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Pierre Campion : Compte rendu du livre de Laurent Albarracin, Pourquoi ?.
Mis en ligne le 23 mars 2020.


Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Le Secret secret (2012)
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Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Le Monde (2013)
Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Le Déluge ambigu (2014)
Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Herbe pour herbe (2014)
Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Cela (2016)
Lire sur ce site le compte rendu du recueil de Laurent Albarracin Res rerum (2018)


Sur ce site, Laurent Albarracin tient une chronique d'images de la poésie.


pourquoi Laurent Albarracin, Pourquoi ?, suivi de Natation, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2020.


Raisons de la poésie

Signé Laurent Albarracin

Ce recueil, prenons-le par la fin.

Le texte « Natation » décrit un état assez rare, sauf erreur, dans Laurent Albarracin : des moments suspendus, un rapport paisible à un élément du monde, nul effort, des actes presque d'inaction. Le secret de l'eau se donne à un corps immergé, qui la met juste en légère opposition avec lui-même et avec elle-même ; c'est un équilibre de l'esprit et du corps ; c'est un glissement, le long du mot nage et du verbe nager : « Je nage et j'éprouve que je nage. C'est tout un de nager et d'éprouver qu'on nage. » Je ne rame pas, je ne m'abandonne pas non plus au fil de l'eau — dans cet étang, il n'y a pas de fil de l'eau. Je ne perds ni mon corps ni mon esprit, ni ne perds le corps de l'eau :

C'est un des plaisirs de la nage que d'être circonscrite par la nage. Nageant on écarte beaucoup de choses qui ne sont pas nager. À part penser on ne peut pratiquement rien faire d'autre en nageant que nager. C'est de le savoir et de l'avoir décidé qui font qu'on est tout à sa nage. Puisque je nage, autant que je nage, nous disons-nous. Tant qu'à nager nageons. Comme nager réclame que nous nagions, portons toute notre attention sur notre nage.

Plénitude, moments qui tendent à n'en faire qu'un, moments du corps à corps avec l'élément, le corps de l'eau pesé — pensé, c'est le même mot — par les gestes réglés de mon corps, par la seule et légère conscience que j'en ai, et à travers la conjugaison en corps du verbe nager, toujours au présent : de l'indicatif, de l'impératif, du subjonctif, de l'infinitif, du participe.

Cependant, comme c'est bizarre ! :

Je nage, je balaie une liquide poussière tellement abondante que la balayer ne me fait progresser qu'un instant avant qu'elle ne s'accumule à nouveau devant moi au point qu'il me faut recommencer aussitôt. D'une dénégation, je défriche la forêt. J'écarte bravement les hypothèses. N'empêche que je pense je nage m'amène un peu plus loin. 

Bizarre, parce que quelque nom paraît flotter ici ou surnager, dans une bulle, des plus inattendus — celui, peut-être, de Descartes, avançant bravement dans la forêt sans s'y perdre et examinant fermement ce qui le ferait errer ? Bizarre aussi parce que, un peu plus loin dans le volume, au courant d'un entretien (avec qui ?), Laurent Albarracin, à la question « Quels philosophes vous inspirent ? » répondra : « Je lis peu les philosophes. » Serait-ce que, simplement, il nagerait dans les mêmes eaux ?

Tout cela ne serait que du bonheur, n'était, vers le milieu du texte et de l'étang, incidemment et prosaïquement, cette infiltration de liquide dans l'un des verres de ses lunettes, laquelle a rappelé le nageur à la réalité du réel et le réel à sa propre réalité : à son incommodité, à son caractère inopportun, à sa sourde intransigeance. Et rappelé le nageur à sa myopie, qui a dénoncé son corps à lui-même comme un corps étranger ou au moins mal commode, mal embouché, malaisé.

 

Prié, dans le même entretien, de dire d'où lui vient le genre de ces expériences étranges quand les choses se donnent dans leur réalité entêtante, inquiétante, vertigineuse, ce à travers le creusement des mots, Laurent Albarracin répondait à cette question :

Je ne crois pas qu'il y ait eu de moment déterminant dans ma vie qui explique un tel goût. Sinon l'enfance continue et indépassable où il me semble qu'on ne cesse de faire cette expérience de creusement, de vacillement ou de vertige. On ne la fait d'ailleurs pas seulement devant les mots, enfant, mais aussi devant les choses, et le poète est celui qui retrouve cette émotion qu'il a eue, cette sorte de rêverie spéculative, cette sorte d'accès mystérieux — et paradoxalement par le sentiment de l'étrangeté des choses à elles-mêmes — à ce qui serait leur « vérité poétique ».

