© : Pierre Campion.
Un nouveau personnage de la romancière
Notes de lecture
Bernard Pagès est un artiste connu. D'abord peintre puis sculpteur,
il a construit une œuvre dont il envisage encore des développements. Maryline
Desbiolles lui passe la parole. Il l'accepte, il consent à être un personnage
de la romancière, mais pas forcément docile à ses questions.
À chaque livre de Maryline Desbiolles, on se demande comment
elle fera le suivant, comment elle inventera le futur de son œuvre.
Eh bien, voici une conversation, une suite d'entretiens
entre la romancière Maryline Desbiolles et l'artiste Bernard Pagès.
Conversation singulière, non pas en son principe car les artistes aiment à
échanger avec des écrivains, et réciproquement. Ce qui frappe,
même si le propos du peintre fait la plus grande partie du livre et que le
titre annonce un paysage de peinture, c'est que ce livre est publié sous le seul nom
de la romancière.
Dans son œuvre, il y avait déjà un peintre, Félix Vallotton,
Vallotton est inadmissible (Seuil, 2013), et même une sorte de
fantaisie, Manger avec Piero (Mercure de France, 2004), qui raconte une
recette de cuisine amoureuse sous le patronage du grand fresquiste italien.
Cherchons encore un peu, et nous trouvons l'évocation d'un
peintre dans un roman de Maryline Desbiolles, Les Draps du peintre, Seuil, 2008.
De son peintre de fiction, elle écrit :
« Rien ne le destinait à être peintre. Et ce
rien dont il
sort, ce brouillard est peut-être ce qui lui a défendu de jamais s'établir, de
jamais composer avec le monde que la peinture aurait dû révolutionner, comme il
l'a cru un temps. Romanichel avant toute chose : celui qui l'attrapera n'est
pas né. Plutôt que le retenir, tenter un pas de danse, inédit,
avec lui. »
On a identifié le peintre de ce roman comme
étant Pincemin, un ami de Pagès.
Mais la description
pourrait convenir aussi à Pagès. Ce peintre-là,
peut-être était-ce déjà lui.
Un nouveau pas de danse avec un artiste
Elle : Veux-tu être mon cavalier ? Lui : Oui,
mais libre cavalier. Et, par exemple, quand tu me demanderas, question chère à ton
style d'écriture et de vie, s'il n'y a
pas, dans mon austérité de vie et d'artiste, quelque morale ou quelque politique,
je te répondrai un peu à côté :
« Peut-être. Mais j'ai froid, ça devine la pluie. Je vais fermer la
porte. C'est déjà l'automne. […] Ce qui compte pour moi, c'est le plein air, la
lumière naturelle, c'est un atelier, un appentis ouvert sur l'extérieur, un
terrain sur lequel on s'agite. J'ai gardé ce goût de mes années d'enfance, ces sept
premières années à la ferme, essentiellement des images d'extérieur, une succession
d'images lumineuses » (p. 130-132). C'est comme ça, c'est un fait,
hasardeux, je suis né à tel moment, dans un non-lieu du monde.
Voilà donc que Maryline Desbiolles cède la parole à un plasticien,
comme on dit, et que celui-ci accepte avec plaisir de se faire un personnage de
la romancière.
Discrètement, celle-ci rédige les notes de bas de page pour éclairer
les allusions de l'artiste. Surtout, elle conduit la conversation avec Bernard Pagès,
en vingt journées, réparties entre le 6
octobre 2020 et le 7 janvier 2022 sur une durée réelle d'un an et cinq mois.
Tel est le temps qu'ils se sont donné pour ordonner les moments et péripéties
d'une aventure commune, à la recherche du sens d'une œuvre.
Duo de paroles, l'une relançant l'autre, une sorte d'oratorio dont
l'intrigue consiste dans la découverte d'une vérité, celle d'une vie de
l'artiste et des secrets de cette vie — secrets de métier, secrets d'existence.
Petits métiers et domiciles à l'avenant, rencontres entre artistes et ruptures,
méconnaissance et
reconnaissance, passage de la peinture à la sculpture et émancipation,
impasses et dépassements, « la vie d'artiste »
quoi…
Céder la parole à l'artiste
Pour une romancière comme Maryline Desbiolles qui pratique pour son propre
compte une écriture du parler, c'est le signe d'une confiance dans son
interlocuteur, dans sa verve, c'est-à-dire dans la capacité de cette parole à décrire
un monde muet. Une gageure, faire parler un artiste de son art.
