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Yvon Logéat, professeur de Lettres, a reçu l'écrivain Jean-Pierre Abraham dans sa classe de Seconde au Lycée Sévigné de Cesson-Sévigné.

Nous le remercions de nous permettre de publier ce travail.

Texte mis en ligne le 8 février 2003.
Autres textes dans la même série :
Jean-Claude Pirotte dans la classe.
Didier Daeninckx dans la classe.
Hélène Cixous dans la classe.

© : Yvon Logéat.


Ce jour-là, nous sommes tous devenus gardiens de phare

« J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume. L'horizon est clair, on voit tous les feux. Le vent est remonté au nord mais la houle demeure, et le phare tremble par moments dans le bruit.

Ma lampe est tombée tout à l'heure. Je n'ai pas vu qu'à chaque secousse elle se rapprochait un peu plus du bord de l'établi. Elle a basculé sur mes genoux puis sur le socle de fer. La chambre de veille a pris cet aspect fantastique que je n'aime pas. Les ombres et les lumières tombant du feu tournant courent sur les boiseries. Certaines semblent venir d'en bas, par l'échelle de la salle des machines. L'armoire de cuivre et les roues dentées du mouvement d'horlogerie, les volutes de la rampe étincellent. Tout le reste est noir.

Les verres de lampe de rechange sont dans la chambre de Martin. Je ne ferai plus rien cette nuit. Cela ne va pas très bien. C'est ce que je voulais dire… »

Jean-Pierre Abraham. Armen. Édition Le Tout sur le Tout. 1997

Un texte est toujours une aventure, si l'on y entre par empathie

Avant que l'association rennaise Les Livres dans la ville ne me propose, en octobre 1998, d'organiser une rencontre entre Jean-Pierre Abraham et ma classe de seconde, je n'avais rien lu de lui. La découverte de son livre Armen fut pour moi une révélation : un journal au présent qui égraine les instants, les gestes, les sensations et les états d'âme dans une écriture limpide et nerveuse.

Peut-on vraiment écrire un livre à propos d'un lieu fermé où rien de palpitant ne doit en principe se passer, où, hormis les conditions météorologiques, les jours ressemblent aux jours ? On décrit une tempête une fois, on s'attarde un peu sur le bonheur d'une journée ensoleillée mais on risque vite de retrouver les mêmes coups de vent et les mêmes embruns.

Ce n'est donc pas sans angoisse que j'allais proposer à une classe de seconde, une lecture qui pourrait vite lasser. J'hésite à embarquer dans ce qui pourrait vite devenir une galère pour des élèves de ce niveau, à qui, d'ailleurs, je ne peux décemment pas faire acheter un livre relativement cher pour une courte séquence de travail.

Mais peu à peu, saisi par le registre envoûtant de l'ouvrage, je me surprends à vouloir poursuivre encore entre tempêtes et marées, entre solitude et confrontation avec un compagnon de vie que l'on n'a pas choisi, entre nuits de vent et calme du refuge à terre. Peu à peu, la grise perspective se mue en une sorte d'intérêt.

Et voilà découverts les enjeux « pédagogiques » d'une rencontre avec cet écrivain : comment parvient-on à écrire la vie d'un gardien de phare sans être ennuyeux ? Comment nous verrions-nous, nous-mêmes, lecteurs, en gardiens de phare. Il ne reste plus qu'à jouer ce jeu tout simple de l'imaginaire : « Nous serions gardiens de phare et nous écririons notre journal qui commencerait par ces deux phrases :  “J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume.” »

Je n'ai rien dit d'autre aux élèves sur l'auteur, sa vie, son œuvre. Et nous nous sommes mis à écrire. Ce jour-là, nous sommes tous devenus gardiens de phare comme par magie, à la lecture  de ces deux phrases qui ont provoqué une curieuse empathie immédiate entre chacun d'entre nous et cet écrivain, ou plutôt, ce narrateur, que nous ne connaissions pas encore.

Il ne s'agissait que d'écrire une dizaine de lignes mais cela suffit. Qu'on en juge par ce qui suit !

Gardiens de phare…

Pour ne pas lasser, je me contenterai de reproduire ici trois petits textes parmi ceux qu'ont produits sans préparation aucune la trentaine d'élèves. S'y révèle – et ce n'est pas là le moindre intérêt pour l'enseignant – une grande variété dans la convocation de l'imaginaire.

