commis aussi et une petite bonne, les travailleurs de passage une fois l'an : le bourrelier, le tonnelier, le taupier… C'est ici qu'on parle, d'ailleurs parcimonieusement. Ici s'assied aussi le voisin venu demander un service : le prêt d'un outil, le renfort d'un cheval pour défraîcher ou d'un homme pour battre… Autour de la bolée, après les maintes circonlocutions et les silences qui font partie de la sociabilité campagnarde, on aborde enfin l'objet de la visite.

Dans la photo de cette pièce, le causement est désigné, en l'absence de toute personne pour le parler, et pour ainsi dire en lui-même : comme, dans une peinture, la carte au mur indiquait le monde et le livre fermé signifiait la connaissance.

*

Les photos de Trassard, ici et en général… Ce vide de toute présence humaine, ce silence, — ou plutôt cette allusion muette au travail des habitants, à leurs occupations, à leurs modes de déplacement, à leurs habitudes alimentaires, et au peu de paroles à échanger dans l'espace de ce théâtre rustique : deux paires de sabots, de l'adulte et de l'enfant ; trois torchons séchant au mur ; un fouillis de cordelettes suspendues ou de fers posés sur une sorte d'établi ; un tas de pommes de terre et, dessus, deux paniers… Néanmoins, par deux fois, une ou deux échelles, lesquelles justement donnent l'échelle, humaine : l'idée abstraite de ce qu'un homme moyen chargé d'un fardeau peut atteindre en hauteur et selon l'amplitude de son « fourchet » développé d'échelon en échelon[2]. Dernière photo au format de la page : dans l'un des « logements » de la ferme, une échelle, courte et à tous usages ; à côté, l'autre, fixée, celle du meunier, sur laquelle le pas s'assure au mieux pour monter au grenier, à chacune des marches plates, avec, en travers sur les deux épaules et à la force de tout le corps, un sac de quatre-vingts kilos de blé ou d'orge — l'avoine est moins dense. Ils étaient petits mais costauds.

Pendant la batterie, à tel moment, la patronne est ès cent coups, et le patron veille à remplacer discrètement tel « portou » de grain ou de paille pendant que celui-ci, à l'écart de « la cour », cuve son cidre. Je n'ai pas vu tomber, du haut de la grande échelle, quand la barge est presque finie, l'homme entièrement couvert de l'énorme fourchée : on ne distingue que ses brodequins cherchant l'un après l'autre les échelons. (La fourche est en bois, d'une pièce. Manche fort et court, deux dents longues, renforcées de pointes en fer. À la gueule de la batteuse, les filles préparent la fourchée ; le porteur l'enfourche à l'horizontale ; les filles poussant avec leurs brocs, il la redresse, un genou en terre ; il se relève, il pose l'extrémité du manche au creux de l'une de ses mains. Riant, les filles peignent la masse de paille, et, presque à l'aveugle, il s'en va vers la barge, et il monte à l'échelle.)

*

Trassard ne photographie pas la figure humaine. Par respect, probablement, à l'égard de ces personnes qu'il connaît depuis toujours mais dans le milieu desquelles il n'est pas né ; sûrement aussi par refus de la facilité. Dans le cas de ces paysans, le pittoresque menace, et la singularité de chacun. Aussi fait-il parler l'homme des haies, le taupier et Marguerite Fourboué, il n'en fait pas le portrait en pied. Ces personnages sont deux fois rapportés, dans leur causement et à travers l'écriture. En revanche, il fait parler directement les objets, en photos et selon leur langage qui ne peut être que leur être visible d'objets en tel ordre assemblés — des objets, car il n'y a pas d'animaux non plus dans ces photos. Et puis, et surtout, il raconte un monde en voie de disparition et ce qu'il suggère c'est justement le moment où les habitants se sont absentés, laissant derrière eux comme ils étaient les aîtres et les objets, les uns et les autres saisis par l'objectif en l'état de stupéfaction que dit leur posture d'êtres abandonnés. Comme si une catastrophe inattendue était survenue, un événement comme il n'en arrive à l'humanité que tous les cinq mille ans, et dont elle n'avait pas été prévenue.

Pierre Campion



[1] Voir « La Goule-ès-Fées », un conte recueilli par Paul Sébillot du côté de Dinard et publié dans sa Littérature orale de la Haute-Bretagne (1881). Le mot y est attesté (note 19). Transcription intéressante du parler ancien.

[2] On pense à l'échelle de William Henry Fox Talbot, accotée à sa meule de foin (vers 1840). Laisser la lumière écrire les choses sur une surface sensible, par « le crayon de la nature ».


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