Au fondement de cette confiance, il y a une sorte de fascination de
la romancière pour ce qu'il détient lui et elle non, du fait de la
différence d'âge entre elle et lui : elle le fait commencer par
ses souvenirs de l'Occupation allemande. Dans un paysage vide et hanté de rares
vieillards, isolé d'avance par son site et privé du peu de circulation qui s'y
faisait déjà auparavant, un pays à la route blanche — de ces routes où
marchaient Rimbaud et Verlaine soixante-dix ans auparavant, non goudronnées, des
grands chemins empierrés et poudrés de poussières que lavent les pluies. Un
paysage dans lequel se dissimulent des maquisards fantomatiques, peu héroïques,
qui font peur aux parents et intriguent les enfants. On n'y verra pas des défilés
de la Libération.
Un pays d'où reviennent au peintre des expressions de l'occitan,
cette langue du Midi qui peut rappeler à la
romancière l'italien dialectal de ses propres aïeuls, habitants d'Uriage la ville
savoyarde de l'aluminium et de Turin capitale du royaume de la Savoie, de Primo
un jeune oncle disparu et de sa grand-mère (Primo, roman, Seuil, 2005).
Un paysage hanté par la figure d'un petit hangar ouvert aux
vents et protecteur pourtant, un motif qui reviendra sans cesse dans le propos du peintre,
dans un tableau même et, en vrai et en grand, dans l'installation finale à La Fontaine de
Jarrier, dans l'arrière-pays de Nice.
« L'ailleurs, la peinture »
Desbiolles : Est-ce que tu peux dater le moment où tu
as commencé à peindre, où, pour le dire pompeusement, la peinture est
entrée dans ta vie ?
Pagès : La peinture n'est pas entrée dans ma vie, c'est un
pays dans lequel je suis entré, par la force des choses.
Un déménagement, et voilà
la famille Pagès à Laroque. Une grande maison que le père fait rajeunir par
Segundo, un peintre en bâtiment espagnol
exilé de son pays :
« Avec trois fois
rien, de la couleur en poudre, de l'eau et de la colle pour les murs, deux
bouteilles d'huile de lin pour les boiseries, il a métamorphosé la maison.
Magique ! […] Le regarder faire si bien
avec si peu a été très instructif pour moi. » (p. 34)
Elle entend Segundo et elle pense à Primo, mais elle ne s'y arrête
pas.
À l'école du village, grâce à une institutrice, premiers
dessins, punaisés un peu partout dans la maison. Aux grandes vacances du lycée,
la peinture « comme une libération extraordinaire. Car j'étais presque
toujours puni, consigné au lycée dont je ne pouvais pas sortir. C'était
effrayant ». Au gré des circonstances, la peinture sera toujours l'extérieur
de la vie, et le refuge de la vie.
Des rencontres et voilà que l'on est devenu peintre (mais
pas comme les barbouilleurs du moment), une visite de l'atelier de Brancusi et
voilà que l'on devient sculpteur (mais pas comme Brancusi).
Mettre de l'air et des passages entre les choses.
La sculpture sera la vraie patrie de Bernard Pagès, son « vrai
lieu » (Bonnefoy), sa « vraie vie » (Proust). Mais non sans
nostalgie de la peinture. Une sculpture quelque peu sauvage, d'arrangements et d'assemblages
de déchets glanés dans les décharges (il n'y en a plus) puis de pièces de
métal trouvées dans les casses d'autos et de machines agricoles.
Et toujours ce temps de passé, de présent et d'avenir :
« Mes sculptures
sont fragiles de toute manière. Elles sont fabriquées de nombreux éléments disparates,
ce qui les fragilise. Ça me tracasse. J'essaie de ne pas y penser. Je connais
les faiblesses de chacune, si je m'écoutais, j'en referais certaines, entièrement,
mais je ne peux pas passer mon temps à réparer
des sculptures anciennes, j'ai encore des trucs à faire. » (p. 155)
Pierre Campion