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FRANÇOISE SÉRANDOUR

Parler, lire, écrire
L'invention des écritures en terrains français, portugais et marocain

Chapitre 3 : La réception : du lecteur.

© Françoise Sérandour.

Mis en ligne le 3 janvier 2005.



Parler, lire, écrire

L'invention des écritures en terrains français, portugais et marocain


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Chapitre 3

La réception : du lecteur

Et rien que pour répondre : « Non, merci bien ! » il fallait arrêter net et ramener de loin sa voix qui, en dedans des lèvres, répétait sans bruit en courant, tous les mots que les yeux avaient lus.

Marcel Proust[1]

Introduction : Pour une lecture poétique

Cheminant dans le problème de la réception de l'écrit, et des textes de la littérature par les enfants, il nous faut approfondir notre approche à travers une problématique de l'interprétation, celle-ci envisagée aussi bien sous la perspective de la théorie que de la pratique[2].

En effet, la lecture dont il est question dans cette recherche relève bien d'une opération « poétique », au sens d'Aristote[3], et ainsi que l'entendent les auteurs et chercheurs cités ici qui ont travaillé sur les questions de « la stratégie narrative » et du style de l'auteur dans l'écriture. Cette lecture a fait sens au regard d'une pratique éducative, notamment celle de conteuse auprès d'enfants, c'est-à-dire au regard de la posture de narrateur que suppose l'acte de lire des textes (à haute voix) et de raconter des contes.

Poétique sous entend une lecture complexe qui met en jeu bien plus que de simples connaissances ou des compétences linguistiques : il y faut du désir, de la pratique, de l'imagination, c'est-à-dire, par dessus tout, un esprit de création[4] .

Ainsi, d'une part, le langage se construit du côté de l'écriture, du côté de l'écrivain, et celui-ci exprime sa pensée en signifiant au lecteur qu'il veut le « conduire » au sens du texte et à ses intentions d'auteur, par une forme, des signes, un style ; et d'autre part, il se construit dans la représentation du lecteur (et, par celui-ci, dans celle de l'auditeur) du côté de l'interprétation, et précisément ici du côté de la parole narrative.

Aussi, en évoquant le livre de Pierre Campion et Jean-Jacques Morne, Approche de la littérature française par l'oralité, nous nous référons à leur thèse qui considère « la lecture comme une activité à caractère mental, intellectuel et artistique, à laquelle on peut et on doit se former », une « activité essentiellement imaginaire et créatrice[5] ». Cette thèse rejoint tout à fait la problématique de « la stratégie narrative » analysée par Umberto Eco dans son essai intitulé Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs. S'il est vrai que la lecture est une activité complexe qui rencontre des difficultés de toute nature, il ressort de ces deux ouvrages que la compréhension d'un texte est due à sa réception, et donc à son niveau d'interprétation (c'est-à-dire à la compréhension du signifié). Et c'est dans ce sens que le concept de « coopération » entre les deux protagonistes auteur et lecteur est l'objet des recherches d'Umberto Eco dans cet essai. La réception du texte par le lecteur, et aussi par l'acteur, relève des concepts clés de l'art de la narration : la « voix », le « style », le « point de vue »

L'herméneutique de l'interprétation nous révèle le sens du discours, mais elle peut être singulièrement éclairée par celle de l'acteur de théâtre. Les travaux actuels — théoriques et pratiques — de metteurs en scène et comédiens (nous pensons ici plus particulièrement à Denis Guénoun, Jean Caune, Jean-Pierre Sarrazac, Jean Michon, Jean-Pierre Miquel) parlent d'un comédien qui révèle le sens, le drame, par son jeu, conciliant lecture action, interprétation et invention, par son art (tekhné), tout aussi bien dans une lecture que dans l'art du théâtre. Cette conceptualisation du travail d'interprétation du comédien nous a permis d'élaborer notre concept de « double-auteur » pour décrire le travail du conteur, c'est-à-dire une dialectique de l'écrivain qui travaille la langue pour être lue, et de l'acteur qui joue la visibilité des sens multiples par une parole mise en scène.

1 - Une stratégie pour une lecture poétique

Une œuvre narrative, on le suppose, doit mettre en scène des personnages qui accomplissent une action, et le lecteur désire connaître le développement de ces actions.

Umberto Eco[6]

La science du récit, la narratologie, a pour but d'analyser et d'étudier la construction narrative de l'œuvre. Ainsi, la pertinence de l'analyse structurale, fondée par Propp[7] a consisté à révéler une structure, une organisation interne toujours identique tissée autour d'une intrigue. Pour qu'il y ait récit, il faut deux types d'éléments : des éléments récurrents, aux fonctions et rôles stables (personnages, situations), et une intrigue inscrivant ces fonctions et rôles dans une action[8].

L'art de la narration réside donc essentiellement dans une écriture de l'évocation, c'est-à-dire dans la capacité de l'écrivain à mettre le lecteur en position de se représenter des personnages, des situations, des décors… D'autre part, il faut donner vie au récit en élaborant une intrigue — simple, avec une seule action à déployer, ou bien complexe avec des actions entrelacées. Ce sont des épreuves à accomplir et des énigmes à résoudre qui font l'histoire, c'est-à-dire « l'agencement d'actes accomplis », le dramatique. Ainsi cette écriture conduit-elle le lecteur à instituer une scène imaginaire comme si elle était réelle, mais sans aucunement perdre le sens de la réalité. Dit sous une autre forme et dans une conceptualisation plus récemment élaborée par la linguistique, la sémiologie, et la sémantique, la poétique du récit articule entre elles deux fonctions, la fonction d'irréalisation (par la production de représentations imaginaires) et la fonction référentielle (qui traite les objets du récit comme réels).

Dans Temps et récit, reprenant ses analyses antérieures sur la métaphore pour les appliquer au récit, Ricœur donne lui aussi, et à sa manière, une pertinence certaine à cette distinction :

Dans La Métaphore vive, j'ai défendu la thèse selon laquelle la fonction poétique du langage ne se borne pas à la célébration du langage pour lui-même, aux dépens de la fonction référentielle, telle qu'elle prédomine dans le langage descriptif. J'ai soutenu que la suspension de la fonction référentielle directe et descriptive n'est que l'envers, ou la condition négative, d'une fonction référentielle plus dissimulée du discours, qui est en quelque sorte libérée par la suspension de la valeur descriptive des énoncés. […] Je me suis risqué en conséquence à parler non seulement de sens métaphorique, mais de référence métaphorique, pour dire ce pouvoir de l'énoncé métaphorique de re-décrire une réalité inaccessible à description directe. […] La fonction mimétique du récit pose un problème exactement parallèle à celui de la référence métaphorique. Elle n'est même qu'une application particulière de cette dernière à la sphère de l'agir humain[9].

Par là, et développant Aristote, il entend que la structuration du récit, en tant que celui-ci est destiné à la lecture, sert à appréhender, de manière représentative et indirecte, notre expérience réelle du temps : « Je vois dans les intrigues que nous inventons le moyen privilégié par lequel nous re-configurons notre expérience temporelle confuse, informe et, à la limite, muette » (ibid.).

S'il en est ainsi, la vocation paradoxale du récit ne peut s'accomplir que par une sorte de collaboration entre l'auteur de ce récit et son lecteur. Ainsi, puisque « l'univers narratif est un message », Umberto Eco réaffirme-t-il l'importance pour toute société de raconter et de lire des histoires et, corrélativement, la possibilité et la nécessité d'analyser les récits. En démontrant que par le fait de la construction de l'œuvre — une construction qui est voulue par l'auteur — le lecteur est amené à coopérer dans une lecture qui donne vie aux intentions narratives du texte, il introduit la notion de « coopération » entre les deux protagonistes auteur et lecteur.

2 - Une « coopération » pour une lecture poétique

Le texte ne devient œuvre que dans l'interaction entre texte et récepteur.

Paul Ricœur[10]

En reprenant une métaphore de Borges, Umberto Eco a choisi la métaphore du bois qui est une métaphore du texte narratif, « et pas seulement des fables, mais de tout texte narratif » :

Un bois est un jardin dont les sentiers bifurquent. Et même si un bois n'est pas quadrillé de sentiers, chacun a le loisir de tracer son propre itinéraire en prenant à droite ou à gauche d'un arbre donné, à chaque arbre rencontré. Dans un texte narratif, le lecteur doit à chaque instant accomplir un choix (p. 13).

2. 1. Auteur-modèle et lecteur-modèle : interpréter et non utiliser le texte

Cette métaphore du bois où sont disséminés des « indices » signifie que le lecteur doit les considérer comme des signaux pour anticiper et faire des hypothèses de lecture. Le lecteur de cet essai est prévenu dès le début de sa lecture : il doit faire « des choix raisonnables » dans le bois narratif, au détour des chemins. Mais que veulent dire ces choix raisonnables ? Tout d'abord, l'auteur ne peut tout dire. Le narrateur exige de son lecteur « une capacité à remplir les vides contenus dans tout récit », les blancs du texte, selon le principe supposé de la « rapidité obligée du récit » qui signifie que « toute fiction narrative est nécessairement, fatalement rapide, car — lorsqu'elle construit un monde, avec ses événements et ses personnages — il lui est impossible de tout dire de ce monde. Elle mentionne, et pour le reste, elle demande au lecteur de collaborer en comblant une série d'espaces vides » (p. 9).

Cependant il existe des limites à cette rapidité. L'auteur doit s'adapter à son lecteur, tout comme un conte raconté doit être justement adapté en fonction de l'auditeur auquel on s'adresse (âge de l'enfant, connaissance du monde et des contes). C'est alors qu'intervient la notion du « lecteur-modèle » dans le couple auteur-modèle et lecteur-modèle, déjà explicité dans le livre Lector in fabula[11]. Le Lecteur-Modèle doit « interpréter » un texte, et non « utiliser un texte ». « Le Lecteur Empirique, c'est tout le monde, nous tous, vous et moi, quand nous lisons un texte », mais « souvent, il utilise le texte comme réceptacle de ses propres passions, qui proviennent de l'extérieur du texte ou que le texte suscite fortement en lui[12] ».

