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Pierre Campion : Rancière : le temps de la mélancolie, sur le livre de Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ?

Mis en ligne le 13 février 2018.

© : Pierre Campion.

temps Jacques Rancière, En quel temps vivons-nous ? Conversation avec Éric Hazan, Paris, La Fabrique éditions, 2017.

À propos de Jacques Rancière, lire sur ce site huit analyses de Pierre Campion :
La poétique de l'histoire selon Jacques Rancière (29 septembre 2002)
Littérature et politique. Le partage du sensible selon Jacques Rancière. (29 septembre 2002)
Mallarmé à la lumière de la raison poétique. Compte rendu du livre de Jacques Rancière, Mallarmé. La politique de la sirène (3 octobre 2002)
Jacques Rancière et la démocratie. Un livre d'intervention (1er septembre 2006)
Littérature et politique : Flaubert selon Rancière (12 octobre 2009)
L'esthétique comme régime de l'Art, compte rendu du livre de Jacques Rancière, Aisthesis. Scènes du régime esthétique de l'art (10 novembre 2011)
L'autonomie de l'agir. De Rancière à Sartre, et retour (10 septembre 2012)
Le fil perdu de la fiction. Note sur le Flaubert de Rancière. (25 avril 2014)


Rancière : le temps de la mélancolie

Quand à force on s'est habitué à l'espèce de langue étrangère que Jacques Rancière écrit depuis toujours et que l'on s'est peu à peu familiarisé avec cette pensée rugueuse et paradoxale, on traverse aisément le petit livre d'une « conversation » entre Rancière et Éric Hazan, animateur des éditions de La Fabrique : on reconnaît tout le paysage. Cette conversation entre le philosophe et son éditeur, assez longtemps différée par les deux protagonistes, se fit par écrit entre août 2016 et février 2017, et elle parut au printemps de 2017.

Les enjeux de cette conversation

On traverse au pas de charge les grands thèmes de Rancière, tels qu'il est convié à les penser à nouveau selon la conjoncture immédiatement contemporaine et pour répondre à son partenaire politique qu'est aussi Hazan : la question de la démocratie, celle du capitalisme et de son genre de domination, celle de l'émancipation et celle des luttes actuelles en vue de cette émancipation… Tout cela, comme toujours chez Rancière, s'expose et se pense dans la triple perspective d'une politique, d'une esthétique et d'une philosophie. La première est toujours attentive aux mouvements — aux moments — qui traversent la société ; la deuxième invoque les inventions de vie que créent et développent ces mouvements ; la troisième dépasse ces moments pour les situer dans l'histoire mouvante d'une notion déterminante, celle d'un dissensus indépassable entre dominants et dominés, ceux-ci et ceux-là échangeant leurs rôles sur la scène de l'histoire[1]. Depuis la démocratie athénienne et les affrontements des classes à Rome, et à travers les sommets de l'histoire européenne en 1789, 1848 ou 1917, ces affrontements se poursuivent, parfois prenant les aspects d'une guerre : ainsi maintenant où « nous », les tenants des dominés, vivons « dans le monde de l'ennemi ». Formule lourde qui évoquerait la guerre civile, si Rancière reconnaissait qu'il y a une cité.

La question qui anime cette « conversation » est exprimée dans le titre « En quel temps vivons-nous ? », c'est-à-dire quelles formes particulières le conflit fondamental et récurrent prend-il en ce moment ? L'esprit qui anime les réponses de Rancière est celui d'une critique. Non pas directement d'une critique du capitalisme et de ses effets, sur lequel en somme les deux protagonistes sont d'accord, mais des erreurs et des illusions qui prévalent dans la mouvance des combattants en guerre contre le capitalisme. De fait, par sa position d'éditeur, d'animateur et de théoricien lui-même, Hazan représente ici l'esprit de cette mouvance.

Rancière dénonce donc trois types de positions. La première soutient que la capitalisme est dans une crise fatale, dont les épisodes successifs annoncent une implosion sur lui-même : contre cette position, Rancière dénonce une illusion et sa conséquence, celle d'une sorte de quiétisme révolutionnaire. La deuxième met ses espoirs dans la conquête progressive des institutions du capitalisme par les moyens de la démocratie représentative : là, à travers une critique de la notion de représentation et une analyse des échecs de cette politique, Rancière entend démonter une deuxième illusion. Enfin il y a ceux qui prônent une insurrection qui détruirait par la violence la Bastille du capitalisme[2] : contre ceux-ci, Rancière invoque l'histoire des insurrections qui ont toutes abouti à l'échec ou à un renouvellement des dominations, sous d'autres formes. Contre ces illusions qui nourrissent des erreurs fatales, Rancière entend dresser un tableau de la réalité (ce n'est pas comme ça que cela se passe) et une image de la situation : le capitalisme n'est pas une entité séparable, « c'est l'air que nous respirons et la toile qui nous relie[3] ».