« l'enfance continue et indépassable »

En 2004, le presque premier recueil de Laurent Albarracin, Le Feu brûle relatait, titré sous le cri d'un enfant (« ça brûle ! ») et par tautologies saisissantes, la découverte des objets du monde et l'effort pour rendre compte de cette découverte[1]. Il était déjà question de toutes sortes d'êtres et de choses (« Les clous clouent les clous, sont marqués au coin du coin et pour toujours pendus à cette patère : être ce petit marteau serré dans un clou ») et de natation, déjà, mais bien différente :

La rivière est le lancer de toute la rivière en arrière pour nager, pour remonter cette poussée qui la tire en arrière, elle est toute la peine allée à la peine, elle frétille et elle est poissonneuse.

En 2008, Cartes sur l'eau[2], l'eau encore, s'arrogeant tout le titre, battant les cartes de tout un recueil, au hasard : ciels, pierres, airs, toutes sortes d'êtres et d'états :

Un vacarme d'oiseaux chuchote

dans l'eau qui coule en fumée

des bûches mises au feu

ou encore

Le poing fermé

est l'or des dormeurs

les êtres

sont la proie d'autres êtres

et les mots

sont la chose

des choses

Toujours la métaphore est métonymique, et les deux figures sont tautologiques : dans une sorte de court-circuit verbal, la chose va à elle-même et à la chose d'une autre chose, pour l'émerveillement de l'enfant, en récompense.

L'âge ontologique

Cependant se dévoile, dans les âges de l'enfance, un autre âge, ontologique, d'une ontologie pour ainsi dire innocente, immédiate, sans concept. Pour Laurent Albarracin,  c'est le moment, par exemple, de Le Secret secret (2006)[3]. C'est le moment encore et surtout de Res rerum (2018)[4]. Sous un titre à la Lucrèce, soixante-quatre poèmes gravés chacun, sous son numéro en majuscules romaines, dans une langue impérieuse et sculpturale, dont voici le LXIII, ouvertement philosophique, c'est-à-dire traitant de la recherche de la vérité :

La vérité que nous cherchons dans la chose

N'est rien d'autre que la vérité de la chose.

La vérité de la chose n'est pas à extraire de la chose.

Elle est le domaine de la chose

Elle est la chose de la chose.

La chose de la chose est sa vérité

Comme le vrai est la vérité du vrai.

La Réisophie ne dit pas la vérité de la chose,

Elle dit la vérité du vrai

Et elle sait que seule la chose sait

La chose de la chose.

C'est parce que nous abandonnons

Les choses à leur chose

Que nous disons la vérité.

Ainsi Albarracin n'en a jamais fini avec l'être des choses, disons plutôt : avec la réalité des choses, avec l'épaisseur de leur épaisseur, avec l'évidence de leur évidence, avec l'immanence de leur mouvement — avec leur refus obstiné de laisser personne dire d'elles la vérité. En présence des choses, la Philosophie doit céder la place, ses techniques et sa langue à quelque Réisophie. Car la chose sait la vérité de la chose, et la philosophie non. On sera passé du mot de la réalité à celui de la vérité et d'un lyrisme à l'autre : on ne peut aimer la réalité sans aimer la vérité.

Mais on connaît l'autre âge des enfants, celui des questions incessantes et soûlantes, l'âge proprement métaphysique et mystique, l'âge des fulgurances, Et, dans le trajet d'Albarracin, le voici peut-être advenu.

L'âge métaphysique de l'enfance : le pourquoi du pourquoi et du comment

Notre recueil maintenant.

Le titre de Pourquoi ? et soixante-quinze pages ininterrompues de questions jetées une par une, comme en vrac, certaines se développant sur plusieurs vers et d'autres ne portant pas le pourquoi dominant — cela nous suggère que le moment est venu, pour Laurent Albarracin, de la recherche de l'origine et du mystère des phénomènes, mais par des sortes d'évitements.

En voici quelques-unes, choisies presque au hasard, où on reconnaît tout de suite l'invasion des métaphores et tautologies, la manière et la signature de Laurent Albarracin :

[…]

pourquoi le feu tremble d'enthousiasme incertain

[…]

pourquoi la pierre dans la rivière semble de l'eau dans l'eau sinon parce que l'eau la lave de son feu

[…]

le caillou n'est-il qu'une sorte de bonde rebondie et durcie tout au fond de l'espace

[…]

pourquoi le cœur rayonnant de la fleur est un pourquoi sans réponse

[…]

quel mystère préfère se dévoiler pour rester le mystère

[…]

Une obsession de questions, se pressant de leurs variantes, à plaisir et par nécessité.

Une obsession de questions, où la grammaire d'abord met de l'ordre.