Et pourtant, le bois dans lequel se promène le lecteur a été construit pour tout le monde (il n'est pas synonyme de « jardin privé »), si bien que le lecteur modèle est « un lecteur type que le texte prévoit comme collaborateur et qu'il essaie de créer ». Il s'agit bien d'une rencontre, par la lecture, qui doit s'opérer entre « le monde du texte » et « le monde du lecteur », car « le texte est un ensemble d'instructions que le lecteur individuel ou le public exécutent de façon passive ou créatrice », écrit aussi Paul Ricœur[13]. C'est une rencontre qui demande « un processus d'actualisation », et qui requiert un apprentissage. Par exemple, de même que chez les Grecs anciens, « on reconnaissait formellement un mythe au fait que l'exégète donnait son propre discours pour un discours indirect : “on dit que…, la muse chante que…”, de même si un texte débute par il était une fois, le lecteur d'aujourd'hui doit comprendre que le texte raconte une histoire qui sort de l'ordinaire, un récit extraordinaire[14] ». Les temps du passé sont des temps du récit et l'expression « il était une fois » a pour fonction de marquer l'entrée en « récit raconté », comme dit encore Ricœur. C'est un premier « indice », que l'auteur met dans sa phrase pour que le lecteur sache de quoi il est question : une fable, un conte merveilleux qui requiert des compétences spécifiques du lecteur[15].

2. 2. Un style, une voix

Il existe donc « des règles du jeu » ; et le lecteur modèle est celui qui sait les respecter. Mais cette attitude du lecteur modèle n'existe qu'en corrélation avec « l'auteur-modèle », celui à qui on peut donner un nom de plume : par exemple, le nom de Gérard de Nerval au lieu de celui de Gérard Labrunie, né en 1808 et mort (par suicide) en 1855. Suivant l'explication d'Umberto Eco, l'auteur est assimilé à son « style » : « Nous pourrions affirmer que ce Nerval, qui au début de la lecture n'est pas encore là, sinon sous forme de traces pâles, ne sera, lorsque nous l'aurons identifié, rien d'autre que ce que les théories des arts et de la littérature appellent "style"» (p. 24). L'auteur est donc bien vivant : sa « voix » se manifeste au plus près par « sa stratégie narrative », une voix qui parle et à qui l'on doit obéir.

Dans Le Degré zéro de l'écriture, Roland Barthes analyse longuement ce qu'est « l'écriture », en séparant la langue et le style (comme objets) de l'écriture (les intentions de l'écrivain). « La langue est un corps de prescriptions et d'habitudes, communs à tous les écrivains d'une époque […] comme une nature qui passe entièrement à travers la parole de l'écrivain, sans pour autant lui donner aucune forme, sans même la nourrir. » Et Barthes la considère comme « en deçà de la Littérature ». Par contre, il désigne le style comme « presque au-delà » : « Des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. » Il poursuit son argumentation en donnant des exemples d'auteurs qui, étant séparés par un siècle et demi de distance, peuvent avoir la même écriture ; ce qui signifie la pratique d'un « langage chargé d'une même intentionnalité », la référence à « une même idée de la forme et du fond », à « un même ordre de conventions », et « le lieu de mêmes réflexes techniques ».

Mais, si au contraire tout peut séparer des auteurs de la même époque, ces écritures sont cependant comparables par « la réflexion de l'écrivain sur l'usage social de sa forme et le choix qu'il en assume ». « Son choix est un choix de conscience, non d'efficacité. Son écriture est une façon de penser la Littérature, non de l'étendre[16]. »

Dans le sens de l'écriture qui pense la Littérature dans un champ social, Umberto Eco reprend ses réflexions portées sur l'auteur et le texte dans un autre ouvrage sur l'interprétation — Interprétation et surinterprétation. L'auteur (l'écrivain) est reconnu comme quelqu'un qui ne produit pas un texte pour un seul lecteur, mais pour « une communauté de lecteurs » qui interpréteront le texte avec « leur compétence linguistique comme patrimoine social ». Par patrimoine social, il n'entend pas seulement « un langage donné, comme système de règles grammaticales, mais aussi l'encyclopédie toute entière que les utilisations de ce langage ont permis de mettre en œuvre, c'est-à-dire les conventions culturelles que ce langage a produites et l'histoire même des interprétations antérieures d'un grand nombre de textes, y compris le texte que le lecteur est en train de lire[17] ». Si bien que le lecteur modèle doit mettre en œuvre des compétences linguistiques, encyclopédiques, et mobiliser ses connaissances préalables pour « construire le sens des textes ouverts à de multiples points de vue ».

2. 3. La multiplicité des sens

Ainsi, le lecteur reconstruit le sens, agit sur le texte, interagit avec l'auteur, notait l'écrivain Paola Pugliati à la sortie du livre Lector in fabula[18]. Cependant, si le lecteur construit le sens entre écriture et lecture, des écrivains, tel Hector Bianciotti, mettent également l'accent sur la réception du sens de l'œuvre qui peut être une autre vérité que celle voulue par l'écrivain au commencement de son projet. Au contraire du poète, dont le vers attend un sens (« le vers écoute son lecteur », Valéry), le prosateur, en revanche, a un but qu'il croit connaître : « raconter une histoire, mettre en scène des personnages, recréer le mouvement de la vie, saisir la surface des choses et montrer l'âme insondable, parler du temps qu'il fait, et imaginer la mémoire des autres…[19] » Mais la vérité du lecteur peut être une autre que celle de l'intention du texte.

Dans la recherche sur la surinterprétation du texte par le lecteur, la seule façon de contrôler son parcours et de prouver la conformité d'une conjecture à l'intention de l'œuvre (l'intentio operis) est de le soumettre à l'épreuve de la cohérence : « Toute interprétation donnée portant sur une certaine portion d'un texte peut être acceptée si elle est confirmée par, et elle doit être rejetée si elle est contestée par une autre portion du texte. En ce sens, la cohérence textuelle interne contrôle les parcours du lecteur, lesquels resteraient sans cela incontrôlables[20]. » Rappelons aussi la position de Jean Bollack, philologue et traducteur de nombreuses pièces de théâtre grec[21], pour qui l'œuvre n'est pas ouverte à l'aléatoire des interprétations arbitraires. Pour ceux qui ont une longue habitude du travail de la langue, et qui ont particulièrement à faire avec la traduction — ainsi Jean Bollack, et également Henri Meschonnic en particulier dans Poétique du traduire —, un mot est compris dans sa signification, par rapport à une phrase, à un contexte, à une histoire, et à l'Histoire :

Il n'y a pas de choix à faire, si le texte n'a pas déjà choisi.

Une analyse de rythme n'est donc pas n'importe quoi. Conduite dans le texte, mais par lui, elle se fonde sur une réalité intersubjective (une relation entre un texte-sujet et un lecteur-sujet) qui peut être chaque fois décrite concrètement. Cette réalité, qui appartient au texte dans le moment de la relation qu'il suscite n'est pas un sens caché, qu'il s'agirait de découvrir, mais une valeur qui s'invente, d'une invention qui révèle le texte à sa propre inventivité, à sa propre capacité d'invention, c'est-à-dire à sa capacité de s'inventer et d'inventer la lecture qu'on en a […][22].

C'est donc le texte qui impose une lecture, mais en même temps, tout texte est polysémique. Et Jean Bollack souligne que cette « polyvalence » tient à l'œuvre elle-même qui « est inépuisable, mais suivant elle-même seulement, selon son autonomie ».

Dans son essai critique Écrire la lecture, qui fait partie du tome Le Bruissement de la langue, Roland Barthes éclaire également le fait de la multiplicité des sens d'un texte, ce qu'il voudrait pouvoir appeler un « texte-lecture » en prenant en compte le point de vue du lecteur. Si certains pensent encore, traditionnellement, que l'auteur a « des droits » sur le lecteur, qu'il fait preuve d'une autorité en le contraignant à « un certain sens », d'autres auteurs avertissent que nous sommes, lecteurs, « libres de lire leur texte à notre guise » (Valéry). Barthes met, quant à lui, l'accent sur l'opposition qui existe entre les règles de la composition qui « canalise » et la logique de la lecture qui, au contraire, « disperse, dissémine » et répond à une « force explosive du texte », « son énergie disgressive ». À « la logique de la raison » de l'histoire, « s'entremêle une logique du symbole ». Cette lecture (du texte « que nous écrivons en nous lorsque nous lisons ») échappe à « une logique déductive ». Mais « associative : elle associe au texte matériel (à chacune de ses phrases) d'autres idées, d'autres images, d'autres significations », c'est-à-dire « un supplément de sens ». Également, dans l'essai Sur la lecture, Barthes imagine alors, en se référant à la démonstration donnée sur la tragédie grecque — où le lecteur est ce personnage qui est dans la scène et entend à lui seul ce que chacun des partenaires du dialogue n'entend pas — qu'il faudrait « traiter le lecteur comme un personnage de la fiction et/ou du Texte[23]. »

Selon le point de vue de l'historien de la lecture, Roger Chartier, c'est « l'arrangement des mots », et « l'écart que l'auteur s'est donné dans le cadre de ses déterminations historiques propres » qui créent l'espace des possibilités de sens, inscrit dans le projet poétique lui-même.

C'est pourquoi, la relation que le spectateur, ou le lecteur d'aujourd'hui, entretient avec des œuvres à la fois anciennes et familières, proches et étranges, est rapportée à cette polyvalence du sens de l'œuvre. Mais, par exemple, si nous prenons des pièces du théâtre grec, « pour que la Grèce qu'elles donnent à entendre soit celle de tous par delà les siècles, il y faut tout ensemble le respect de l'écart et l'actualisation dans la représentation ». Notre vision du monde bouge, en perpétuelle évolution. Et c'est ainsi qu'il est donné à voir, de plus en plus souvent actuellement, des représentations de pièces de théâtre avec de nouvelles perspectives « s'attachant à la matérialité du texte et à l'actualisation dans la performance[24] ». Toutefois, « l'interprétation renferme toujours la référence essentielle à la question posée. Comprendre un texte, c'est comprendre la question qu'il pose », écrit également Paul Ricœur dans Temps et récit :

Un texte du passé n'a pas le pouvoir de nous poser par lui-même à travers le temps, ou de poser à d'autres qui viendront plus tard encore, d'autre question que celle que l'interprète doit reconstituer et reformuler en partant de la réponse que le texte transmet ou semble transmettre[25].

