RETOUR : Coups de cœur

Pierre Campion, Compte rendu du roman de Nicolas Deleau, Les Rois d'ailleurs.
Mis en ligne le 8 septembre 2012.

© : Pierre Campion.

Nicolas Deleau travaille et vit à Pondichéry.
Sur ce site, on trouvera plusieurs textes qu'il envoya des lieux où il a habité : des courriers des Kerguelen, des images de l'Éthiopie, de l'Angola, de Namibe, de Zanzibar… Sur ce site encore, une figure de Nicolas Bouvier.

rois Nicolas Deleau, Les Rois d'ailleurs, Rivages, 2012.


Des rois en leur royaume

Prose de l'ailleurs

« Tout est toujours à fonder »
Les Rois d'ailleurs.

Depuis plusieurs années, Nicolas Deleau est allé voir ailleurs. Il a vécu et travaillé aux Kerguelen, en Angola, en Éthiopie et il en avait rapporté des textes et des images.

Mais, avec Les Rois d'ailleurs, voici tout autre chose : un premier roman, une Ïuvre — ambitieuse, dense et aérée —, une entrée dans la littérature. Ni un témoignage, ni des tableaux d'exotisme, ni un récit de voyages : ne pas s'y tromper.

Quoi donc ?

Un acte en soi, une création : une instauration. L'ailleurs et le passé, comme tels, portés ici et maintenant, au point de devoir perdre tout exotisme et toute puissance de nostalgie. C'est un état paradoxal du monde. Plus d'extérieur, plus d'intérieur ; plus de proche, plus de lointain ; plus de passé, plus de présent. Ou plutôt : l'extérieur dans l'intérieur, le lointain dans le proche, le passé dans le présent, distincts et complexement conjoints. De même que, dans tel épisode du roman, le navire a inclus la mer en ses flancs, l'écrivain s'immerge et se meut dans l'immanence de l'Autre, au point juste où le fait de l'altérité est conservé et absorbé. Et peut-être est-ce trop dire encore, car il n'y pas là une opération de transformation, de résorption de quelque chose qui aurait existé par soi-même et que l'on devrait racheter, récupérer, sauver, d'une expérience précieuse à se remémorer. De la douleur, il y en a, mais comme le sens poignant de la réalité. C'est la leçon de Rimbaud, jamais nommé (quelques autres le sont[1]), et auquel on pense toujours en lisant Les Rois d'ailleurs.

Ainsi écrit, ainsi compris, ainsi pensé, l'ailleurs est une dimension mentale, morale, une exigence intérieure et une grâce voulue, presque priée, et exaucée.

Comment incarner une grâce ? Dans une Ïuvre, dans un livre, dans la littérature. Comment maintenir une grâce, comment tenir la note au long d'une Ïuvre ? Comment se faire Ïuvre ?

 

Çà et là, peu de fois explicitée mais toujours présente, l'image du rhizome. Et, probablement, l'obsession d'un World Wide Web littéraire, l'idée d'affronter la littérature multi millénaire à une tout autre présence de l'humanité à elle-même, que la technique et la pensée viennent de se donner en quelques années, à notre stupéfaction journalière.

 

Comment mettre du mouvement dans cette vastitude intériorisée, c'est-à-dire : comment la créer et la continuer ? Problème de toute la littérature, que Nicolas Deleau résout à sa manière.

Des lieux : les spécifier, les imbriquer, les lier …

Des personnages : les crayonner, les quitter et reprendre, les invoquer comme autant de fantômes incarnés…

Des modes de communication entre les personnages et les lieux : les diversifier, les mettre en fonctionnement réciproque…

Des signes : les composer et disposer, les mettre en mouvement…

Des voix surtout : les marquer chacune, les hanter les unes par les autres, les ordonner, les travailler comme récits ou poèmes, ou invocations ou cris, ou chuchotements, les faire voyager par lettres ou cassettes ou signaux d'ondes courtes… Dans ce choral des paroles institué ˆ Dunkerque, il n'y a pas de voix de femmes, sauf une fois, « discrète et douce », pour raconter l'histoire de deux frères, avant de retourner à son coin d'ombre.

 

Prose lyrique, aux très nombreuses inflexions, c'est la basse continue et variée. C'est la langue et l'écriture de cette intériorisation tendue, dans laquelle se résout littérairement l'opposition entre un ailleurs de pure création et l'ici des lectures dispersées et des lecteurs vivants — nous —, mais inconnus de l'écrivain et entre eux : pour ainsi dire quelconques.

Un lieu privilégié, le dedans du dehors, le bar de Dunkerque où concourent les nouvelles des lieux du monde pour le chÏur mêlé et finalement multiplié des coryphées et des auditeurs. Par privilège d'exterritorialité et par transfert de Prague, royaume minuscule et apparemment banal, L'État souverain du Bart t'abat reçoit comme port d'attache les messages de ses navires perdus et des ports du monde où ils font escale — ou explosent — : Valparaiso, Mourmansk, Luanda, Manille, Namibe ou Zanzibar… NÏud des nÏuds de la corde, trame des trames de la toile, rendez-vous des désirs du monde :

Et si Dunkerque n'est plus un port exsangue mais le havre d'un double fantôme et toujours mouvant de navires à couple, de départs, de rencontres, d'une siamoise sans ruelles ni géographie ni quartiers ni centre, ni faubourgs ; si Dunkerque n'est plus un port mais le placenta d'un superbe monstre à naître, tant mieux. (p. 343)

Des personnages semblables et distincts, bien reconnaissables — il le faut en cette entreprise. Job (pauvre comme ?), Thomas (l'incrédule ?), Fanch (autre prénom de Breton), leurs hôtes et médiateurs (le capitaine Jean, le père Raoul, le poète Anton…) — et Dimitri, le violoniste, l'auteur d'une Genèse, leur hantise à tous : « Je suis une monodie symphonique » (p. 339). Par exemple, autour de Paulo, le pêcheur en sa barque, configurer — faire prendre, coaguler — l'histoire du village emporté par les pluies dans la mer, lui et sa falaise à fossiles, à l'orée de Luanda, en une catastrophe de l'Histoire universelle.

 

Le lieu du monde à advenir pour tous et pour chacun, c'est le livre. Ainsi entendu, compris et représenté comme un ordre du monde réel, l'ailleurs a, dans l'ici, ses hiérarchies et fonctions, sa structure et son histoire, ses époques et ses tragédies, son genre de charité (l'amour), et ses rois.

Pierre Campion

 



[1] Édouard Glissant, Patrick Chamoiseau, Xavier Deutsch, Léon-Paul Fargue…