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Pierre Campion : Entre les actes 3. Enquête sur un mariage (1850-1937)

Mis en ligne le 22 octobre 2018.
© : Pierre Campion.

Cette partie de l'enquête se prolonge en un supplément d'enquête


Ce travail s'inscrit dans une série de trois enquêtes :
- Entre les actes 1. La vie des enfants Herbel (1829-1961)
- Entre les actes 2. Changer de monde, changer de vie. Sur quelques aventuriers (1812-1956)
- Entre les actes 3. Enquête sur un mariage (1850-1937)

Sur ce site, voir aussi trois textes de Pierre Campion :
Le 19 germinal, an VII de la République…
Classe 17
Le récit de généalogie, une poétique ?


Entre les actes, 3

Enquête sur un mariage (1850-1937)

« Les morts dépendent entièrement de notre fidélité. »

Vladimir Jankélévitch, L'Imprescriptible, Seuil, 1996

À Paris, le 10 juillet 1875, à la mairie du 10e arrondissement, Rosalie Collin, couturière, épouse Joseph Wolff, maître d'hôtel. Lui est dit né à Lunteren (Hollande) le 7 octobre 1844 et elle à Meillac (Ille-et-Vilaine) le 5 octobre 1850. L'enquête commence par cette pièce, connue de moi depuis l'époque où je cherchais à remplir complètement la liste de mes lignées collatérales. Comme le plus souvent, l'acte est riche de précisions et il comporte aussi quelques approximations ou manques constatables.

Le père de Joseph s'appelle Mathias Joseph Wolff et sa mère, décédée, Jeanne Françoise Petronelle Hubertine Claessens. Le rédacteur s'inquiète de ses quatre aïeuls, dont ni lui ni ses témoins ne peuvent dire ni le dernier domicile ni la date de leur décès — une réponse souvent rencontrée dans les actes. Mathias Wolff n'est pas noté décédé mais il n'est pas dit présent, et son consentement, même par correspondance, n'est pas évoqué[1].

Le père de Rosalie, Louis Collin, est présent et consentant, il demeure à Saint-Jouan-des-Guérets (Ille-et-Vilaine), il signe. La mère de Rosalie est décédée, elle se nommait Françoise Campion. On ne lui demande pas ses aïeuls : apparemment il suffit que son père soit présent et que sa mère soit identifiée, et puis elle est française.

L'époux demeure à Paris, avenue Ingres n¡ 2, probablement le domicile de son employeur, dans le 16e arrondissement. Elle demeure à Paris, rue Paradis Poissonnière n¡ 29, un quartier populaire du 10e arrondissement.

L'intérêt de l'enquêteur se concentre sur les témoins, presque toujours un point révélateur dans un acte de mariage et même parfois névralgique. Le premier est Antoine Wolff, 29 ans, frère de l'époux, rentier, rue de Ponthieu. Le second est l'autre frère, François Wolff, 22 ans, valet de chambre, rue de Suresnes. Le troisième est Nicolas Gury, 38 ans, représentant de fabrique. Le quatrième, Dominique Marion, 38 ans, employé, rue Montorgueil. De Nicolas Gury on nous dit qu'il habite rue Paradis Poissonnière n¡ 29, et nous apprenons ainsi que Rosalie Collin habite chez lui ; mais on ne nous dit pas — on le dirait dans beaucoup d'actes — qu'il est le beau-frère de l'épouse, étant le mari de sa sœur Adélaïde. Je suppose que le ménage héberge Rosalie et même, peut-être, pour l'occasion, le père des deux femmes, Louis Collin. On ne nous dit pas non plus que Dominique Marion est le cousin germain de Rosalie Collin — l'acte pourrait le dire —, qu'il a quitté le métier de charpentier de marine dans les chantiers de la Rance pour être employé de magasin à Paris et cocher et, pour finir, papetier — cela, cet acte n'a pas à le détailler. L'enquêteur arrive toujours sur une pièce d'état-civil avec certaines informations, puisqu'il l'a trouvée justement pour compléter ce qu'il sait déjà.

Ainsi se dessine un modèle réduit de l'immigration provinciale, des conditions de vie qu'elle révèle, des entraides qu'elle suscite et des adresses où elle réside : la domesticité dans les beaux quartiers de leurs patrons, les employés dans les arrondissements populaires. Rosalie part à Paris avant 1875 parce que son cousin et trois de ses sœurs y sont déjà — outre Adélaïde épouse Gury : Jeanne et Anne-Marie —, toutes mariées à des garçons venus d'autres provinces et employés modestes. Depuis combien de temps habite-t-elle chez sa sœur et son beau-frère ? Exerce-t-elle vraiment, à Paris, le métier de couturière, d'ailleurs courant chez les jeunes filles de sa génération, émigrées ou non ?

