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Pascal Le Bert : « Le roman d'aujourd'hui » enseigné au baccalauréat dans deux classes de Première du lycée Charles De Gaulle de Vannes. Exemple d'une pédagogie de projet.

Le texte ci-dessous est la présentation d'un dossier destiné à l'institution scolaire et à des revues pédagogiques.
Nous remercions Pascal Le Bert de nous permettre de publier ce travail.

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Pascal Le Bert est professeur de Lettres au lycée Charles De Gaulle à Vannes.

Texte mis en ligne le 27 février 2010.

Pour des précisions sur l'esprit et les méthodes de Pascal Le Bert, voir sur ce site :
une séquence de travaux de lecture, d'écriture et d'oral réalisé en classe de Première en 2005 par Pascal Le Bert
un article de P. Le Bert dans la revue Les Cahiers pédagogiques
un article de P. Le Bert dans la revue Lettres ouvertes
un article de P. Le Bert dans la revue L'Émancipation pédagogique.

© : Pascal Le Bert.


Enseigner la littérature pour tous

Institution en crise, l'école donne régulièrement lieu à des débats qui ont maintenant leurs « marronniers » : « Le niveau baisse », « Les actes d'incivilité ne cessent d'augmenter », « Les élèves ne savent plus écrire et n'aiment pas lire. » Bref, l'heure est grave : la culture est en danger et l'école en faillite.

Si la réalité peut accréditer les thèses les plus négatives à propos de l'école, force est de constater que la vérité du terrain est aussi plus complexe que ce que l'écume médiatique ne laisse percevoir.

Personne ne niera, bien sûr, la difficulté de la mission des enseignants dans un monde dominé par les technologies et à l'heure de la massification des études secondaires et supérieures. Mais ne peut-on pas aussi insister sur le formidable enjeu qui consiste, pour la profession, à éduquer le plus grand nombre et à inventer les chemins qui permettront d'y parvenir ?

L'enseignement du français, parce que la maîtrise de la langue conditionne la réussite dans les autres matières, est à la croisée de toutes les crispations autour de l'école.

Parmi les nombreuses déplorations celles sur la lecture, l'écriture et le manque de culture se font entendre avec une plus grande acuité. Notamment quand il s'agit de parler du lycée.

Tout un héritage fondé sur « les humanités » et la maîtrise d'un art de la rhétorique seraient en train de s'écrouler.

Qu'en est-il exactement ? Les lycéens d'aujourd'hui ont-ils tourné le dos à une culture scolaire que beaucoup s'accordent à considérer comme exigeante et très formatrice, dispensant des connaissances, savoirs et savoir-faire, « pour toute une vie » ? Ont-ils renoncé à cette forme d'évasion élaborée qu'offre la lecture d'un ouvrage, roman ou essai ? Quels rapports entretiennent-ils précisément avec le livre ? La culture de l'écran a-t-elle supplanté celle qui autrefois passait par le papier ?

Quant à l'écrit, les élèves sont-ils incapables de formuler la moindre analyse, manifestant pertinence, culture et structuration de la pensée ? Ont-ils perdu le goût de la pensée spéculative et le plaisir d'écrire pour rendre compte tout simplement d'un texte lu ?

Des romans primés au Goncourt des lycéens

Pour répondre à toutes ces questions, un projet pédagogique a été bâti : il impliquait une classe de 1ère S et une autre de 1ère L. Dans le prolongement de l'opération « Goncourt des lycéens », le pari était de s'appuyer sur des ouvrages primés ces dernières années et de les proposer aux élèves en se disant que ce qui avait plu à leurs pairs ne pouvaient a priori les laisser indifférents.

C'est ainsi que les ouvrages de Philippe Grimbert, Un Secret (prix Goncourt des lycéens 2005), de Léonora Miano, Contours du jour qui vient (Goncourt des lycéens 2006) et Sylvie Germain, Magnus (Goncourt des lycéens 2007) ont été lus. Ils ont donné lieu à des travaux écrits (articles, critiques littéraires, commentaires de texte, préfaces et dissertations). En outre, le projet a été nourri par un questionnaire sur la lecture et a été accompagné tout le long par une réflexion sur le marché du livre et sur les prix littéraires en particulier, réflexion qui s'est conclue par une rencontre avec un libraire.

Beaucoup d'activités donc se sont échelonnées sur toute une année scolaire : une photographie de lycéens-lecteurs s'est peu à peu dessinée. De ce bain d'impression sont sortis des enseignements intéressants sinon surprenants — en tout cas, loin des conclusions attendues sur le désintérêt proclamé des jeunes à l'égard du livre.

Des lecteurs qui sont surtout… des lectrices !