2. 4. L'herméneutique de l'interprétation

En conséquence de cette analyse théorique, il convient de percevoir aussi comment la conception du langage chez l'écrivain peut éclairer « l'acte de raconter[26] » que perçoit le lecteur, et plus précisément l'interprète qu'est le traducteur, le comédien, le conteur. En effet, au plus près des intentions de l'auteur, celui qui lit (ou dit) restitue le texte en cherchant à faire comprendre les intentions, le sens du texte grâce à l'art de la narration qu'il transmet par son savoir-faire (un rapport à soi, son style, le travail de la voix). Ainsi, par la notion de «coopération interprétative » entre l'auteur-modèle et le lecteur-modèle, on peut en venir, en effet, à cette même idée de coopération entre conteur-modèle et auditeur-modèle. Ces concepts relèvent bien de ce qui est, pour nous, une recherche du sens de la dramaturgie dans le travail d'interprétation : une présence active du lecteur en tant que personnage dans le texte même du récit comme dans la tragédie.

Ce travail d'herméneutique entraîne une qualité d'écoute portant à une meilleure compréhension du récit. Il s'établit alors un contact, il « se noue une relation qui engendre une complicité et un échange entre le conteur et l'auditeur ». « Les œuvres sont investies de lectures plurielles et mobiles qui se construisent dans la rencontre entre une proposition et une réception. » Et l'auditeur y apporte aussi une contribution : « il a sa part de responsabilité, il contribue à l'évolution du récit », écrit Jean Caune dans Pour une éthique de la médiation.

S'il existe un art de conter solidement codifié par des milliers d'essais et d'erreurs, il existe également un art d'écouter, tout aussi ancien et inestimable duquel toutefois les règles n'ont jamais été définies[27].

À cet égard, Roger Chartier définit l'horizon d'attente du lecteur dans la réception de l'œuvre[28]. Cela signifie que les interprétations s'élaborent en fonction de plusieurs paramètres : en fonction de la lisibilité de l'œuvre, du schéma que celle-ci mobilise à ce moment-là (c'est-à-dire de « son réseau d'informations relatives au thème abordé[29] »), en fonction de l'expérience littéraire acquise (la « bibliothèque lue ») et de l'expérience quotidienne de chacun.

Avec la conception du style qui est inhérente au travail de l'écrivain, nous pouvons alors toucher au plus près « la réalité matérielle d'une œuvre[30] ». Elle peut être étudiée par une analyse littéraire, et valorisée par l'interprétation orale qu'est la lecture à haute voix.

3 - L'oralité de l'œuvre : analyse stylistique et lectures à haute voix

[L'oralité] comme marque caractéristique d'une écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une écriture, c'est l'enjeu de la poétique du traduire. Elle suppose, et vérifie concrètement chaque fois, que l'oralité n'est pas, n'est plus ce que le signe binaire confondait avec le parlé, opposé à l'écrit.

Henri Meschonnic[31]

Le travail d'une analyse stylistique associée à la lecture à haute voix par un comédien peut aider à saisir la forme narrative des récits dans la matérialité de l'œuvre, et par là même « la signifiance[32] », à savoir les sens multiples des mots insérés dans la phrase, selon un contexte, et une histoire.

3. 1. La matérialité de l'œuvre : pour un point de vue

L'Approche de la littérature française par l'oralité, de Pierre Campion et Jean-Jacques Morne, analyse sous forme dialoguée les problématiques de l'écriture soulevées par l'auteur dans une perspective de la lecture à partir de deux cas distincts, celui de Marcel Proust et celui de Gustave Flaubert. Et la série de leurs vidéos illustre l'analyse stylistique avec un comédien qui dit les textes de référence[33]. Pour Pierre Campion, ces deux types d'approche de récits littéraires font apparaître deux types d'enjeux :

- L'interprétation orale met en évidence l'oralité des textes, mais elle met aussi en évidence le caractère de leur accessibilité.

- L'analyse des œuvres démontre que cette interprétation orale est fondée dans le texte lui-même (grammaire, syntaxe, ponctuation…) ; elle fait apparaître le rapport entre cette interprétation et la lecture, si bien que l'écoute de la lecture professionnelle et publique fait peut être mieux sentir ce que peut être « la voix privée » que chacun entretient dans le texte, c'est-à-dire l'intériorisation par le lecteur du « point de vue » de l'auteur, tel que celui-ci est inscrit dans les indications mêmes de son écriture[34].

Ainsi, dans la perspective d'une lecture « coopérante » et « poétique », deux points — deux « vérités » écrit Pierre Campion — peuvent aider et motiver tout lecteur :

Le premier point réside dans ce fait que « la lecture est une activité de l'imagination corporelle » : il faut comprendre qu'elle est l'activité d'un sujet qui a un corps, « un corps parlant », en même temps qu'« une activité de l'ordre symbolique qui est créatrice de représentations » :

Lire, […] ce serait former en soi-même, une voix imaginaire qui tâche de s'identifier à celle, complexe, du point de vue narratif. […] Si c'est cela, la lecture, alors elle est création […] invention personnelle du lecteur, de ce qu'il a de plus singulier, qui est son corps, et dans son corps, sa voix[35].

Le deuxième point, dépendant du premier, donne à voir que les textes littéraires, les récits, les fictions sont écrits par les auteurs dans la perspective de ce travail de l'imagination. Il s'agit ici du style de l'auteur, de toute « la poétique » de l'écrivain. Ce qui est en cause, c'est non seulement « l'ensemble de son système de fiction » (et notamment l'oralité comme caractère de l'écriture) mais aussi « les finalités » de ce système liées à la subjectivité de l'auteur (elle-même « fictive ») ; si bien que l'analyse stylistique peut démontrer cette oralité qui implique concrètement une « coopération » afin de saisir l'intention du texte :

Ces représentations se forment au sein d'énoncés que le lecteur engendre lui-même ou plutôt qu'il produit en actualisant les énoncés écrits.[…] Ces énoncés forment l'ensemble d'un discours intime, celui du soliloque supposé par l'écrivain, [dont toutes] les valeurs matérielles de l'oralité doivent être réinvesties, réinventées par le lecteur[36].

Par exemple, le narrateur de Flaubert voit les choses et les événements à travers les personnages : il « rencontre ses sujets, ses personnages qui s'imposent à lui ». Cependant, dans la voix du narrateur, l'écrivain réussit à faire entendre une deuxième voix, ironique, celle de son propre « point de vue », suscitant ainsi « l'effet d'un double discours, d'une parole où coexistent deux sens contraires ». Tout en reprenant le discours d'autrui, on fait entendre que l'on se met à distance, que l'on critique ce discours, que l'on s'en moque : c'est le travail du discours indirect[37]. Ainsi, Flaubert parvient-il à critiquer la « bêtise » de ses personnages, « leur mauvaise volonté », leur manque de grâce, cela par un travail de style (un travail de cinq années pour Madame Bovary  !). Cette écriture s'analyse dans « sa grammaire, ses rythmes, ses images, ses structures » : pour signifier le discours qu'il veut faire passer, Flaubert utilise tout à la fois les verbes (temps), la syntaxe, les déictiques, et jusqu'à la ponctuation, tout cela concourant à faire ressentir cette lecture « orale » qui s'impose à notre interprétation.

Et concrètement, que ce soit dans Madame Bovary ou dans la Recherche du temps perdu, l'oralité du récit (l'écriture du parlé) est suggérée à nos propres lectures par le rythme et le souffle de l'art du comédien que l'on entend réciter ces textes : par ses pauses, accélérations, ralentissements, ton, nuances de la voix (par exemple, une grande souffrance est marquée par une virgule, et puis un grand silence — un tiret — avant une grande résolution).

3. 2. Le jeu d'interprétation du comédien-lecteur : une démarche créatrice

Alors, dans le cas de notre pratique, nous comprenons que le langage du comédien est une médiation qui permet au je de chacun de construire son interprétation, dans son imaginaire.

Si cette oralité parle les intentions de l'auteur et son « point de vue », de surcroît elle concrétise le sens abstrait du texte, en donnant à sentir les odeurs, en donnant à voir les images écrites par Proust, tout comme chacun peut en sentir et en voir dans ses souvenirs d'enfance. Alors, à notre tour de recréer l'atmosphère et le sens d'un récit par le travail de la voix, du style, des images structurées en tableaux, de la même façon que notre regard sur un tableau — notre regard, mais informé — rend visible le rapport spécifique du peintre au corps et aux choses.

Il y a là une mise en scène « qui relève de l'expérience corporelle dans la mesure où elle est effectivement au principe même de la lecture » ; une mise en scène différente de celle que déploie un film à partir d'un roman, explique Jean-Jacques Morne dans sa postface :

Ici les personnages, les lieux, les actions : rien de tout cela n'est matérialisé selon le mode d'existence du film. Une seule et même personne les incarne globalement, même si cette présence est aussi constituée dans le registre de la fiction, du réel-fictif. Le travail est bien celui du comédien, mais sa présence est celle du lecteur[38].

Le spectateur, par l'entremise du spectacle, fait « l'expérience de ce rapport corporel à l'œuvre », qui lui donnerait alors le désir d'être « le propre lecteur de soi-même », selon Proust. Cela signifie avoir envie de tenir le livre en main, de se rendre au plaisir d'une lecture personnelle et intime, afin, dit Bachelard dans Poétique de la rêverie, de se laisser aller à « la rêverie », c'est-à-dire de se construire par la pensée et par l'écriture.

3. 3. Le « conteur-lecteur » au temps de la Bibliothèque Bleue

Poursuivant notre recherche sur la réception pour apporter un éclairage sur l'art de la parole, notre propos se réfère à présent à la pratique de la lecture à haute voix, largement répandue du seizième au dix-huitième siècle. Celle-ci en effet peut éclairer la dimension de l'imaginaire de celui qui ne peut lire par soi-même.

Dans l'histoire de l'écrit et de la lecture, c'est le moment où des innovations apparaissent dans la matérialité même du livre : le livre est devenu « objet et texte ».