« J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume. Autant en profiter pour faire un tour sur les rochers. Je me frayai un chemin à travers le désordre indescriptible qui régnait dans la pièce, enfilai mon par-dessus et sortis. La nuit était claire et le ciel parsemé d'étoiles. J'avançai tranquillement à la lumière de la lampe torche tout en admirant la mer. Seules, quelques vagues venaient se fracasser sur les rochers. Je me dirigeai vers l'endroit que je préférais : un coin de roche qu'une vague avait arraché. Souvent, quand la mer était calme, je venais m'y reposer et je restais là, assis pendant des heures à regarder la mer. Ce soir là, tandis que je m'approchais, je crus apercevoir une ombre… »

 

« J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume. Les étoiles sont là, fidèles au poste, prêtes à guider les vieux loups de mer et tous ceux que les nouveaux instruments laissent froids. Jeanne aime les étoiles. Plus que sept jours et je la retrouverai, Aymeric commence à marcher. Quel chenapan, s'il est comme son grand frère, elle aura du mal avec lui. Tiens, la lumière baisse, il faut remettre du pétrole sinon, les bateaux se fracasseront contre les falaises. Il faudra que je remontre à Jacques ce qu'il faut faire pour maintenir la lanterne allumée. Il s'est plutôt bien adapté, mais sa femme lui manque, à lui aussi… »

 

« J'ai toute la nuit devant moi. Il n'y aura pas de brume. Les étoiles brillent fort dans le ciel et l'eau scintille, c'est la pleine lune. Je ferme les yeux. Demain, j'irai à terre… Demain, je verrai la ville, j'entendrai le bruit des moteurs, je sourirai aux passants. Que c'est bon de penser à tout ça ! Soudain la porte grince, j'ouvre les yeux, c'est Yves qui arrive. Il vient voir si tout va bien : je vérifie la lumière. Oui, tout va bien, le ciel et la mer sont magnifiques, la lumière brille et demain, je rentre… »

Que faire de cette entrée en matière ?

Quand nos élèves deviennent un tant soit peu écrivains eux-mêmes et que nous nous installons devant leurs écrits comme lecteur et non plus seulement comme correcteur, c'est une autre face de notre métier d'enseignant qui apparaît : celle qui nous amène dans les moments de grâce à révéler la force de l'écriture et celle des mots de l'autre.

Certes, on pourra toujours repérer des maladresses dans ces débuts de récit, mais ils servent à démontrer la démarche du travail d'écriture, la construction d'un récit autour d'une intrigue : le mystère de l'ombre que le narrateur croit percevoir, l'état d'esprit supposé du gardien de phare qui regrette sa famille ou la terre… Clichés ? Peut-être, mais les vingt huit textes des vingt huit élèves nous faisaient percevoir que toute écriture est événement puisque chacun d'entre nous avait déjà en germe la suite de son récit.

Ces vingt huit textes nous incitaient aussi, malgré toutes les approximations narratives ou grammaticales à nous plonger dans cet univers inconnu, par ces petits écrits, nous avions découvert le chemin de la lecture, le texte de Jean-Pierre Abraham, sans que nous en ayons dépassé la première phrase, était déjà devenu un peu nôtre.

On peut alors poursuivre l'aventure sans qu'il y ait trop de soupirs ni de lassitudes ni de réflexions du genre : « Il ne se passe rien dans ce livre. »

De ces petits textes, nous extrayons de multiples centres d'intérêts dont certains guideront nos choix d'extraits pour la lecture de Armen.

 

Beauté Livre…. Phare… Bateau, alerte… Ami… Solitude, ennui… Temps… Bonheur, liberté… Inattendu… Amour… Retour… Vague des regards… Envie d'écrire… Nuit… Repas… Cartes… Lever du soleil

 


C'est à partir de ces centres d'intérêt que s'est construite la suite du travail de la classe. Par exemple, les mots Beauté, livre, Solitude, ennui nous orienteront vers deux passages : l'un évoque Vermeer et l'autre Reverdy.

Suivre les signaux du texte

« 19 décembre, 1 h

La Jeune fille au Turban. Ce visage s'est aggravé. Elle a tourné lentement la tête, surprise par un geste, par une question paisible. Elle ne se méfie pas encore. L'étincelle de gaieté tendre dans ses yeux, au bord de ses lèvres pâlit. La question était insidieuse. Dans le silence la lumière se fige. Le visage devient opaque.

