Écrire ses lectures
Les recensions de Laurent Albarracin
À travers le livre qui réunit ses Lectures, on s'aperoit que, depuis longtemps, Laurent Albarracin a
consacré beaucoup d'attention, de soin, et d'écritures aux ouvrages des poètes
de son temps, jusqu'à produire ce volume de proses plutôt courtes, qui fait
somme de la poésie immédiatement contemporaine.
Une somme qui n'en est pas une, en tout cas qui n'est pas
une recherche exhaustive de ces poètes, classée et gravement préfacée. Ce livre
ne dégage pas des tendances de la poésie actuelle, ni même des noms, des
styles, des manières. Il ne relève pas, il le dit, de l'histoire
littéraire.
En guise de préface , juste deux pages, où Albarracin
se donne l'image d' un coucou qui fait son nid dans les livres des
autres , de l'oiseau qui avoue volontiers ses forfaits à l'entour.
Mais celui-ci n'en expulse pas les autres occupants. Il énonce aussi le
principe d'une ignorance : Nous ne savons pas ce qu'est la poésie.
Nous, c'est les poètes et leur recenseur, uniment.
La recension n'est pas une étude. La recension est un genre
que Laurent Albarracin pratique avec bonheur.
Le temps des recensions, c'est celui des occasions qui se
présentent au gré de la Poste, excitantes ou décevantes : le temps très
court d'un texte de circonstance et périssable ; puis le temps long de
toutes ces recensions une fois rétrospectivement et en bloc considérées. Tel
jour, il se passa quelque chose, qu'il ne fallait pas laisser échapper sans en
écrire, sans en faire quelque chose. Ensuite : il s'est passé la durée des
jours et des années, où l'on a fait
une autre chose de toutes ces occasions : une pensée implicite, non
élaborée en tant que telle mais réelle, consistante et articulée selon certains
principes. Articulée aussi à une expérience personnelle de la poésie, laquelle
ne paraît ici, à chaque fois, que de manière très allusive et fondant pourtant
une autorité. Ces recensions seraient-elles ce qu'elles sont si, en arrière-scène,
il n'y avait les propres recueils de Laurent Albarracin ?
L'autorité propre de la recension. Tous ces textes sont
écrits, d'une écriture serrée, rigoureuse, qui donne à lire le point de vue moins
de tel poète que de son recueil. Cela en développant le propre point de vue de
la recension : obligation double, de double rigueur, dont la loi est celle
de la lisibilité. Dans le tête-à-tête avec un livre, ne pas oublier le lecteur.
On dira que cela va de soi : non pas. Car formuler, en ces textes brefs et
forcément allusifs, une idée juste et raisonnée d'un livre est à chaque fois un
défi : l'une dans l'autre, en deux pages ou à peine plus, deux pensées,
celle d'un recueil et celle d'un texte.
La pensée de ces recensions obéit à des valeurs
— n'ayons pas peur de ce mot devenu désuet, ni des mots qui les
nommeraient chacune.
Ces valeurs — ou ces vertus —, c'est
d'abord le respect d'une autre pensée, que l'on reconnaît à travers la sienne
propre — ce qui est probablement la forme adéquate du respect. Les images
d'un autre à travers les siennes, mais créées à cette occasion-là : c'est un
hommage d'imagination à imagination, d'un écrit à une écriture.
Ce respect est la forme d'une fidélité, d'un monde personnel
à un monde personnel, dans un certain monde commun, d'une fidélité qui exprime l'appartenance à un même
univers de distinctions infinies et de liens. Rien là des coteries ni des
éclats de voix ni des provocations à l'égard d'autres coteries et d'autres
réseaux. Ces lectures ne forment pas un manifeste, ni a posteriori ni a priori.
Autre valeur, dans la même veine, celle de la compréhension,
celle-ci entendue non pas comme un savoir réglé en épistémologie, mais comme une
forme de la sympathie. À travers la diversité des poètes qu'il évoque, on
reconnaît un style de Laurent Albarracin en recenseur, de ses métaphores et
métonymies, de son inaltérable tautologie. Rien ne dit mieux le style de tel recueil
que le redoublement de lui-même, tel qu'en lui-même et tel qu'en recension,
redoublements l'un et l'autre du même par le même, et par distinctions maintenues.
La grande valeur ici, c'est le respect d'un dernier principe,
le principe de réalité. Rien de si juste que de considérer, dans tel poète, ce
qu'il dit des choses, des éléments du monde, et des événements de la vie. Le
départage, et le jugement — s'il y en a un —, c'est celui
de la réalité.
Pierre Campion