Tout d'abord, et cela ne surprendra personne au regard des enquêtes déjà menées, les lecteurs sont avant tout des lectrices : à l'occasion, on rencontrera un garçon qui s'est découvert une passion pour la poésie, papillonnant dans les recueils de Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Aragon et Éluard et proclamant son goût pour les livres, mais ce cas reste une exception. Plus souvent, ses camarades n'hésitent pas à se définir comme « piètres », « médiocres » ou « mauvais » lecteurs. Ils peuvent en passant reconnaître l'importance de la lecture, dire que l'école a pu parfois éveiller leur intérêt pour un auteur mais cela ne les a pas pour autant amenés à donner au livre plus de place dans leur vie : certains avancent « le manque de temps » quand ils ne parlent pas tout simplement d'« une perte de temps »… Le bilan n'est franchement pas très optimiste de ce côté du public pour l'avenir du livre…

Plus riches sont les réponses des lycéennes. C'est parmi elles, en effet, que l'on va trouver les propos les plus intéressants et les plus développés sur les pratiques de lecture.

Bien sûr, quelques-unes peuvent afficher la même distance — voire de rejet — à l'égard du livre que certains de leurs homologues masculins mais ce n'est pas, loin de là, l'attitude la plus souvent rencontrée.

Au contraire, il n'est pas rare de voir s'exprimer les propos les plus laudatifs et les plus hyperboliques pour évoquer leur rapport au livre : « Je suis une lectrice passionnée de romans. » (Marine) « J'ai toujours dévoré les livres. » « Je ne peux envisager de vivre sans les livres. » « J'ai toujours aimé lire. » « Je lis énormément. » Les formulations ne manquent pas pour dire la place que la lecture occupe dans leur existence. Plusieurs se reconnaissent comme « grandes lectrices » et, en effet, elles le sont, n'hésitant pas à annoncer parfois trois ou quatre livres lus par mois, ce qui avoisine les quarante dans l'année ! Chiffre étonnant quand on sait que dans les enquêtes un grand lecteur est reconnu comme tel à hauteur de vingt-cinq livres lus…

Nulle surprise alors de constater la relation particulière qu'elles entretiennent avec ce que l'on pourrait parfois considérer comme « leurs meilleurs amis du monde ». Elles aiment garder auprès d'elles « à portée de main » ou « à portée de vue », « au pied du lit », les livres qu'elles ont lus. Toutes ces raisons expliquent que, même si elles sont abonnées à une médiathèque, elles achètent à l'occasion des ouvrages en librairie, appréciant ainsi de voir « (leur) bibliothèque se remplir de plus en plus… »

Et puis, pour finir de se représenter ce que signifie la lecture pour nombre de ces adolescentes, il suffit de relever la façon dont elles racontent les conditions dans lesquelles elles s'adonnent à cette activité : « …au chaud, sous la couette, le week-end, l'après-midi ou le soir quand il fait noir, que mes yeux piquent et qu'il n'y a plus aucun bruit dans la maison… » (Armelle). Également : « Je lis de préférence dans l'après-midi quand il y a du soleil, dans le silence… » (Claire). Et enfin : « J'aime en été lire face à un coucher de soleil ou lorsque le crépuscule arrive… » (Morgane).

À travers ces voix ne comprend-on pas mieux encore ce que veut dire l'expression de Valery Larbaud : « La lecture, ce vice impuni… » ?

Lire pour le plaisir…

Cette passion du livre si clairement affirmée est incontestablement indissociable de la notion de plaisir. Car si on lit « pour accéder à des connaissances » on le fait surtout pour se détendre. En effet, même chez des élèves qui semblent présenter tous les attributs d'un public en phase avec les attentes de l'institution, c'est moins « une lecture didactique » qui est proclamée qu'« une lecture de divertissement » car il s'agit avant tout de lire « pour s'oublier et vivre d'autres vies par procuration ». « On aimerait ainsi faire durer le moment sans devoir revenir à la réalité » (Morgane). À ce titre, « les œuvres romanesques sont essentielles pour pouvoir rêver » (Juliette).

Pas de posture forcée donc chez ces adolescentes qui aiment surtout voir les questions qui les traversent transfigurées dans des récits d'imagination capables de les toucher : récits fantastiques, heroic fantasyEragon, Harry Potter, Les Quêtes d'Ewilan se sont substitués aux titres de Stephen King, abondamment cités il y a encore une dizaine d'années. Autres temps, autres goûts…

Des enseignants décontenancés

À moins de se considérer comme un ecclésiaste chargé de défendre jusqu'à l'absurde les préceptes de la dernière encyclique romaine, l'enseignant ne peut qu'être bousculé dans son métier et interrogé dans l'amour qu'il porte à sa matière par les attitudes des élèves qui lui sont confiés.