Elle tourne lentement la tête, un éclair de tendresse aux yeux, aux lèvres, qui s'éteint immédiatement. Je pourrais maintenant la regarder pendant des heures, la lueur du premier instant ne reparaîtra pas. Elle n'est pourtant pas encore déçue. Un mot suffirait.

Pourquoi ouvrir à nouveau le grand livre, rencontrer une fois de plus ces yeux globuleux, ces lèvres un peu épaisses ? J'ai vu tous les sentiments passer sur ce visage. Depuis tant d'années, la gaieté, la tendresse ont changé de couleur ; j'ai vu des visages ravinés. Je reviens à celui-ci, rond, inabordable, comme à l'image la plus juste de mon inquiétude. Cette passion des lueurs ! Est-ce la vie, cela : regarder une vieille peinture craquelée, près d'une lampe, tandis qu'au dehors l'espace vibre à mort, que la mer est folle ?

Tout ce que je regarde se ferme. Lampe. Visage. On se dérobe. Pris à partie, on ne se souvient de rien. Je recueille par surprise quelques lueurs vivantes et je n'y comprends pas grand-chose. Mais je veux faire confiance, aveuglément, à ma fidélité, elle est plus sûre de moi que moi. Je déteste presque toutes les autres femmes de la maison Vermeer… »

 

« 24 janvier…

Quand le moteur s'ébranle, quand le filament de l'ampoule électrique au mur, d'abord rougeâtre, s'épanouit, le souvenir même du silence s'efface de la tête, tout entière habitée d'un grand rythme blanc.

Je veux écrire malgré tout. Comment résister à cette agression, à ce lent avalement ? Quoi jeter à la gueule du monstre, quels mots assez durs, quelle image assez troublante ? Je ne veux inventer aucune histoire. Mais crever d'abord l'inutile qui gonfle dans chaque heure.

À chacun sa baleine. Jonas, prophète dérisoire, toujours en retard sur les événements, ahuri, frère, j'envie ton cœur reconnaissant dans ce ventre visqueux ! Je ne ferai pas mienne ta louange. Nous n'allons pas à la côte, nous. Et qui dirige la manœuvre ?

Reverdy : « Si tout ce que l'on n'attend pas allait venir – Si tout ce que l'on sait allait finir. » Et la suite (Main-d'œuvre, p  467)

L'aube. Moi j'avais cette seule immense envie dans tous les jours aventureux : parler d'une perle un point c'est tout… »

 

Le mot Ami nous mènera à ce beau portrait de Milord et à une courte réflexion sur le non-dit, l'espoir de la connivence retrouvée et le silence définitif de la séparation.

 

« 16 février.

Milord souriait tout le temps derrière ses lunettes d'or, il avait une allure sans égale, des pantalons flétris, des savates, un visage bon comme le pain. Il balançait sereinement ses énormes épaules, peu soucieux de l'opinion, enchanté du surnom qu'on lui avait donné. C'est avec lui que je faisais les pires balades dans la brume. On s'entendait bien. On parlait peu. Il avait confiance en moi, je crois. Puis un jour, il m'a surpris devant un livre de poèmes…

Il a été nommé aux Pierres-Noires. J'ai plusieurs fois essayé de lui dire bonjour, par radio. Il n'a pas répondu. Alors je ne parlais presque plus aux autres phares. J'étais sûr qu'il m'écoutait. Oui, j'aurais donné cher pour un simple bonjour. Son collègue, ce matin à 8 heures, a annoncé qu'il s'était fait enlever par une lame, dans la nuit. »

 

Ces textes et les autres que nous avons choisis, nous ne les avons pas commentés. Tout juste avons-nous fait quelques remarques sur Jonas, la baleine, et à peine avons-nous parlé du sens que l'un ou l'autre pouvait attribuer à tel ou tel passage. Le but, en effet, était de recevoir celui qui avait écrit ces lignes, avait vécu ces événements, était gardien de phare, contemplait les peintures de Vermeer et lisait des poèmes dont ceux de Reverdy. Il était devenu aussi celui à qui Milord n'avait jamais plus répondu. Nous percevions à travers ses pages d'écriture un homme quelque peu angoissé d'aller toujours à l'essentiel. Allions-nous nous retrouver en face du personnage que nous avions imaginé ? Que faire ? Que dire en sa présence ?

Recevoir l'écrivain : au-delà des questions, restituer le texte à son auteur par une lecture publique

Des questions

Bien sûr des questions ont fusé quand il s'est agi de préparer sa venue.

16 février. Votre vie de gardien de phare a-t-elle changé après la mort de votre ami ?