Ne nous sommes-nous pas surpris, parfois, à lire avec nos lèvres le texte qui se trouve sous nos yeux, comme si nous étions encore enfants ? Nos lèvres bougent, articulent syllabes et mots. Sans compter le plaisir, cette façon de s'imprégner des mots, des phrases, de leur sonorité — afin d'en pénétrer plus profondément l'oralité — qui accompagne l'expression de la pensée dans la construction du sens ; comme si l'action d'épeler et d'énoncer les mots par la parole, même « silencieuse » aidait à la révélation des nombreux sens du texte. Ainsi lisait saint Augustin, rappelle Pierre Campion. Et l'histoire de la lecture nous apprend que la lecture telle que nous la connaissons, « muette et sans souffle », n'a pas toujours prévalu ; la médiation par la lecture à haute voix renvoie à la tradition orale de la lecture : L'Odyssée, Le Roman de la rose et tant de grandes œuvres furent, tout d'abord, diffusées par la voie de l'oral[39]. Dans son livre La Lecture à voix haute, Georges Jean décrit également la lecture orale : « Lire à haute voix est bien en effet ce qu'on dit à haute voix pour faire entendre à soi-même / ou à des auditeurs un texte qu'on lit des yeux. » Et ce jeu « bien conduit » a le pouvoir de faire ressortir le sens caché du texte, ses « structures profondes », par « un travail du souffle et d'une juste accentuation syntaxique, et plus encore un travail de rythme qui nous rapproche de celui de l'acteur[40] ».

Ainsi dans L'Ordre des livres, Roger Chartier relate que nombre de lecteurs ne prenaient connaissance des textes que par une « médiation », celle des lectures à voix haute faites par ceux qui savaient lire, particulièrement à partir des textes de la Bibliothèque Bleue. Il souligne que ces œuvres puisaient dans le réservoir de textes déjà publiés comme « littératures savantes » : il est considéré qu'ils ont déjà eu une première existence éditoriale parfois fort longue, avant d'entrer dans le répertoire des livres pour le plus grand nombre, et de devenir « le plus puissant des instruments de l'acculturation écrite dans la France de l'ancien régime[41] ». Contes, légendes, récits anciens furent republiés dans les textes de la Bibliothèque Bleue, nouvelle formule éditoriale à laquelle les éditeurs apportèrent des transformations typographiques en réponse à « l'horizon d'attente » d'un large public qu'ils voulaient atteindre. Ainsi, loin des salons du XVIIe siècle (dans lesquels s'élaborent, par exemple, les réécritures des contes anciens par Charles Perrault), ces récits réinventés par la littérature de colportage ont réinvesti la culture populaire.

Si aux XVe et XVIe siècles il existait une littérature de colportage, dite « populaire[42] », sans auteur, au XVIIe siècle la fameuse Bibliothèque Bleue était fabriquée par des artisans-typographes selon des règles précises pour un public social déterminé, populaire (citadins puis ruraux). Ainsi, avec les almanachs et les calendriers, ces écrits étaient un produit de consommation à usage différent selon la lecture et le besoin de chacun, et pour tous[43]. Or il existe bien dans ces textes un lien maintenu entre le texte et la voix, car ils « recèlent fréquemment des formules ou des motifs qui sont ceux-là mêmes de la culture du conte et de la récitation, destinés à être non pas lus des yeux mais lus à haute voix et entendus ». Le travail littéraire, l'art de bien écrire pour faire comprendre et apprécier ce que l'on écrit, résulte donc souvent, à cette époque, d'emprunts au discours oral :

La lecture implicite du texte, littéraire ou non, est construite comme une oralisation, et son lecteur comme auditeur d'une parole lectrice. Ainsi adressée à l'oreille autant qu'à l'œil, l'œuvre joue avec des formes et des procédés aptes à soumettre l'écrit aux exigences propres à la performance orale [44].

Par ailleurs il est clair qu'une nouvelle lisibilité commence à cette époque à faciliter l'accès à la lecture. La présentation du texte dans la matérialité du livre lui-même inaugure des innovations qui, depuis Gutenberg, ne cessent de transformer le rapport aux textes. Cette prise de conscience par les typographes d'une « mise en texte » du livre manuscrit en vue de faciliter le travail de lecture demande néanmoins beaucoup de temps ; et le répertoire de la Bibliothèque Bleue est par ailleurs imprimé dans de petits livres, « sur un mauvais papier », et « à la portée de quiconque[45] ». Malgré ces difficultés et le fait que la plupart des gens de cette époque étaient analphabètes, ces livres étaient cependant connus de tous, car lus et entendus aux veillées. Et Robert Mandrou parle de la veillée comme d'une habitude devenue une «institution populaire par excellence » : « L'habitude de se réunir le soir par groupes de familles, à la ville et à la campagne, surtout pendant l'hiver, les femmes filant, les hommes réparant un outil, discutant, supplée à cette carence — celle d'être analphabètes et par conséquent de ne pas posséder personnellement de livre[46]. »

Le livre lui-même étant souvent inaccessible, le plaisir est grand d'écouter une histoire, un conte, un proverbe, une comptine, une anecdote ; et encore plus grand de voir ensuite cette histoire transcrite en images dans le livre devenu alors accessible, lisible, par la médiation d'un lecteur-conteur. Ceci explique aussi que les textes, lus et relus, déformés (selon le désir du public), confrontés à des traditions orales voisines, connurent des variations, des versions différentes et variées.

Ainsi, le conteur de la tradition orale, tel que les recherches de folklore nous le représentent habituellement, se trouve relayé en quelque sorte par le lecteur, qui peut être à la fois conteur et lecteur, mais qui dispose d'un auxiliaire, le petit recueil couvert de papier bleu vite défraîchi où une de ses histoires est écrite[47].

3. 4. La prise de parole

En conclusion, il est important de voir que nos rencontres avec les travaux d'auteurs sur des concepts concernant la stratégie narrative et la réception du texte nous ont fait prendre conscience d'une nécessaire démarche de prise de risque, « d'une démarche de conduite de l'imaginaire » propre à celle du je de l'écrivain. En effet, un manque à combler dans l'art de dire, lire, et raconter histoires et contes aux enfants ayant été à l'origine de notre recherche théorique[48], il ressort bien qu'une mise en pratique de ces acquis sur « l'acte de raconter » nous a autorisée à restituer l'art de la parole dans ce qui fait que notre spécificité de conteur (de lecteur, d'interprète) est autant liée à l'écriture — comme manifestation de la pensée — qu'indissociable du corps et de la voix. Et ce qui s'impose ici, et peut séduire, c'est que son application s'ouvre à une responsabilité de l'interprétation de la lecture, et pour soi-même, et pour l'auditeur.

Si nous comprenons que dans la problématique de la réception, le fait de s'approprier le texte et les mots du texte, de le réincorporer par son « oralité » aux fins de restituer le sens par la réponse au texte relève bien d'une médiation par la forme narrative, cette hypothèse suppose aussi et tout en même temps une attitude de responsabilité de la part de l'auditeur qui autorise le liseur ou conteur à construire son interprétation singulière par rapport à une structure objective. Car le lecteur doit montrer son choix, c'est-à-dire sa liberté « passive » ou « active », précise Paul Ricœur dans Du texte à l'action :

Nous pouvons, en tant que lecteur, rester dans le suspens du texte, le traiter comme texte sans monde et sans auteur ; alors nous l'expliquons par ses rapports internes, par sa structure. Ou bien nous pouvons lever le suspens du texte, achever le texte en paroles, le restituant à la communication vivante ; alors nous l'interprétons. Ces deux possibilités appartiennent toutes les deux à la lecture et la lecture est la dialectique de ces deux attitudes[49].

C'est pourquoi il est nécessaire d'interroger le jeu de l'acteur. Et, comme nous avions expliqué le jeu du chanteur par le travail conscient de sa voix, nous désirons montrer ce travail d'interprétation de l'acteur comme une « appropriation d'un discours » par l'acte de la parole mise en scène.

4 - Jeu et interprétation de l'acteur

On l'a dit à propos de la lecture : le théâtre sans visibilité n'est pas lui-même.

Denis Guénoun[50]

L'interprétation de l'acteur (du comédien, de l'interprète professionnel) relève de son métier et de son art (de sa techné), et elle s'exerce dans une relation avec le spectateur définie ici comme une médiation.

Nous avons montré que le propre du jeu de l'acteur c'est de se conjuguer au je de l'auteur. En trouvant à s'expérimenter dans une lecture qui tienne compte du rapport entre l'écrivain et l'acteur, cette dualité s'est formulée pour nous, conteuse et enseignante, en dialectique de double auteur. Cette dialectique (des deux auteurs, du jeu de l'un et du je de l'autre) « montre à voir les mots » (par l'oralisation de l'écriture) et « révèle le sens des mots » (le discours d'un texte), en postulant « une distanciation avec le spectaculaire ».

Cette distance, cette retenue à l'égard du texte et du spectacle est l'objet d'études et d'expérimentations de nombreux acteurs et metteurs en scène (le travail théorique de Brecht sur « le métier du comédien[51] » reprenait des textes existant déjà sur la distanciation). Il s'agit d'un « distancement » qui permette de prendre en compte la responsabilité et l'imaginaire du spectateur : « Éveiller l'imagination, et non pas tout montrer. »

4. 1. La mise en scène du texte de théâtre : un regard

« Le théâtre qui ne serait que littérature dramatique, profération de mots serait un théâtre “sans corps” », écrit Denis Guénoun. La mise en voix ne signifie donc pas une profération réduite à la voix. Bien au contraire ! L'acteur qui parle, qui profère, qui « sort » sa voix est aussi un acteur qui « se regarde, dans l'exposition de son effort physique, l'action corporelle de sa bouche, de son cou, l'enracinement du souffle qui affecte son corps entier ». Il est rappelé dans ce petit traité philosophique sur la mise en scène du théâtre que les mots sont du domaine de l'ouïe et que le langage s'établit dans la parole. Les mots ne se voient pas, ils sont « doublement in-montrables », en tant que « sons et sens » : doublement invisibles. « Et le théâtre veut les donner à voir » :

L'essence du théâtre, c'est la mise/en/scène, car le théâtre sans visibilité n'est pas lui-même.