Deux fois seulement la forme interrogative : dans le titre du poème Pourquoi ? et à sa dernière ligne : « comment la rose évacue son pourquoi dans un soupir de rose ? »;

Toutes les questions, sauf une, y compris les deux premières, décisives,

Comment les choses commencent

pourquoi au milieu un pourquoi les ouvre

— toutes donc revêtent la forme ambigu‘ des titres latins et anciennement français, la forme d'une interrogation indirecte, d'un style indirect libre. Libre de quoi ? D'un verbe supposé, qui serait quelque chose comme un « Je dis comment » ou « Je vais dire pourquoi », un verbe évité. Il y a, dans les questions de l'auteur, une espèce de savoir mais non développé comme tel, une espèce de promesse mais non tenue — puisque le dernier vers, lui, sera pleinement, directement et définitivement interrogatif, non sans pourtant éluder l'inversion du sujet, que demanderait la grammaire de l'interrogation :

comment la rose évacue son pourquoi dans un soupir de rose ?

Entre temps, le thème de la rose, justement, manifesté dès la page 1 de couverture par une image et explicité par un court texte en page 4 de couverture, institue un ordre dans ce profus désordre. Posé dès le début et rappelé à intervalles irréguliers, et dominant dans les trois dernières pages, l'ordre de la rose organise en fait tout ce bavardage obsédant de l'enfance.

C'est le moment de citer intégralement la quatrième de couverture du recueil :

Pourquoi ? se présente comme une longue suite d'interrogations sur la nature des choses, et notamment de cette chose singulière qu'est une rose. Il part et se joue de la fameuse formule d'Angelus Silesius : « La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. » Le texte fait le pari inverse qui consiste justement à interroger la chose pour la faire fleurir.

Reprenons alors des occurrences, là aussi presque au hasard :

la rose n'est-elle une exclamation par les moyens et dans les limites de la rose

[…]

pourquoi la rose s'ouvre comme un bouton de rose

pourquoi elle tourbillonne

pourquoi elle est l'ivresse et le flacon

[…]

qu'est-ce qui s'envole d'un vase au par delà qu'un vase

Des actions s'accomplissent, une activité se développe, « au milieu un pourquoi les ouvre »… On reconnaît ici le principe énoncé au poème LXIII de Res rerum. Oui,

[…]

C'est parce que nous abandonnons

Les choses à leur chose

Que nous disons la vérité.

Oui, il y bien du pourquoi et du comment, mais à la condition que ce pourquoi et ce comment n'aboutissent jamais, qu'ils ne visent pas l'Origine ou la Cause, qu'ils ne visent jamais que le ce qu'on peut dire des choses — lequel est immense. Récuser leur Mystère, ce familier de l'enfance, et récuser le propos provocant d'Angelus Silesius. La rose, elle, sait bien son pourquoi. C'est même sa raison de fleurir :

pourquoi la beauté est un mystère

pourquoi le mystère semble savoir de lui ce qu'on ne sait de lui

(Explication de la lumière, déjà, n'était pas une explication des causes ­— bibliques ou autres — mais une explicitation : par les incidences innombrables sous lesquelles la lumière tombe sur les choses[5]. Et Le Verre de l'eau[6] : « La métaphysique s'abreuve et se noie dans un verre d'eau. […] Nulle fleur n'est mieux exposée qu'en son vase cintré qu'elle est. »)

Voilà les conditions a priori d'une raison théorique du monde, d'une raison pratique, d'une esthétique et, pourquoi pas, d'une philosophie de la vie, à condition qu'on fasse, de tout cela, la critique poétique.

 

Dans l'œuvre déjà abondante de Laurent Albarracin, une boucle pourrait se trouver bouclée : dans l'ordre de la langue française, mener une philosophie sous l'autorité de la métaphore et de la tautologie, les plus naïves et les plus rouées des images. En effet, la raison poétique n'a-t-elle pas ses rapports, ses raisons (rationes), les seules finalement que l'on puisse, en équilibriste mais en toute virtuosité et sûreté, tracer en présence des choses et danser en quelque sorte autour d'elles ?

Albarracin aura-t-il des chemins à ouvrir, ou à se rouvrir et à parcourir de nouveau, en écartant les hypothèses, en avançant, en nageant ? En matière de créativité, en matière de vie, il n'est rien de définitif.

Pierre Campion



[1] Laurent Albarracin, Le Feu brûle, postface de Pierre Campion, Atelier de l'Agneau, 2004.

[2] Laurent Albarracin, Cartes sur l'eau, Simili Sky, 2008.

[3] Laurent Albarracin, Le Secret secret, Les Éditions de surcroît, 2006.

[4] Laurent Albarracin, Res rerum, Arfuyen, 2018.

[5] Laurent Albarracin, Explication de la lumière, Dernier Télégramme, 2010.

[6] Laurent Albarracin, Le Verre de l'eau et autres poèmes, Le Corridor bleu, 2008.

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