Contre ces erreurs-là, nées d'illusions qui vont toutes à remplir des désirs compréhensibles et même légitimes mais trompeurs, il propose un renversement de perspective qui revient à reconnaître la nature, la polysémie et le genre de puissance des forces de domination et à leur opposer l'idée de certaines forces d'émancipation. Ne pas soumettre l'émancipation d'un peuple à quelque but ou à quelque programme planifié d'avance, ni à quelque science de l'Histoire construite a priori, mais créer le peuple lui-même dans le mouvement et dans le temps spécifiques de son émancipation. Explicitement, Rancière se réfère aux divers mouvements récents d'occupation des places à New York devant Wall Sreet, à Madrid au cœur de la ville, à Paris place de la République. C'est ici évidemment que l'imaginaire dramatique de Rancière et ses références constantes à Aristote se retrouvent : se saisir de lieux ouverts comme de scènes, agir sans préjuger la fin de l'action, c'est-à-dire inventer les finalités dans l'action même.

Qu'est-ce que le temps dans lequel nous vivons ?

Le temps va vite. Au moment où la conversation s'engage, la Nuit debout revêt encore quelque crédibilité ; au moment où elle s'arrête, c'en est fini de ce mouvement ; au moment où le volume sort en librairie, la scène politique française vient de connaître un coup de Trafalgar inattendu ; au moment où nous le lisons… Certes ces mouvements-là n'annulent pas la position de Rancière et on devine ce qu'il pourrait répondre. Ce que je veux faire sentir, c'est que, si Rancière est et demeure un penseur stratégique, il n'en doit pas moins devoir faire face — comme depuis qu'il a quitté Althusser et justement par décision stratégique — aux circonstances de l'histoire, à son caractère inventif, à son imprévisibilité. Là est sa force, là aussi il se met sous une exigence épuisante.

Or, vers la fin de la conversation, une question d'Éric Hazan se fait jour brusquement :

Vous avez écrit il y a quelques années : « Le plus grand malheur d'une pensée, c'est quand rien ne lui résiste. » Dans votre façon de comprendre et d'expliquer le monde où nous sommes plongés, qu'est-ce qui grince, qu'est-ce qui résiste, Jacques Rancière ?

C'est la question d'un partenaire qui voit, dans le débat, se réduire l'espace de sa position et même qui la voit contredite pas à pas, et qui est obligé d'acquiescer, comme à un Socrate. Alors, demande Hazan, qu'est-ce qui résiste au philosophe activiste et briseur de mythes, à une pensée qui adopte une attitude offensive et non résistante, enveloppante et allusive ? Mais c'est aussi une question ironique : vous dont la stratégie a réponse à toute circonstance et à toute objection, quelle est votre limite ? Quel est l'angle sous lequel votre pensée serait réfutable ?

Rancière rencontre, répond-il, trois sortes de résistance : ce n'est pas lui qui résiste, c'est à lui que l'on résiste. Celle d'abord des objections qu'on lui fait, « qui, dans [son] cas, ne joue pas un bien grand rôle car la plupart  de ceux qui me critiquent s'en tiennent à déplorer que je parle de ce dont je pale et que je ne parle pas de ce dont je ne parle pas ». S'agit-il de ceux qui lui reprochent de n'être pas marxiste, ni sociologue, de n'être pas engagé dans une organisation, de se référer à Platon et Aristote, de s'adresser constamment au roman, au théâtre et au cinéma, bref à la manière dont les hommes se partagent le sensible[4] ? Réponse brutale et hautaine, réponse de philosophe : ces objections-là se situent en dehors de sa problématique. Elles s'adressent à quelqu'un d'autre, elles sont hors-sujet.

En revanche, il y a une résistance de l'objet à l'effort de la pensée, résistance reconnue et recherchée :

Il y a la résistance de l'objet dont on parle. Celle-là, dans mon cas, est massive et bénéfique. Ce qu'il faut penser des objets dont je n'ai cessé de m'occuper, des textes que j'ai lus cent fois, des œuvres qui ont accompagné ma vie, ce qu'on peut en dire et la façon dont on peut le faire, c'est quelque chose qui est pour moi sans cesse remis sur le métier. […] Ainsi les notions en jeu dans notre conversation — peuple, politique, révolution, histoire ou autres — n'ont-elles pas pour moi une définition générale à partir de laquelle je jugerais des situations données.

Chaque situation et chaque fait, à tout moment, résistent à la pensée. Cette résistance, c'est celle que le réel oppose par sa masse inentamable et irréfutable aux efforts de rationalisation de la philosophie mais aussi bien à ceux de l'art[5]. Elle exige constamment des remaniements conceptuels et de méthode : cette résistance est le signe de la réalité en même temps que la preuve de la validité de la pensée, alors que, dans les « machineries de pensée », telle celle de Baudrillard, « la guerre du Golfe, la chute des Twin Towers ou la catastrophe du stade du Heysel se dissolvent également dans la réalité virtuelle ». Tel est le cœur du débat entre Hazan et Rancière : la possibilité d'une politique qui ait, comme l'art, une finalité sans fin :

La « résistance » de l'objet est consubstantielle au travail lui-même. Cela veut dire aussi que chaque phrase que j'écris, chaque analyse que je propose est pour moi toujours problématique, que je la formule toujours avec le sentiment que ce n'est peut-être pas cela, que cela est peut-être faux. De ce côté-là je peux dire : tout me résiste, et c'est bien.