Ce que fait donc le théâtre, c'est produire du visible à partir des mots. C'est là exactement le contenu de la mise en scène. La mise en scène est un art — ou un savoir faire — qui tient à deux bouts : le linguistique et le visuel. […] il est l'art du passage de la mise en relation du textuel avec le corps étendu[52].

Ainsi, le théâtre ne peut se détacher ni du corps, ni du texte. Il est obligé de « se renier deux fois : comme littérature ou comme spectacle », car c'est entre les deux que le théâtre se tient. Cette « monstration » n'est pas le spectacle, ne se réduit pas au visuel. Nous sommes au cœur de la conscience de l'acteur, et nous y rejoignons pour une part la conviction des sémiologues et philologues, des écrivains et traducteurs qui, travaillant sur le sens du signe et la traduction, donc sur l'interprétation, conviennent que le texte est apte à être porté à la scène plusieurs fois… Ce qui signifie pour eux que le texte est polyvalent, à sens multiples. Ainsi les livres saints dans lesquels on a beau se plonger et rassembler les arguments : il y aura toujours des interprétations différentes, et parfois contradictoires, mais le texte ne change pas, c'est notre regard qui change. Au regard de l'acteur et du metteur en scène, « la théâtralité n'est pas dans le texte, mais dans la venue du texte au regard ». Le texte n'agit sur les réalités du monde que par le biais de notre regard. Lequel s'arrête à chaque époque sur certaines phrases et glisse sur d'autres sans les voir.

Cette focalisation sur l'acteur, son corps, sa voix, nous conduit à laisser de côté tous les métiers qui participent à la mise en scène, car ce n'est pas là l'objet de notre propos (s'ajoutent effectivement à la voix et au corps, le décor, la lumière, la musique, les danseurs, tout l'art de la mise en scène). Mais au théâtre même, « le décor est objet de méfiance » ! Ce qui nous intéresse ici, c'est le jeu de l'acteur et la relation qu'il construit avec le spectateur dans son interprétation, grâce à sa voix qui profère les mots, le son et le sens des mots : « Le théâtre se produit sur l'exacte limite du son et du corps, où la voix est précisément logée.» Denis Guénoun poursuit sa recherche en définissant le jeu de l'acteur par « ce qui ouvre cet espace au sens », à l'interprétation.

Le jeu n'est aucunement la pure énonciation du texte pour lui-même (selon le régime de sa littéralité), pas plus qu'il n'est l'installation au cœur du simulé, du factice, de l'image. Le jeu est exactement l'activité qui conduit de l'un à l'autre et qui donne à voir ce passage. […] Le jeu, c'est la mise en jeu.

Dans cet espace de jeu, tous les metteurs en scène parlent du passage au jeu, du stade de l'improvisation, quand l'interprétation est encore ouverte, provisoire : texte et corps se rencontrant.

Ainsi, entre l'auteur (l'écrit) et l'acteur, se tient l'interprétation : c'est « la mise en jeu des écritures ». C'est pourquoi, pour Jean Caune, cela signifie « l'interprétation comme lecture et compréhension du texte de théâtre, mais aussi l'interprétation comme appropriation et métamorphose du texte sur la scène, (qui) ouvrent un espace pour l'analyse[53] ».

Et c'est cela que le public regarde. Théâtre vient d'un verbe grec qui veut dire regarder, et le théâtre est bien le lieu d'où l'on voit : le spectateur « veut voir le passage du texte à la scène ». Denis Guénoun souligne bien que le spectateur sait que l'acteur a longtemps tenu en main « le livre », et son plaisir vient de ce qu'il perçoit et voit, de « ce qu'il lit ce voyage du texte à la scène » dans le jeu de l'acteur (et il doit en avoir conscience).

[…] aisément, trop aisément gagnée pour un classique, plus difficile — plus réjouissante aussi — à produire chez un contemporain, c'est cette distance, ce voyage du texte à la scène qui doit se lire, se voir, — et c'est le regard sur cela qui fonde le plaisir, la jubilation singulière du public du théâtre[54].

4. 2. Médiation et production de sens

Mais le jeu est imitation par un comédien et non pas spontanéité de sentiments vécus : « Tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête[55]. » Le jeu est le « comme si » d'un dit qui suppose un « comme si » de l'écoute. Et cette imitation (qui est rôle, jeu) est possible parce que « l'acteur est celui qui dit je lorsqu'il parle d'un autre. » Ce constat signale le propre de la fiction qu'est le jeu : « Et si l'acteur n'est qu'une seule personne, c'est que le rôle est fictif et que la différence qui fait faire à l'acteur ce qu'il fait est cette activité de la fiction dans le réel qu'on nomme le jeu[56]. » C'est pourquoi la qualité de l'écoute dépend de la qualité du jeu de l'acteur et de la qualité de l'activité libre et active de l'auditeur qui se plonge dans le « dit ». Et de cette relation naît une médiation : une médiation entre celui qui dit (et joue le dit dans l'action), et celui qui écoute et voit. C'est dans le passage de l'acte (du jeu du dit) de l'acteur à la compréhension du texte par le spectateur que s'installe la médiation d'un sens. Déjà, dans son livre sur la relation acteur-spectateur, Jean Caune utilise le concept de médiation, en le substituant à celui de « communication », et en le justifiant lorsque se conjuguent plusieurs conditions : « un support d'expression, une situation d'énonciation, un transport et une transformation du signifié, et enfin des effets de médiation[57]. »

Mais nous verrons également que dans la relation établie entre la conteuse et les enfants-auditeurs sur le terrain pédagogique et culturel (en médiation narrative en crèche et en bibliothèque), il se passe les conditions nécessaires à la justification du concept de médiation. Cela signifie : énonciation dans un espace donné (espace de lieu et de temps organisé, institutionnel ou autre), par la voix (et le corps) et partage d'une situation (d'échanges) entre conteuse et auditeurs.

Plus encore dans les pratiques culturelles, la représentation sera source de « production du sens », c'est-à-dire transformation et production d'effets, en parole et en action. « La médiation n'est pas la transmission de sens déjà présent. Elle est transmission et production du sens[58] » écrit Jean Caune.

Cette relation au public existe depuis que le théâtre est né, derrière le masque qui cachait le visage des diseurs des premières tragédies, en Grèce, ou encore derrière la figurine de la marionnette qui cache l'acteur et l'auteur. La relation existe par la présence et l'écoute de l'autre en attente. C'est la « dimension éthique » de la mise en scène. L'analyse de Jean Caune affine les caractéristiques de cette relation qui se fabrique « dans le blanc des mots », dans l'interstice entre les mots, dans « les blancs de l'écriture ». Il s'agit bien d'une distanciation, de l'acceptation d'un écart favorable à l'interprétation, — conditionnée par un refus d'« idolâtrer » le texte et le décor !

4.3. Le jeu de l'invention et de la soumission : du style du comédien à celui du conteur

Dans les termes de liberté et soumission, les chercheurs et metteurs en scène tentent de rapprocher le travail de l'interprétation du conteur de celui du comédien en ce que, lui aussi, il invoque la retenue, la distanciation à l'égard de ses personnages et de ses événements : « Le conteur ébauche, présente, suggère » écrit Jean Mouchon. Et il poursuit :

On attend de l'acteur de l'invention, un recul de ses limites déjà connues, qui ne peut que le grandir, un courage à chercher des voies nouvelles, loin des gammes qu'il sait décliner. […] l'acteur, à la fois libre et soumis, institue la volonté de l'œuvre à laquelle il doit obéir et explore en même temps ce qui est en lui dans la matière (texte et situation)[59].

Travaillant sur le « jeu théâtral épique » (où sont produits simultanément un récit et un jeu, comme le proposait Brecht), dans le cadre d'un théâtre amateur qui n'est pas un sous-produit du théâtre professionnel, l'acteur et formateur Jean-Pierre Sarrazac se penche précisément sur la pratique du conteur, sur cette distance évoquée par rapport au spectaculaire. Il lui confirme « une identité du narrateur » qui sait garder, creuser même « un écart », une « relation d'étrangeté » entre ses personnages et lui-même (comme le style de l'écrivain Flaubert) : « À l'encontre de l'acteur traditionnel qui nous laisse entendre qu'il est tel ou tel personnage, le conteur, lui, avoue qu'il ne fait figure que de monstrateur d'un ou de plusieurs personnages, lesquels n'ont d'existence véritable que dans le monde réel ». Par conséquent, il insiste sur le fait d'une prise de distance avec le spectaculaire, « avec l'idéologie du spectaculaire qui est généralement sous-jacente à l'art dramatique[60] ». Il s'agit donc bien là d'une distance reconnue. Et d'une solitude vécue parce que le conteur l'a choisie. Dans son article, il tente de répondre au problème de l'art du conteur, que cette distance pourrait condamner en effet à un style neutre ou « objectif ». Cela signifie-t-il « qu'il faille se mettre tout au contraire en retrait et adopter vis-à-vis de l'univers évoqué, une sorte de réserve propre à refroidir le jeu ? » — Non, bien sûr !, répond-il, au vrai, son jeu sera d'autant plus convaincant qu'il s'y livrera à découvert, qu'il y affichera sa propre individualité, qu'y transparaîtra sa personnalité. Différent de l'artiste du one man's show, le conteur travaille dans la soumission, l'humilité, au service d'une parole, d'un discours.

Présence têtue, présence obstinée du conteur. Subjectivité déléguée. Ralliant à sa personne tout un peuple d'absents, le conteur s'investit totalement dans sa fonction de narrateur d'un monde qui lui est pourtant parfaitement extérieur.

Mais le conteur est aussi jongleur :

Le conteur doit, pour captiver son public, soigner les enchaînements, jongler avec les personnages comme avec des balles ou des quilles, tâcher de transformer en impression de simultanéité ce qui n'est que successivité, doter chaque personnage évoqué d'une espèce de rémanence. […] Il doit d'une part aller tout de suite à l'essentiel — au détail qui grince — et, d'autre part à trouver des pivots, à passer avec élégance — sans gestes parasitaires — d'une figure à l'autre[61].