17 février. Pourquoi précise-t-il « voyage réel » ?

Lorsqu'on est gardien de phare, quels sentiments éprouve-t-on à l'idée qu'une seule petite erreur peut être fatale à la vie de plusieurs hommes ?

5 avril. Quel est le rapprochement entre le deuxième et le troisième paragraphe ? Entre le troisième et le quatrième ?

Tout ce que vous avez écrit a-t-il vraiment été réel ?

Que ressentiez-vous lorsque les bateaux arrivaient ?

Comment avez-vous pu vivre cet isolement ?

Avez-vous gardé des relations avec d'autres gardiens de phare ? etc.

 

Lecture à haute voix

Ces questions ont pu nourrir le débat, lever un coin du voile mais nous avions mieux à faire ; tout n'était-il pas déjà dans le livre ? C'est donc au texte d'abord que nous nous sommes confrontés. De petits groupes d'élèves attirés par tel ou tel centre d'intérêt se sont penchés sur le passage choisi, avec pour mission de se partager des éléments du texte à lire à haute voix suivant une cohérence qu'ils déterminaient.

Bien sûr, une lecture à haute voix ne s'improvise pas ; chacun a donc pu, dans des séances de modules où le nombre d'élèves est réduit s'exercer à poser sa voix, accentuer telle ou telle intonation, marquer les silences. Ce type d'apprentissage devrait être plus systématique qu'il ne l'est dans l'enseignement secondaire. Couplé à une réflexion sur un partage du texte fondé sur une cohérence logique, il peut être efficace pour en saisir la profondeur.

Voici comment un groupe a proposé de découper le texte pour le lire à deux voix : deux élèves se partageaient la lecture, l'une lisant les passages portant sur ce qu'elles appelaient les états d'âme, l'autre ceux sur ce qui était nommé réalité. Il s'agit d'un passage concernant un autre tableau de Vermeer que celui qui était évoqué plus haut.

Par la disposition suivante, en vis-à-vis, on peut imaginer le découpage opéré par les élèves. Si une telle opération n'est pas la preuve d'une analyse très fine, elle témoigne d'une lecture attentive qui s'est révélée opératoire pendant la séance de lecture en compagnie de l'auteur.

 

17 février

La jeune femme en bleu.

 

Réalité

États d'âme

Je ne sais quelles craintes m'agitent. Je ne connais pas mes pensées. Mais je voudrais sauver cette image de Vermeer. Elle me tient à cœur, elle m'a ému, profondément. Elle a créé en moi, quelque part, un espace clair qui ne s'est jamais terni.

Je l'ai rencontrée au terme d'un long voyage réel. Depuis des jours nous naviguions en mer du Nord, dans la brume et la grisaille. Nos fonctions nous obligeaient à demeurer sur des hauts-fonds où régnait un clapot terrible.

J'ai passé trois jours à Amsterdam. J'allais au marché aux Puces. Un géant blond me vit acheter une vieille lampe à pétrole et engagea la conversation. Le jour suivant, avec sa femme, si fine, si brune, et ses deux enfants rieurs nous avons visité la campagne.

Le soir approchait quand nous sommes entrés dans ce bâtiment austère. J'ai traversé vingt salles sans les voir. J'ai gravi des escaliers aux marches blanches. Puis elle fut là. Mes amis allèrent s'asseoir près des fenêtres.

Je me suis avancé le bonnet à la main. Ah, je n'avais pas prévu cet aspect craquelé. Je ne savais pas qu'elle allait surgir d'un léger réseau de failles, pareilles à celles qu'ouvre le soleil dans l'argile.

Ainsi la lumière du soir, qui entrait dans la salle, venait se résoudre ici en brèves crispations, au travers desquelles s'organisait, lentement, se précisait la silhouette qu'aujourd'hui encore je contemple dans l'album acheté dès mon retour, cette silhouette qui semble lisse sur la page, bien moins vivante, assez fidèle cependant pour que je retrouve une parcelle de l'émotion qui alors me figeait sur place.

C'est la plus jolie fille de la maison. Elle est enceinte. Elle lit une lettre avec beaucoup d'attention. Ses lèvres s'entrouvrent. Derrière elle, pendue au mur, s'étale une vaste carte de géographie.