Elle aura donc rencontré Joseph Wolff, néerlandais et domestique de grande maison, qui paraît échapper par là au cercle naturel des Gury, Griette et Guillot, ses beaux-frères. Comment l'a-t-elle connu ? Sans doute dans l'une de ces rencontres improbables qu'on fait dans le monde vaste et commun des émigrés, par exemple quand un employé — ou une couturière — vient faire une livraison dans une maison de riches clients et qu'une conversation se noue avec le personnel.

Joseph Wolff est un garçon à la signature affirmée, un domestique mais qui a un frère cadet rentier à l'âge de 29 ans… Quelles sont les rentes d'Antoine Wolff ? D'où venues, alors que ses deux frères sont domestiques et que leur père semble absent ? Aurait-il hérité séparément de sa mère Johanna Claessens, décédée en 1862 ?

Monter à Paris

En 1875, quand Rosalie se marie, son père demeure donc à Saint-Jouan. Avant de partir pour Paris, dernière née habitait-elle avec lui, exerçait-elle à Saint-Jouan son métier et comment l'avait-elle appris ? En 1850, le 5 octobre, à la naissance de Rosalie, la dernière des onze enfants, et à la mort de leur mère, le 26 novembre, ils sont encore à Meillac, près de Combourg, en ferme. Au recensement de 1851, ils n'y sont plus, ils viennent de quitter[2]. Pour aller où ? Entre 1850 et 1873, l'année où Louis Collin assiste à Saint-Jouan au mariage de son fils François, je ne parviens pas à le situer : au recensement de 1866, il n'est pas encore à Saint-Jouan. C'est le moment où l'enquêteur voudrait consulter les listes de 1872, quand Louis est de retour à Saint-Jouan et que Rosalie a 22 ans. Or les recensements de Saint-Jouan concernant toutes les années entre 1872 et 1881 sont perdus…

Ainsi je constate un manque béant dans l'histoire de cette famille, sur plus de vingt ans. Seul indice intermédiaire : à Saint-Malo, le 21 avril 1868, quand Louis marie sa fille Joséphine, domestique, à Michel Glemé, maçon — elle n'est pas partie à Paris, elle s'est contentée d'aller servir à Saint-Malo —, il est porté sur leur acte comme laboureur habitant à Saint-Servan ; mais quand je vais au recensement de 1866 à Saint-Servan, je ne le trouve pas : il n'y est pas encore arrivé. Avec Louis Collin, je suis obligé de faire mon deuil d'une grande partie de sa vie, comme je devrai le faire de sa mort, que je ne trouve nulle part. Ma conviction, c'est qu'il a dû décéder vers 1880 chez l'une de ses filles à Paris ou en région parisienne, immense chantier de recherches que j'ai commencé, en vain, par les arrondissements les plus probables. Mais on est en France et on n'est ni en temps de guerre ni dans le cas des grandes épidémies du siècle précédent, quand le curé avoue au bas de son registre que des familles n'ont pas déclaré leurs défunts : Louis Collin a quelque part l'acte de son décès, qui est aussi, en plus d'un constat officiel, l'hommage public de l'état de droit à l'un des vivants — ce monument modeste serait-il si peu visité qu'aucune base de données ne le mentionne.

Bien entendu, Rosalie et ses trois sœurs avant elle suivent un mouvement général des jeunes rurales vers Paris. Cependant le départ de quatre filles sur les huit suggère un malaise familial. Mariée à 19 ans et décédée à 37, Françoise Campion, leur mère, n'est pas forcément morte des suites de ses dernières couches mais peut-être d'épuisement : de tous ses accouchements et du travail de la ferme. Peut-être aussi d'une sorte de chagrin, celui d'une humiliation. Car avant de venir à Meillac, au lieudit la Ville-Esnault — entre deux naissances, vers 1847 —, la famille vivait dans une ferme de Saint-Jouan, à Launay-Quinart, dans la région fertile qui avait attiré, entre autres immigrants, les fondateurs de leurs deux familles, l'un venu comme roulier du pays des carrières au sud de Dinan et l'autre sans doute comme chercheur de travail, de Louannec, diocèse de Tréguier en Basse-Bretagne. Dans les actes, la Ville-Esnault — deux maisons, deux petites fermes — s'écrit aussi la Ville-ès-Noës, c'est-à-dire un lieudit dédié aux marécages (aux prairies noyées), au milieu d'autres écarts évoquant des rochers et des landes. (Une génération avant Louis Collin, quand Félicité de La Mennais, jeune bourgeois de Saint-Malo, vient séjourner dans la malouinière de la Chesnais que son grand-père s'est fait construire dans les parages, il est frappé par la misère des paysans. C'est là qu'il commencera à nourrir son socialisme flamboyant.) Il suffit de s'éloigner un peu de Saint-Malo pour se retrouver dans la condition que ses habitants ont quittée ou quittent encore pour la Côte, et désormais pour Paris.