Peut-être est-ce cela que Jean-Pierre Miquel appelait « présenter » les héros et non les interpréter ! Dans son livre, Le Théâtre des acteurs, il conclut qu'il faudrait, pour cela, « apprendre à doser l'intuition et l'analyse, à se connaître suffisamment pour corriger ou utiliser l'effet que l'on fait au spectateur », à « penser ses sensations », à « établir un rapport conscient avec son corps pour traduire physiquement une image mentale, à lier l'art et le métier, à gérer son énergie et sa concentration[62] ».

4. 4. La dialectique du double auteur, ou la dialectique de l'écriture et de la parole

Nous pouvons à présent cerner l'art de la parole (par exemple dans la parole de la conteuse), c'est-à-dire l'articulation entre écrit et profération, écriture et oralité.

Cet art travaille l'écriture et joue la mise en scène, dans une nécessaire distanciation traduite par le souffle, par la voix : comme l'écrivain qui travaille la langue, comme l'acteur qui joue la visibilité du langage, le conteur donne à voir la « lisibilité » du sens. Oserons-nous dire que cette parole interprétée est tout à la fois celle du personnage qui entend tous les personnages et connaît toutes les situations en tant qu'il réside dans le « je » de l'écriture, et celle qui en est l'écho dans le « jeu » de la première, ainsi mise en action ?

Dans cette dialectique de double auteur — de l'écriture et de la parole mise en scène — ainsi créée dans l'acte de conter, il faut s'autoriser à fabriquer son style, empreint de tempérance et de simplicité. Dans une lecture à haute voix, ou même dans la narration d'une légende, et travaillant un peu à la façon du traducteur qui cherche et fouille sa mémoire, ses connaissances livresques et culturelles, et ses dictionnaires afin de trouver le mot juste, — tout en étant fidèle à la lettre du texte ou de l'histoire, il est possible pourtant de se couler dans son propre style. La parole mise en scène serait en quelque sorte appropriation et fidélité au texte, restitution et recréation de sens qui ferait comprendre au mieux « ce que recèle le texte[63] ». Mais dans le rôle de conteuse, il faut assimiler, mémoriser et s'approprier non seulement les mots et leur son, mais aussi et surtout le sens au plus près du point de vue de l'auteur — et de ses personnages — par un long et lent travail de mémorisation, d'adaptation, de recherche de culture et de savoirs parallèles autour du conte, d'assemblages qui proposent en fin de compte, un aboutissement, une tension qui est harmonie à entendre, à lire. Néanmoins, il est alors évident que les traces de la construction de l'œuvre doivent être effacées, sinon toute magie disparaît.

Peut-être sommes-nous ici, dans cette clarification du jeu, au cœur de ce que nous pouvons appeler la « magie » de l'art de la parole qui captive, intéresse, interpelle, implique son auditoire, par le travail de son souffle et du rythme[64] ; ce rythme dont parle Henri Meschonnic dans tous ses travaux, — rythme des mots, rythme des phrases, rythme de la prose comme celui des vers. Alors, les mots et les phrases coulent dans la voix, dans une voix substantielle, chargée de couleurs et de reflets, de sons et d'odeurs, capable de ravir et d'entraîner dans l'histoire celui qui écoute jusqu'à ce qu'il devienne lui-même un personnage (ou plusieurs personnages), ou un tableau, un décor, un sentiment, un silence ou un son, une sensation, une pensée et un corps singuliers, comme il nous arrive de nous fondre dans la lumière d'un tableau regardé ou dans l'émotion d'une musique entendue.

En lecture dite, cette médiation à l'oreille, à la vue, et à l'imaginaire conduira celui qui écoute à entrer dans la lecture d'un monde, en l'interprétant lui-même selon sa qualité de réception, ses connaissances du patrimoine oral, son histoire et sa culture.

L'on pourrait dire également qu'elle aide à retrouver une « présence à soi » qui, en quelque sorte, fait que l'on ne « gaspille pas l'art de la lecture », cette présence que l'on ressent avec délectation dans le petit texte de Proust Sur la lecture  :

Il n'y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.

Qui se souvient comme moi de ces lectures faites au temps des vacances, qu'on allait cacher successivement dans toutes celles des heures du jour qui étaient assez paisibles et assez inviolables pour pouvoir leur donner asile. Le matin, en rentrant du parc, quand tout le monde était parti « faire sa promenade », je me glissais dans la salle à manger où, jusqu'à l'heure encore assez lointaine du déjeuner, personne n'entrerait que la vieille Félicie relativement silencieuse, et où je n'aurais pour compagnons, très respectueux de la lecture, que les assiettes peintes accrochées au mur, […] la pendule et le feu qui parlent sans demander qu'on leur réponde et dont les doux propos vides de sens ne viennent pas, comme la parole des hommes, en substituer un différent à celui des mots que vous lisez. Je m'installais sur une chaise, près du petit feu de bois […][65].

Dans son article « Parole, geste et mouvement », Jean Mouchon, qui se rattache aux métiers de comédien et formateur, insiste également sur cette capacité d'imagination de l'auditeur : « C'est au public qu'est dévolue la tâche d'achever en imagination, de construire les personnages qu'ébauche le conteur. Le jeu théâtral est un patchwork d'expressions de physionomie, de gestes, de comportements ; son échelle est le “micro”, non le “macro”. Archéologue du présent, le conteur nous exhibe des fragments de personnages, de situations. Libre à nous d'extrapoler la situation et le personnage entier[66]. » Ce qui fait que, même avec le livre en main, en lecture à haute voix, et l'on peut en être étonné, il existe alors toute une part de création personnelle pour celui qui transmet, par sa qualité de conteur, enseignant ou éducateur, et d'autant plus qu'au contraire du statut du comédien, nous croyons qu'il est lui-même le lecteur de tous les personnages sur lequel peuvent se projeter plusieurs sentiments et sensations, et ainsi le réceptacle de multiples émotions.

Et c'est ce qui est justement perçu dans L'Âge de la lecture par Jean-Louis Baudry, comme lecteur :

Si, parmi tous nos souvenirs d'enfance, ceux qui s'associent à la lecture nous paraissent souvent d'un dessin plus précis et comme éclairés par une lumière plus intense, n'est-ce pas alors parce que les livres retenaient dans le filtre de leurs pages un sens en général dissous dans les événements de notre vie ? La lecture, la lecture la plus précoce, ouvrait à l'esprit une salle immense et y tendait comme un écran sur lequel venaient se projeter rêveries, réflexions, pensées qui devaient demeurer secrètes et ne se seraient pas autrement présentées à nous.

[…] La lecture est chargée d'émotions ; et les souvenirs que nous en gardons sont comme les traces, les indices les dépôts indéchiffrables d'une autre vie[67].

Conclusion

La lecture : donner corps et pensée à de multiples personnages

Ainsi, nous avons vu que dans le travail de la réception, le lecteur doit construire le sens entre écriture et lecture. En effet, pour faire passer son discours, et même s'il est reconnu qu'il peut y avoir une multiplicité de sens qui tient à l'œuvre même, l'auteur travaille la langue et donne son style à son écriture : l'auteur est un sujet parlant, comme le suggèrent le « je » de Proust, ou le « Madame Bovary, c'est moi », de Flaubert[68]. Cet « auteur-modèle » concourt à une réception « coopérante » du « lecteur-modèle », en intégrant des indices dans son écriture, en facilitant une plus grande intelligibilité du texte. De même, l'oralité de l'écriture, démontrée par l'analyse stylistique. En conséquence, cette réception peut mener à l'hypothèse d'une relation positive au monde de l'écrit, que ce soit en tant que simple spectateur — celui qui regarde et prend du plaisir en « lecteur naïf » —, que ce soit en tant que « lecteur symbolique » qui interpellé, analyse, reconstruit la multiplicité des sens et en retire une « jouissance », selon Roland Barthes. La littérature (le mythe, le conte, le théâtre, l'essai) demande donc la volonté d'une implication de la part du lecteur (ou de l'auditeur) pour réinventer le sens ; et c'est pourquoi le travail d'une interprétation peut être cette médiation visible entre le texte et la lecture.

Ainsi, à la suite de notre approche théorique sur la réception, nous qualifierons cette interprétation du jeu de l'acteur en terme de médiation[69], une médiation par une mise en scène de la parole du texte qui montre l'oralité et le sens du texte, le point de vue de l'auteur et le caractère herméneutique d'un récit, en un mot, sa poétique. Si de nombreux metteurs en scène et universitaires se penchent de plus en plus sur la fonction du théâtre et sur le rôle de l'acteur, c'est que le rôle de l'acteur est sans doute celui de donner à voir une réponse à la question (ou plutôt la question elle-même) posée dans un texte par l'auteur.

Nous avons tenté d'avancer dans ce concept de médiation en montrant, par analogie avec l'acteur, que le conteur pratique lui aussi une médiation à l'ˇgard du texte qu'il met en œuvre. Son interprˇtation consiste à déployer les ressources intrinsèques de l'écrit par le travail de son énonciation : c'est l'épreuve de l'oralisation, mise en scène avec une distanciation. Nous sommes bien en effet dans une mise en scène des idées, en ce qu'elles sont écrites et parlées, « corps » et « pensée[70] », c'est-à-dire exposées vives au public selon une interprétation, dépendantes d'une culture et d'expériences, en bref « réactualisées ». L'interprétation du conteur consiste alors à conduire celui qui écoute à un plaisir tel qu'il aurait l'impression de lire lui-même son texte, de vivre sa propre lecture comme un enchantement, une plongée dans l'imaginaire qui porterait à la réflexion et à l'analyse de ses propres sensations et pensées (corps et pensée non séparés)[71] :

Écouter, c'est se mettre en posture de décoder ce qui est obscur, embrouillé ou muet, pour faire apparaître à la conscience « le dessous » du sens (ce qui est vécu, postulé, intentionnalisé comme caché).