Sans doute a-t-il beaucoup de difficultés à s'identifier à des jeunes qui sans vergogne affirment leur désintérêt pour la culture littéraire ou qui manifestent de la distance à l'égard des grands auteurs classiques. Pourtant, peu de choses ont évolué depuis ses années de lycée : les bons lecteurs capables de tout lire sont toujours présents en classe — élèves miroirs qui le renvoient à son parcours de réussite. Seulement, l'enseignant ne doit jamais oublier qu'il faisait déjà partie, à quinze ou dix-sept ans, d'une infime minorité pour qui les livres étaient un signe de distinction et de valorisation sociale et un passeport pour monter dans l'ascenseur social. Autour de lui, peu partageaient ses goûts et ses références : déjà « les barbares » étaient entrés au lycée et faisaient peu de cas d'une culture qu'ils jugeaient gratuite et inutile.

A fortiori, aujourd'hui, quand le secondaire est chargé d'accueillir et de conduire jusqu'au baccalauréat non plus 35% d'une classe d'âge mais près du double, on peut juger du niveau d'accablement et du degré de découragement de certains enseignants, décontenancés par le peu d'appétence intellectuelle pour les œuvres littéraires ou le manque de références culturelles d'un grand nombre d'élèves.

Enseignant de lettres, un métier à réinventer

L'élitisme littéraire, le statut des « humanités » ne peuvent plus tenir dans une école qui, aujourd'hui, ouvre ses portes à d'autres enfants que les « héritiers ». Depuis vingt ans, les programmes ont pris acte de cette évolution et ont modulé les objectifs fixés à la classe de français : plus question de mettre l'accent sur la seule exigence de « faire connaître et aimer les grandes œuvres littéraires ». Pour concerner tous les enfants, on attend de l'enseignant qu'il développe au sein de la classe « la réflexion critique, l'imagination, la sensibilité », qu'il favorise « la connaissance » et donne « le goût de la création littéraire ». Le travail sur les œuvres doit aider « à se situer dans le monde actuel » et permettre d'acquérir « une culture accordée à notre temps ».

En voyant ainsi se desserrer l'étau d'une école corsetée, chargée à présent d'enseigner au niveau du secondaire à un public toujours plus hétérogène, le cours de français s'est alors peu à peu ouvert pour prendre davantage en compte l'univers culturel réel du public. Dans cet esprit, les enseignants de lettres ont vu leur métier en partie se transformer : non plus initiateurs aux beautés de la littérature, chargés de développer un discours admiratif et de transmettre des connaissances repliées sur elles-mêmes mais plutôt dispensateurs de culture, favorisant l'aptitude à communiquer et à s'exprimer, et au bout du compte, ayant pour mission d'éduquer à la citoyenneté, de former au jugement libre et autonome.

Un projet riche, des élèves actifs

Le « projet-lecture » qui a été conduit au cours de l'année 2008-2009 dans deux classes de première témoigne de la façon dont il est possible de répondre en impliquant tous les élèves sans exception aucune à tous les objectifs fixés à la classe de français tant sur le plan de l'écriture, de la lecture que de l'expression orale.

La gageure supplémentaire consistait ici à fédérer les énergies et à susciter l'envie l'année de préparation aux épreuves anticipées du baccalauréat de français.

On notera que loin de représenter une difficulté, le baccalauréat a été au contraire un moteur tout le long du travail engagé, obligeant chacun à faire preuve d'ambition et d'exigence dans chacune des réflexions menées.

Rarement sans doute les élèves auront pu aller aussi loin dans la lecture d'une œuvre, surtout si on parle du travail effectué autour de Contours du jour qui vient de Léonora Miano.

Consacré par le « Prix Goncourt des lycéens » en 2006, l'ouvrage n'a pas laissé insensibles les élèves, de même qu'il avait ému leurs camarades du Goncourt avant eux. L'histoire de la jeune Musango livrée à elle-même dans une Afrique équatoriale, poursuivant une quête existentielle, victime de la violence de sa mère et des milices qui contrôlent le pays ne pouvait que les conduire à se saisir de cette œuvre singulière.

Analyse de la relation mère-fille, plongée dans l'obscurantisme religieux de certaines contrées africaines, étude de références musicales et de l'importance du rythme dans le roman, réflexion sur les rapports avec la littérature de la négritude, recherche sur les correspondances éventuelles entre Léonora Miano et Mongo Beti ou avec les écrivains contemporains d'origine africaine (Fatou Diome, A. Mabanckou), etc., ce sont autant de questions et de domaines que les élèves ont explorés, interrogeant l'œuvre dans toutes ses dimensions.