Je le sais désormais, ce n'était pas elle qui me touchait le plus dans ce tableau. Mais l'air du matin entrant par une fenêtre devinée…

La rencontre avec l'écrivain

La rencontre, de deux heures environ, s'est fondée sur le principe de la restitution du texte à son auteur par le biais de la lecture à haute voix. Deux comédiens invités par l'association Les livres dans la ville devaient aussi lire des passages de leur choix.

D'abord quelques élèves ont lu leur propre texte imaginé à partir des deux premières phrases du livre. Jean-Pierre Abraham intervenait alors à propos de ces événements imaginés, leur vraisemblance et le travail d'écriture qu'il percevait à travers ces débuts de récits…

 

Puis neuf passages ont été lus à plusieurs voix, nous leur avions donné un titre :

19 décembre. La jeune fille au turban

24 décembre. Les perles de Vermeer

24 janvier. Vermeer, Reverdy

16 février. Milord

17 février. La jeune femme en bleu

2 mars. La porte défoncée

5 avril Les mots trop brillants

28 avril. L'histoire des trois gardiens

30 avril. La première construction du phare.

L'écrivain a pu ici parler de son travail de gardien de phare, de son ami Milord, de peinture et de poésie avec en arrière plan deux écrans où étaient projetés la photo du phare d'Armen et la reproduction de la peinture de Vermeer La jeune fille au turban.

 

Enfin, les comédiens ont pu interpréter leur propre lecture.

 

Bien sûr, le temps imparti à cette rencontre chaleureuse a paru trop court mais ne commentons pas plus l'événement. Tentons de conclure en évoquant la tradition séculaire des lectures publiques rappelée par Alberto Manguel[1] :

« Lors de lectures d'auteurs, aux fêtes du livre de Nice, d'Edimbourg, de Melbourne ou de Salamanque, les lecteurs s'attendent à participer au processus artistique. L'inattendu, l'imprévu, l'événement qui se révélera, d'une façon ou d'une autre, inoubliable, pourrait, espèrent-ils, se produire sous leurs yeux, faisant d'eux les témoins d'un instant de création – joie refusée même à Adam – de sorte que si quelqu'un leur demande un jour, quand l'âge les rendra radoteurs : “Et Monsieur Teste, vous l'avez rencontré ?”, leur réponse sera oui.

Dans un essai consacré au sort des pandas, le biologiste Stephen Jay Gould a écrit que “les zoos se transforment, d'institutions de capture et d'exposition, en havre de préservation et de propagation. Dans les plus belles fêtes du livre, aux lectures publiques les plus courues, les écrivains sont à la fois préservés et propagés. Préservés parce qu'ils ont l'impression (comme l'avouait Pline) d'avoir un public qui attache de l'importance à leur œuvre ; préservés au sens le plus cru, parce qu'ils sont (à la différence de Pline) payés pour leur peine ; et propagés parce que les écrivains engendrent des lecteurs, qui à leur tour engendrent des écrivains. Les auditeurs qui achètent des livres après une lecture, multiplient cette lecture ; l'auteur qui se rend compte qu'il ou elle écrit peut-être sur une page blanche mais au moins ne s'adresse pas à une salle vide peut se sentir encouragé par l'expérience, et écrire davantage”. »

 

Oui, ce jour-là, en devenant gardiens de phare, en rendant compte à Jean-Pierre Abraham de notre lecture de son texte, dans une lecture publique que nous façonnions à notre manière, nous avons fêté, préservé, propagé le livre. Puisse ce souvenir faire « écrire davantage » Jean-Pierre Abraham qui écrivait, il y a peu, après une sollicitation de témoignage à propos de cet article :

« J'ai gardé le souvenir de ma rencontre avec vos élèves et vous… mais à cette occasion, et à quelques autres, j'ai mesuré à quel point j'étais peu doué pour faire partager mon expérience, ou plutôt mon inexpérience d'écrivain ! Ce n'est pas mauvaise volonté mais il est certain que pour moi le travail d'écriture demeure quelque chose de très intuitif, que je suis incapable d'analyser de façon utile pour les élèves d'une classe… »

 

Sans doute l'on peut entendre ici que le texte se suffit à lui-même et que la rencontre avec l'écrivain s'y résume mais en dehors de la classe, des élèves de seconde auraient-ils eu l'occasion de rencontrer un homme au regard sur le monde aussi aiguisé par la force de son écriture  ?

Yvon Logéat

Janvier 2003

 


Note

[1] Alberto Manguel. Une histoire de la lecture, New York, 1996. Éd. française, Actes Sud, trad. Ch. Le Bœuf, 1998, p. 302.


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