De la part de l'écrivain assuré et même tranchant qu'est Rancière, dans ce livre même et partout, ce propos surprend quand même. Ainsi ce ton inimitable de fermeté était-il celui d'une écriture jamais définitive, toujours recommencée en effet en une profusion d'articles, d'opuscules et de livres, obstinée mais non autoritaire. La seule vraie résistance que Rancière reconnaisse comme philosophe, celle qui garantit la vérité de ses affirmations, c'est celle de la réalité. Comme romancier, c'était sensiblement la position de Flaubert.

« Maintenant il y a une troisième forme de résistance qui, elle, me manque : la résistance du milieu dans lequel ces paroles sont proférées. » C'est que les paroles de Rancière, selon lui, soit sont éludées soit tombent dans ce milieu comme de simples témoignages d'espoir, certes encourageants mais sans plus, soit sont reçues comme des méthodes et recettes d'action, alors qu'elles ne prétendent apprendre rien de tel à personne. Ce philosophe est intransigeant mais ignorant, il le rappelle ici[6].

Dans la chambre d'Althusser

Le propre des conversations, même écrites comme celle-ci, c'est de faire naître, en une sorte d'abandon confiant, des rebondissements, des provocations même ou des images ou tel souvenir, inattendu :

Nous avons connu ce temps, pas si lointain, où le même « prolétariat » existait dans les textes  et dans la réalité. Si fort qu'il dénonçât la confusion entre objet réel et objet de pensée, Althusser parlait du mouvement ouvrier au mouvement ouvrier et il le faisait au sein du mouvement ouvrier. Même si on commentait les Manuscrits de 1844 dans sa chambre on était compris dans ce cercle, et qui n'y appartenait pas était censé parler « dans le désert ».

Le passé est de retour. Il y a bien maintenant quarante ans ou plus que Rancière a rompu avec Althusser et avec le Parti communiste, et voilà que reviennent, fût-ce comme un repoussoir, les images d'un temps où l'on parlait censément dans le désert mais au sein d'un petit groupe coopté, quand même compris dans un grand parti, un petit groupe sûr de lui et de ses inventions ou réinventions, de son avenir[7]. Dernières lignes du dialogue :

La parole qui maintient aujourd'hui ouverte la possibilité d'un autre monde est celle qui cesse de mentir sur sa légitimité et son efficacité, celle qui assume son statut de simple parole, oasis à côté d'autres oasis ou île séparée d'autres îles. Entre les unes et les autres il y a toujours la possibilité de chemins à tracer. C'est du moins le pari propre à la pensée de l'émancipation intellectuelle. Et c'est la croyance qui m'autorise à essayer de dire quelque chose sur le présent.

Tel est le genre de cette absence de résistance, celle d'un silence que l'on voudrait conducteur. Pas de nostalgie ici, je pense, car en ce temps-là on se mentait, mais une certaine mélancolie. Probablement ces distances traversées en un éclair par la grâce d'un nom de personne sont-elles aussi celles de l'âge, dans un homme qui aura bientôt quatre-vingts ans.

 

On peut n'être pas du bord de Rancière — ni de celui de Hazan — et admirer la force de son point de vue (philosophie, esthétique et politique organiquement mêlées), la fermeté de cette pensée et de cette ligne de vie, le discernement d'un stratège qui se veut sans plan de guerre et sans troupes, la véhémence intacte d'une écriture parlée.

Pierre Campion



[1] Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Galilée, 1995.

[2] Comité invisible, L'Insurrection qui vient, La Fabrique éditions, 2007. À l'occasion de l'enquête de justice qui visait le groupe de Tarnac, Éric Hazan fut interrogé sur l'identité de ces auteurs anonymes.

[3] L'erreur est réfutable par des raisons. Contre l'illusion, il faut des dénonciations : dresser des images et donner de la voix…

[4] Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique éditions, 2000.

[5] Au même moment et à son habitude, Rancière publie un volume de réflexion théorique, ici sur l'histoire du roman, Les Bords de la fiction, Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 2017.

[6] Jacques Rancière, Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l'émancipation intellectuelle, Fayard, 1987.

[7] Louis Althusser, Étienne Balibar, Roger Establet, Pierre Macherey, Jacques Rancière, Lire le Capital, éd. François Maspero, 1965. Voir Jacques Rancière, La Leçon d'Althusser, Gallimard, 1974, rééd. La Fabrique éditions, 2011.

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