Les lectures du roman d'Amadhou Kourouma, Allah n'est pas obligé, et des extraits de documentaires sur la guerre au Libéria, au Congo sont venus s'ajouter pour mieux faire comprendre encore la réalité de la guerre civile au Mboasu, telle qu'elle est évoquée dans le récit.

Des images d'interviewes de Léonora Miano ont permis aussi de mieux approcher la sensibilité de l'auteur, de s'informer sur les sources et les enjeux de son ouvrage ainsi que de mieux définir en quoi consiste le travail particulier de l'écrivain face à la page blanche.

Dans la foulée, des critiques littéraires, des préfaces et commentaires étaient composés en même temps qu'était menée une réflexion sur l'illusion du réel dans le roman.

Finalement, la variété des dispositifs mis en place, des axes d'étude proposés ont permis à chaque élève de s'inscrire dans une démarche non plus seulement scolaire mais tout simplement d'appropriation personnelle, renouant ainsi avec la fonction majeure de la littérature : trouver un écho à ses propres interrogations à travers un récit singulier dont la portée touche à l'universel.

Faire du livre dans la classe un objet social, vivant

Au terme du projet, la rencontre avec Léonora Miano est venue attester si besoin en était de l'efficacité d'un travail qui a vu peu à peu les élèves s'emparer de tous les enjeux de la démarche littéraire de l'auteur. La parole vivante de Léonora Miano invitée à rencontrer les élèves au lycée a fini de donner sens à toutes les questions abordées au cours des activités des semaines précédentes. L'échange a merveilleusement conclu un projet qui n'avait d'autre ambition que d'élargir l'espace que des jeunes de dix-sept ans peuvent habituellement consentir au livre et à la littérature. Le défi n'était pas mince. Il a été gagné si l'on en juge à la qualité des productions des élèves et à l'accueil qu'ils ont réservé à Léonora Miano. Des jalons ont été posés à cette occasion sur le chemin de jeunes qui seront par la suite sollicités par d'autres compagnonnages — acceptés ou refusés — avec le livre.

Au bout du compte, jamais les élèves n'auront autant lu, autant écrit, débattu au cours d'une année scolaire. Ce constat est une façon de s'inscrire en faux contre les discours fatalistes d'une école impuissante à endiguer le flot d'une culture de l'image, à s'opposer au refus de l'effort intellectuel. Une école qui serait incapable de faire accéder au bonheur de s'engager dans la pensée spéculative, fruit de la concentration et de la contention de l'esprit.

Rien n'est plus faux à condition que l'enseignement — à commencer par celui des Lettres — refuse la répétition et recherche l'invention et l'innovation, en n'isolant pas le livre de l'environnement social et technologique qui l'entoure et de la réflexion sur l'actualité du monde auquel il ouvre forcément.

C'est ainsi que le cinéma, les films documentaires, les reportages d'actualité, les images de plateaux littéraires doivent animer le cours de lettres pour donner corps et vie au papier imprimé, pour stimuler la pensée et incarner encore mieux le propos.

Parce que nous voulons que le livre soit objet social, objet de débat, il ne suffit plus d'en proposer de brillantes exégèses ni d'inviter à de subtiles recherches documentaires. Lorsque cela est possible, la parole vivante doit s'inviter dans la classe.

Elle vaudra toujours mieux que toutes les interventions de l'enseignant — qui, en sachant préparer l'échange, — n'y perdra pas une once d'autorité, bien au contraire…

Faire se rencontrer jeunes et écrivains au festival « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo, au Goncourt des lycéens ou dans le cadre d'une rencontre organisée dans l'établissement, rien de plus enthousiasmant pour toutes les parties : la meilleure façon dans tous les cas de transformer, grâce au livre, un moment de classe en un moment de vie — qui restera dans les mémoires bien plus que tous les apprentissages académiques.

Enfin, dans le droit fil des lignes qui précèdent, ce « projet-lecture » a trouvé son aboutissement en recevant, au terme de cette longue traversée, M. Tranchant, directeur de la librairie Cheminant. Nul autre que lui ne pouvait sans doute mieux parler du marché du livre, du système des prix littéraires, évoquer les différents profils de lecteurs croisés dans les librairies. Le professionnel en même temps que le passionné du livre qu'il est avait ainsi toute l'autorité — autant que l'enseignant sinon plus — pour dire aux élèves combien la lecture est importante : « Lisez… Oui, lisez le plus possible… Et dites-vous qu'un livre est quelque chose d'unique… Chaque livre est comme une petite porte que l'on ouvre sur l'infini… »

Assurément, une belle conclusion pour un beau projet…

Pascal Le Bert, septembre 2009

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