Cette parole interprétative, pédagogique, intégrant un travail de distanciation, est essentielle car, plus largement, dans le domaine de l'éducation, elle rejoint la préoccupation d'enseignants et de chercheurs qui réfléchissent à une conception de l'enseignement laissant au lecteur une liberté de construction de sens. Ainsi, nous prenons pour exemple cette « conception didactique du français », exposée dans un ouvrage collectif, L'Enseignement du français au collège[72]. Traitant de la lecture et de l'écriture, il s'appuie sur les deux modes de lecture que les théoriciens opposent très généralement (lecture-participation et lecture-distanciation), et il expose la thèse d'un apprentissage relevant de compétences spécifiques d'anticipation, de projection et de compréhension du sens d'une œuvre ou d'un extrait, compétences liées notamment aux capacités de « coopération » de l'élève avec le texte.

Cette pratique suppose toutefois une prise de conscience philosophique selon laquelle il est nécessaire de travailler à ce que chacun instruise et s'instruise à anticiper et à reconstituer le sens par son écoute, ses connaissances, ses savoir-faire et son imaginaire. Notre contribution à la théorisation de la médiation pourrait donc s'établir dans l'idée que l'acte de la parole, considéré dans sa fonction pédagogique, aide à restituer à l'autre la responsabilité de « la décision du sens », ce qui implique de ne pas lui imposer une vérité. Il s'agit de porter à « un mouvement interprétatif » (précise J. Bollack), qui laisse place à l'imaginaire, de reconnaître à l'autre ses capacités de compréhension, de participation et de critique. C'est l'accompagner dans cette démarche par une parole de médiation, double dans sa fonction, interprétative et maïeutique.

 

Nous conclurons cet essai sur la lecture en évoquant les Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir, où l'auteur relate ses émotions à la découverte de textes, les livres étant à cette époque « la seule réalité alors accessible pour un temps d'adolescence difficile » 

C'est là, assise devant un pupitre noir, parmi de pieux étudiants et des séminaristes aux longues jupes, que je lus, les larmes aux yeux, le roman que Jacques aimait entre tous et qui s'appelait non Le Grand Môle, mais Le Grand Meaulnes. Je m'abîmai dans la lecture comme autrefois dans la prière. La littérature prit dans mon existence la place qu'y avait occupée la religion : elle l'envahit tout entière, et la transfigura. Les livres que j'aimais devinrent une Bible où je puisais des conseils et des secours ; j'en copiai de longs extraits ; j'appris par cœur de nouveaux cantiques et de nouvelles litanies, des psaumes, des proverbes, des prophéties et je sanctifiai toutes les circonstances de ma vie en me récitant ces textes sacrés. […] Pendant des mois, je me nourris de littérature : mais c'était alors la seule réalité à laquelle il me fût possible d'accéder[73].

 

Dans la seconde partie consacrée aux pratiques de terrain[74], nous présenterons une expérience vécue avec des enfants menée en bibliothèque, en rapport avec notre recherche théorique sur la réception des textes par l'art de la parole.

Nous tenterons de montrer un travail de lecture de contes du monde : comment a-t-il été possible d'accompagner des enfants dans une lecture de « lecteurs modèles » ? Et le plaisir des émotions et de la connaissance les a-t-il portés au désir de la lecture, au désir de création… ou/et d'écrire ? Mais auparavant, il nous faut cheminer dans les mythes et contes qui parlent plus précisément de ce rapport avec l'imaginaire et la dimension symbolique, en tant que « parole fondatrice d'une identité collective[75] ».


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[1] Marcel PROUST, Sur la lecture, Actes Sud, 1988, p. 9. Dans ce court récit, antérieur à la Recherche du temps perdu, on voit un jeune garçon qui répugne à se laisser distraire de sa lecture par les sollicitations de son entourage.

[2] Déjà, enseignante en école maternelle, le temps consacré à lire et raconter des histoires s'était avéré tellement important que nous en retrouvons trace dans les cahiers de classe, tenus au fil des années 1975-77 (Neuilly-sur-Seine) ainsi que dans les rapports des stagiaires venant des Écoles d'éducatrices de jeunes enfants de Paris, alors placées dans notre classe : les notions « d'écoute », et de « groupe » y sont mises en valeur.

[3] Paul RICŒUR, Du Texte à l'action. Essais d'herméneutique II, « De l'interprétation », Seuil, coll. « Points Essais », p. 15 : « On peut appeler poétique — à la suite d'Aristote — la discipline qui traite des lois de composition qui se surajoutent à l'instance de discours pour en faire un texte qui vaut comme récit ou comme poème ou comme essai. »

[4] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, et Éric CHARTIER (comédien), Approche de la littérature française par l'oralité, Flaubert, Proust, op. cit., un ouvrage et cinq vidéos des émissions télévisées dans le cadre du Programme expérimental européen d'enseignement à distance Olympus (1991-1992) : entretiens entre P. Campion et J.-J. Morne, accompagnés des lectures publiques d'É. Chartier, p. 24.

[5] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit., p. 24. Pierre Campion a créé le présent site Internet pour « une littérature ouverte » : À la littérature…

[6] Umberto ECO, Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs, traduit de l'Italien par Myriem Bouzaher, Grasset, 1996, Cop. Bompiani, 1994, p. 70. Dans ce chapitre, toutes les pages citées entre parenthèses dans le texte se référent aux extraits de ce livre. U. Eco est l'auteur de nombreux essais sur l'analyse du récit, dont : L'Œuvre ouverte, 1965 ; Lector in fabula, 1985 ; Les Limites de l'interprétation, 1990, et l'auteur d'œuvres de fiction : Le Nom de la Rose, 1982 ; Le Pendule de Foucault, 1990 ; L'Île du jour d'avant, 1996.

[7] Roland BARTHES, Essais critiques, IV, coll.« Tel Quel », éd. du Seuil, 1982, « Le Bruissement de la langue ». Également : « C'est en acceptant, au mépris de bien d'autres considérations possibles, de ne voir dans des centaines de contes populaires que des situations et des rôles stables, récurrents, brefs des formes, que Propp fonda l'analyse structurale du récit », in Écrire la lecture, op. cit., « I. Pertinence », p. 38.

[8] Voir les articles de Jean-François Dortier : « La force des histoires », et Élisabeth Ravoux Rallo : « Les mécanismes du récit », in Sciences humaines, avril 1996, nº 60.

[9] Paul RICŒUR, Temps et récit, tome I, Avant-propos, Seuil, 2001 [1e éd. 1983], p. 11 et 12.

[10] Paul RICŒUR, Temps et récit, op.cit., p. 146.

[11] Umberto ECO, Lector in fabula, trad. de l'italien par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1985.

[12] Umberto ECO, Les Limites de l'interprétation, traduit de l'italien par M. Bouzaher, Grasset, 1992, p. 16.

[13] Paul RICŒUR, Temps et récit, tome I, op. cit., p. 147.

[14] Paul VEYNE, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l'imagination constituante, Seuil, 1983.

[15] Sur ces incidences du temps des verbes dans l'énonciation, voir Paul RICŒUR, Temps et récit, tome II La Configuration dans le récit de fiction, « Les jeux avec le temps », Seuil, 1991 [1e éd. 1984], p. 129.

[16] Roland BARTHES, Le Degré zéro de l'écriture, suivi de Nouveaux Essais critiques, Seuil, « Essais/Points », 1972, [1e éd. 1953], « Qu'est-ce que l'écriture ?», p. 15, 18-19.

[17] Umberto ECO, Interprétation et surinterprétation. (Formes sémiotiques), PUF, 1996, p. 62

[18] Paola PUGLIATI, Lo sguardo nel raconto, Bologne, Zanichelli, 1985. « Créés avec le texte, prisonniers de lui, ils [les lecteurs] jouissent d'autant de liberté que le texte leur en accorde. »

[19] « Les sonorités de Jean-Yves Masson », Le Monde, vendredi 21 juillet 1995.

[20] Umberto ECO, Interprétation et surinterprétation, op. cit., p. 59.

[21] Jean BOLLACK, La Grèce de personne. Seuil, 2000. Traductions de Œdipe roi (Sophocle), Antigone (Sophocle), Électre (Sophocle, Euripide). Voir aussi l'ouvrage collectif de Jean BOLLACK, Patrick GUYOMARD, Marcel BOZONNET, Mayotte BOLLACK et Véronique PORRET, Antigone. Enjeux d'une traduction, éd. Campagne Première, 2004.

[22] Henri MESCHONNIC, Poétique du traduire, Verdier, 1999, p. 188. Faisant suite à Critique du rythme, une première partie « établit la poétique du traduire comme éthique et politique des rapports entre identité et altérité dans les transformations du traduire ». La seconde partie de ce livre met des traductions à l'épreuve d'une poétique des textes, puisque « la théorie et la pratique sont inséparables » (quatrième de couverture).

[23] Roland BARTHES, Essais critiques IV, « Le Bruissement de la langue », op. cit., « Sur la lecture », p. 46.

[24] Roger CHARTIER, « Héritage et tradition : la transmission des œuvres », in Dossiers et Documents littéraires du Monde, octobre 2000.

[25] Paul RICŒUR, Temps et récit : « Histoire et histoire de l'art », op. cit., p. 117. Voir aussi les écrits de H.R. JAUSS : Pour une esthétique de la réception, trad. de l'allemand par Cl. Maillard, préf. par J. Starobinski, Gallimard, coll. « Tel », 2001, [1e éd. 1978], p. 19. C'est ce que notre point de vue sur le spectacle de L'École des femmes de Molière, décrit dans notre chapitre 2 « Des histoires », avait donné à entendre.

[26] Paul RICŒUR, Du Texte à l'action, II, op. cit., « De l'interprétation », p. 13.

[27] Jean CAUNE, Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles, Presses Universitaires de Grenoble, coll. « Communication, Médias et Sociétés », 1999, p. 26.

[28] « Lire, faire lire, des usages de l'écrit aux politiques de lecture » : « De la lecture comme production de sens », in Pratiques de la lecture, sous la direction de R. Chartier, éd. Le Monde, 1996, p. 90-99. De même, H.R. JAUSS, Pour une esthétique de la réception, op.cit., p. 56 « À certains égards, cette attente est transsubjective commune à l'auteur et au récepteur de l'œuvre, et Jauss le soutient a fortiori pour les œuvres qui transgressent ou déçoivent sciemment l'attente qui correspond à un genre littéraire, où à un certain moment de l'histoire socioculturelle […]. » in préface de Jean Starobinski, p. 16.