Mais aussi, dans la génération de Louis Collin et Françoise Campion, trois couples se sont formés entre les deux familles, trois frères épousant trois sœurs : Guillaume Collin et Jeanne Campion, François Collin et Julie Campion et donc Louis Collin et Françoise Campion. Les deux premiers mariages connaissent, dans les fermes du pays de Saint-Jouan, une belle réussite, comme nous en assurent les alliances parallèles et futures, ainsi que les recensements, lesquels dénombrent aussi les domestiques de chaque ferme et par là son étendue et sa prospérité. En cinquante ans, au proche tournant du XXe siècle, les familles Collin, Barbanson et Campion réussissaient comme laboureurs puis cultivateurs — plusieurs comme propriétaires — sur les deux rives de la Rance (les Barbanson venaient des environs de Lamballe, d'abord bien démunis puis accueillis puis florissants, et ils étaient entrés dans la famille Collin par le mariage en 1816 entre Pierre Barbanson et la sœur aînée de Louis Collin, Marie). Par quelque infortune ou insuffisance que ce soit, passer comme fermier de la Côte à Meillac, ce ne peut être qu'un échec et raviver peut-être le souvenir de misères anciennes. Rosalie n'a pas connu sa mère, morte moins de deux mois après sa naissance, ni la brève époque de la Ville-ès-Noës, mais ses aînées lui auront probablement transmis le souvenir de leur mère et l'amertume de la famille. Plutôt partir, elle aussi.

Une vie d'artiste

Par les tables décennales de l'état-civil de Paris, l'enquêteur trouve assez vite un autre mariage, à la génération suivante, celui du fils de Joseph Wolff et Rosalie Collin. Albert Louis (ou Léon) Wolff était né à Paris 07, rue Fabert, le 19 janvier 1884. À la mairie du 9e arrondissement, le 16 juillet 1904, âgé tout juste de 20 ans, il épouse Stéphanie Niewmeyer. D'origine belge et de parents artistes, celle-ci a cinq ans de plus que lui ; elle est artiste lyrique et lui artiste musicien ; ils habitent tous deux au 59 rue de Provence, c'est-à-dire chez les parents d'Albert, à l'adresse où ceux-ci résideront désormais presque toute leur vie, comme je l'apprendrai plus tard. Témoins : ses deux oncles Antoine et François Wolff, toujours rentier et employé, et toujours fidèles. Personne du côté de Rosalie, ni de Saint-Jouan ni même de Paris, où elle a pourtant des tantes et des oncles. La mariée est enceinte, puisque leur fils Stéphane naîtra le 29 novembre 1904, témoins à son acte : Paul Vidal, compositeur de musique et Lucienne Maillieux, professeur de chant[3]. Tout pour la musique. Au Conservatoire de Paris, Paul Vidal est le professeur d'Albert Wolff en classe de composition et l'élève va faire une grande carrière dans la musique.

Évidemment, on se demande comment ce garçon a pu, dès le début, se vouer à ces études puis débuter dans cette profession, alors que rien dans sa famille apparemment ne l'y prédisposait. C'est une vocation et ses parents la soutiennent, peut-être à la limite de leurs moyens qui ne doivent pas être bien grands, à moins que son oncle Antoine n'y aide. En 1934, Albert divorce. Et il épousera, en 1939, à Paris 16e, une autre artiste lyrique, connue, Simonne Ballard, d'une famille d'artistes elle aussi. Elle quitte la scène, nous dit Wikipedia, lors de son mariage.