[29] Michel FAYOL, « Comment le lecteur comprend un récit », in Sciences humaines, nº 60, avril 1996.

[30] Julien GRACQ, En lisant en écrivant, éd. José Corti, 1981.

[31] Henri MESCHONNIC, Poétique du traduire, op. cit., « Rythmer l'oralité », p. 31.

[32] Roland BARTHES, Le Plaisir du texte, Seuil « Tel quel », 1973, p. 21. De même, L'Obvie et l'obtus, Essais critiques III, op. cit. (Voir notre chapitre 2).

[33] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, et Éric CHARTIER, op. cit.

[34] De même, Jean FOUCAMBERT analyse le fonctionnement de l'écrit et de la lecture chez l'enfant dans son ouvrage L'Enfant, le maître et la lecture. « Du côté de la lecture », dir. de l'ouvrage, René LA BORDERIE, Paris, Nathan Pédagogie, coll. « Les repères pédagogiques », 1995 : « La lecture est ce qui va à la recherche du point de vue, qui pousse à son questionnement, à l'investigation des moyens qui ont permis de l'élaborer, à la confrontation avec ses propres points de vue, à son rapport à l'outil qui permet de les élaborer », p. 51.

[35] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit., p. 22.

[36] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit., « Le concept du soliloque », p. 20.

[37] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, op. cit., « Le point de vue », p. 30 ; « L'ironie », p. 33.

[38] Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit. : « Une perspective sur la formation » : « Il existe par ailleurs de telles œuvres, comme films ou dans le cadre de la réalisation d'une "dramatique télévisée". C'est le cas par exemple de Madame Bovary », p. 157.

[39] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité, op. cit., p. 24-25.

[40] Georges JEAN, La Lecture à haute voix, Paris, Casterman, 2000, p. 12-13.

[41] De même, L'Institution oratoire, ouvrage du rhéteur latin QUINTILIEN : « C'est aussi une affaire de pratique puisque, pendant que vous prononcez ce qui précède, vous avez à voir ce qui suit ; et, chose très difficile à l'attention, l'esprit doit être partagé de manière que la voix fasse une chose, et les yeux une autre. » (Cité par G. Jean, op. cit., p. 12.)

[42] Michel de CERTEAU, Les Cultures populaires, Institut National d'éducation populaire. Paris, Privat « Sciences de l'homme », 1979. « Est dit populaire simplement ce que nomme et crée comme tel une classe dominatrice. »

[43] Jean QUENIART, François LEBRUN et Marc VENARD, Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, tome 2, De Gutenberg aux Lumières, Gallimard, 1981.

[44] Roger CHARTIER, L'Ordre des livres, op. cit. De même, Jean Bottéro relève qu'en Mésopotamie « le discours oral a précédé et toujours accompagné, beaucoup plus largement, le discours écrit », p. 20. Ce sont « des tournures de style, des images, le vocabulaire, des procédés poétiques », in L'Orient ancien et nous, op. cit., p. 51.

[45] Robert MANDROU, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Bibliothèque Bleue de Troyes, 1985. R. Mandrou y raconte que les éditeurs de Troyes, les premiers à prendre l'initiative de fabriquer et de vendre des livres populaires au début du XVIIe siècle, furent imités aussitôt par les libraires de Rouen, Paris, Amiens, puisant sans scrupule dans le même fonds de la Bibliothèque Bleue de Troyes.

[46] Robert MANDROU, De la culture populaire…, op. cit : « Les travaux des sociologues, des ethnologues, ont maintenant accrédité une définition plus large de l'expression : la culture des masses populaires, c'est aussi la culture dont se "nourrissent" ces masses. » De même, nous pouvons citer le cas de la « veglia » vécue en Italie, dans la Garfagnana (près de Lucca, en Toscane), dont l'expérience est relatée dans le livre paru en 1999 : Le veglie in Garfagnana, un'esperienza formativa fra tradizione e progetto, Edizioni ETS, Pisa, 1999. Collectif (dir. Paolo Orefice e Giacomo Viccaro, U. Florence), avec W. Rinaldi (Univ. Florence), et J-J. Morne, Ch. Leray, Fr. Sérandour (Univ. de Rennes 2, Sc. de l'éducation).

[47] Robert MANDROU, De la culture populaire…, op. cit.

[48] Dans l'activité de bibliothécaire, nous ressentions particulièrement dans la pratique du « temps du conte » une médiocrité, liée sans aucun doute à des habitudes, mais due également à une absence de réflexion pédagogique en équipe. Ce fut, un peu plus tard, en université, que cette recherche put se faire de façon personnelle.

[49] Paul RICŒUR, Du texte à l'action, « De l'herméneutique des textes à l'herméneutique de l'action », op. cit., p. 163.

[50] Denis GUÉNOUN, L'Exhibition des mots et autres idées de théâtre et de philosophie, Paris, Circé, série « Penser le théâtre », p. 30.

[51] Bertold BRECHT, « Sur le métier du comédien », in Écrits sur le théâtre, tome 1, L'Arche, 1972, p. 393.

[52] Denis GUÉNOUN, L'Exhibition des mots…, op. cit., p. 26-31.

[53] Jean CAUNE, Acteur-spectateur. Une relation dans le blanc des mots, préface de Régis Debray, Librairie Nizet, 1996. Le titre lui-même indique ce choix dans l'interprétation du texte de théâtre. Voir aussi p. 22-23 : « Le jeu de l'acteur vient se loger dans le blanc des mots. Il se donne à voir et à entendre dans les respirations et les ruptures du texte. »

[54] Denis GUÉNOUN, L'Exhibition des mots…, op. cit., p. 36, 37.

[55] Denis DIDEROT, Paradoxe sur le comédien, éd. Mille et une nuits, 1999, p. 13. Voir aussi : « […] C'est qu'avant de dire : “Zaïre, vous pleurez !” ou “vous y serez ma fille”, l'acteur s'est longtemps écouté lui-même ; c'est qu'il s'écoute au moment où il vous trouble, et que tout son talent consiste non pas à sentir, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentiment, que vous vous y trompiez » id., p. 18, 19.

[56] Denis GUÉNOUN, L'Exhibition des mots…, « L'oreille seule. Sur la pensée de Shakespeare », op. cit., p. 46.

[57] Jean CAUNE, Acteur-spectateur, une relation dans le blanc de mots, préface de Régis Debray, Nizet, Saint-Genouph, 1996, p. 34, ch. 1, « L'acteur de la relation ».

[58] Jean CAUNE, Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles, Presses Universitaires de Grenoble, Coll. « Communication, Médias et Sociétés » : « Le sens de la médiation », p. 170.

[59] Jean MOUCHON, « Parole, geste et mouvement », in Pratiques de l'oral. Écoute, communications sociales, jeu théâtral, Armand Colin, U Communication. 2e éd., 1991, p. 92. Voir aussi cette dénomination de « conteur-monstrateur » d'un ou de plusieurs personnages par Jean-Pierre Sarrazac, op. cit. p. 51.

[60] Jean-Pierre SARRAZAC, « L'écoute dans le jeu théâtral », in Pratique de l'oral, op. cit.

[61] Jean-Pierre SARRAZAC, « L'écoute dans le jeu théâtral », op. cit., p. 53.

[62] Jean-Pierre MIQUEL, Le Théâtre des acteurs, ces étranges animaux, op. cit., Flammarion, 1996, p. 60-61. Jean-Pierre Miquel a été Administrateur de la Comédie-Française, ancien professeur au conservatoire national d'art dramatique, metteur en scène, acteur.

[63] Ainsi, Jean BOLLACK nous restitue, par la traduction, l'Antigone de Sophocle, au plus près du mot, au plus près du sens, de « la vérité du poète », c'est-à-dire de « la clarté, l'insistance vers une connaissance », in Introduction de Antigone, op. cit. De même Jacqueline RISSET dans sa traduction de L'Enfer dans La Divine Comédie de Dante.

[64] Antonin ARTAUD, « Un athlétisme affectif », dans Le Théâtre et son double, Idées, Gallimard, 1964 : « Plus le jeu est sobre et rentré, plus le souffle est large et dense, substantiel, chargé de reflets », p. 197.

[65] Marcel PROUST, Sur la lecture, Actes Sud, 1988, p. 9, 10.

[66] Jean MOUCHON, « Parole, geste et mouvement » in Pratiques de l'oral. Écoute, communications sociales, jeu théâtral, op. cit.

[67] Jean-Louis BAUDRY, L'Âge de la lecture, Gallimard, 2000.

[68] Pierre CAMPION, Jean-Jacques MORNE, Approche de la littérature française par l'oralité : Flaubert, Proust, op. cit., p. 22.

[69] Jean CAUNE, Acteur-spectateur, une relation dans le blanc des mots, op.cit. « Pour une éthique de la médiation. Le sens des pratiques culturelles », p. 34.

[70] Roland BARTHES, Le Grain de la voix. Entretiens 1962-1980, op. cit., « De la parole à l'écriture », p. 12.

[71] Roland BARTHES, L'Obvie et l'obtus, Essais critiques III, op. cit. En particulier : II. Le corps et la musique : Sur « l'écoute » (liée à l'herméneutique), p. 221.

[72] Le Français au collège, op. cit., in « La lecture de l'œuvre intégrale » : « Pour certains, lecteurs “naïfs” ou choisissant de l'être, qui s'abandonnent volontiers aux joies de la fiction […], le monde du livre ne se distingue pas du monde réel. […] Pour d'autres, lecteurs plus savants et plus critiques, il est essentiel de ne pas succomber à l'illusion référentielle, d'analyser le récit de manière distanciée, donc de se préoccuper de narration », p. 149.

[73] Simone de BEAUVOIR, Mémoires d'une jeune fille rangée, Gallimard, 1958, p. 186.

[74] Rappelons que cette seconde partie de la thèse sera éditée aux éditions de L'Harmattan, coll. « Innovation et recherche en éducation », sous la direction de Jean Guglielmi.

[75] Mircea ELIADE, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1998, [1e éd. 1963], p. 46.


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