L'article de Wikipedia sur Albert Wolff confirme. Une vraie carrière : organiste, chef de chœur, compositeur, chef de grands orchestres parisiens, chef invité de grands orchestres dans le monde… Interrogeant la base de données d'Ancestry, vouée aux traversées, passeports et autres documents des vies qui se déploient dans le monde, l'enquêteur découvre, en deux fois, six pièces précieuses : émanant toutes les six du Consulat général du Brésil à Buenos Aires. (En 1941-1942, l'Uruguay aurait-il rompu ses relations diplomatiques avec la France de Vichy, qu'il faille passer par la légation du Brésil en Argentine pour entrer en Uruguay ?)

Les voici, dans l'ordre chronologique des mouvements qu'elles relatent :

1.    La première fiche est en date du 26 mars 1941 et elle concerne Simonne Ballard Wolff, l'épouse d'Albert Wolff, parfaitement identifiée par son mariage, ses parents et sa naissance le 26 mars 1895 à Sannois.

2.    La deuxième est au nom d'Albert Wolff, chef d'orchestre, et en date du 8 août 1941. Apparemment lui et elle ne voyagent pas ensemble.

3.    Les trois suivantes, toutes en date du 12 août 1942, concernent Albert Wolff, son épouse Simonne Ballard et son fils, de son premier mariage, Pierre Wolff, musicien.

4.    La sixième, tout à fait à part, est au nom de Simonne Ballard, en date du 21 août 1953.

De manière subsidiaire, j'apprends donc par la cinquième fiche l'existence d'un deuxième fils d'Albert Wolff et Stéphanie Niewmeyer, musicien lui aussi, Pierre Antoine (Antoine, décidément, comme son oncle rentier), né à Paris le 20 mai 1916, qui voyage avec son père et la deuxième épouse de celui-ci en Amérique du Sud.

Depuis longtemps, je soupçonnais que l'épouse d'Albert était du voyage de 1942. Pour trouver sa fiche, dont le numéro d'ordre vient exactement remplir celui qui manquait entre les deux autres, il suffisait de chercher encore dans Ancestry, mais à son nom à elle. Et, de surcroît, les deux autres, de 1941 et 1953, arrivaient à l'écran… Ainsi, et sous la réserve que la base de données a livré la totalité de ses fiches relatives à la famille, j'apprends que Simonne aura voyagé seule au Brésil et en Uruguay, à deux dates séparées par environ dix ans d'intervalle, sous la mention, à la rubrique profession, soit d'artista lírica soit d'artista. Même mention à la fiche de 1942. On doit alors faire l'hypothèse que, contrairement à l'affirmation de Wikipedia, Simonne Ballard a pu chanter encore, de manière professionnelle, et cela bien après son mariage avec Albert Wolff.

Car les papiers de 1942 évoquent, pour les trois personnes, un séjour provisoire au Brésil, la destination finale des voyageurs étant l'Uruguay — où l'on sait par ailleurs qu'Albert Wolff donna plusieurs concerts. Il est donc probable que, pour tous les trois, il s'agisse d'un voyage professionnel, Albert Wolff dirigeant des concerts dans lesquels son fils joue et son épouse chante, en pleine saison d'hiver à Montevideo.

Enfin on pourrait se demander si, en août 1942, Albert Wolff ne cherche pas soit à se mettre, avec sa famille, à l'abri des persécutions antisémites qui s'annoncent en France soit à préparer en Uruguay une solution de repli par l'exil.

Deux pages bien remplies

Occupé de cet afflux de documents, et ayant appris par Wikipedia qu'Albert Wolff a fait la Grande Guerre, l'enquêteur est allé aussi à son dossier militaire, dans les archives en ligne de Paris. Deux pages un peu difficiles à trouver, qui lui réservent d'abord une surprise. Car Albert Wolff n'a pas été appelé avec la classe 1904 qui devrait être la sienne et c'est ce qui m'a d'abord égaré : « Il marche avec la classe 1910 » dit son dossier, parce que, cette année-là, il a obtenu la nationalité française. Jusque là, et nonobstant sa mère française, il était donc néerlandais. Son adresse est 18 place Clichy, chez ses parents (la seule fois que ceux-ci n'habitent pas rue de Provence) — rappelons qu'à cette date de 1910 il a femme et enfant. Profession : chef de chant à l'Opéra comique. Apparemment, et vu peut-être son âge ou quelque influence, il ne fait pas de service militaire. En 1913, il est affecté à une section de secrétaires d'État-Major pour le recrutement : service effectué ou pas, l'autorité militaire ne le perd pas de vue, et elle pense à renforcer ses services en vue d'une prochaine mobilisation.

Rappelé le 3 août 1914, il est affecté à la 6e section des infirmiers et engagé aussitôt aux combats meurtriers de la Belgique et de la Marne. Le 17 septembre, il est cité à l'ordre du Corps d'armée : « A par son ascendant sur ses camarades pendant une attaque dans la nuit du 9 au 10 septembre 1914 réussi à ramener blessés et matériel. » Au milieu des jeunes conscrits, ce deuxième classe qui a déjà trente ans aura pris de fait le commandement d'un petit groupe et sauvé ce qui pouvait l'être : l'ascendant, cette dimension personnelle et non calculable, ce n'est pas forcément la qualité que l'on attend dans l'infirmier mais c'est bien celle du chef d'orchestre. C'est sans doute cet épisode qui lui vaut la Croix de Guerre, et son dossier note en outre la Croix de Saint Georges, une décoration de la Russie impériale, qui fut attribuée par exemple à Guynemer… Mais cette distinction vient probablement plus tard.

En effet, en août 1915, on le trouve « élève pilote à l'école d'aviation d'Étampes ». À la naissance de l'aviation militaire, Albert a dû se porter volontaire pour apprendre ce métier périlleux et déjà prestigieux. Il combattra désormais dans ce qui n'est encore qu'une extension de l'infanterie. Sa page détaille ses promotions sur deux années : caporal, puis sergent, puis adjudant, il est nommé sous-lieutenant à titre temporaire en septembre 1917. Le voilà devenu officier. En octobre 1918, il est affecté à une escadrille au Maroc : désormais la guerre est gagnée sur le front, les aviateurs peuvent servir ailleurs. Albert Wolff a fait vraiment la guerre, là encore avec conscience et de manière brillante. Démobilisé en février 1919, il sera nommé en 1922 sous-lieutenant de réserve de l'aéronautique à titre définitif.

Mais déjà il a renoué avec la musique et créé au Metropolitan Opera son opéra L'Oiseau bleu sur un livret de Maeterlinck, le 27 décembre 1919, nous dit Wikipedia. La musique, il va la servir brillamment et longtemps. Il est mort à Suresnes le 20 février 1970, transcription le 4 mars à Paris 16e où il habite rue Robert-Lecoin, à l'adresse où ils vivaient déjà, lui et Simonne Ballard, quand ils se sont mariés en 1939. À ce jour, je n'ai pas trouvé son acte de décès à elle.

Une page vide

Pendant tout le temps occupé à la vie d'Albert Wolff, je ne perds pas de vue celle de ses parents. Mais je ne trouve pas leurs actes de décès. Ce n'est pas faute d'arpenter les tables décennales de l'état-civil de Paris. Mais, enquêteur de peu de foi, je ne voyais pas assez loin, je ne croyais pas à leur longévité. Tout se dénoue, à la fin de l'été 2018, quand j'allonge le tir. Joseph Wolff est décédé à 78 ans, le 5 octobre 1922, au 59 rue de Provence où ils habitaient en 1904 et son acte porte qu'il est l'époux de Rosalie Collin, entendons que celle-ci n'est pas morte. Allongeons encore le tir et je la trouve enfin, veuve Wolff, décédée le 13 décembre 1937, toujours au 59 rue de Provence, âgée de 87 ans. Je vois bien que son décès est déclaré, à la mairie du 9e arrondissement, par un certain Charles Wolff, ingénieur, habitant à Paris, 33 boulevard Murat. Mais il me faut quand même 24 heures pour supposer que c'est un deuxième fils de Rosalie, né autour de 1882 d'après l'âge de ce déclarant et donc, probablement, l'aîné d'Albert le musicien.

Il se passe alors une période très frustrante car je ne trouve nulle part la trace de sa naissance. Beaucoup de Wolff dans les tables de Paris, très peu de Charles et, quand il y en a un, ce n'est pas lui.

Me rappelant la rigueur et l'efficacité de l'autorité militaire, je me tourne alors vers les registres de conscription de la Seine. Toujours rien, jusqu'à ce que j'abandonne le critère de sa classe supposée (1902 ou 1903) et me résigne à n'entrer que son nom et son prénom. Et là, bingo !

C'est bien lui, ses parents sont nommés, ils habitent alors 59 rue de Provence. Selon ce document, Charles Hubert Joseph Wolff (Joseph comme son père, Hubert comme sa grand-mère Hubertina) est donc né à Vaugrigneuse (Seine-et-Oise) le 28 juillet 1882. Les recensements de 1881 et 1886 à Vaugrignause ne me donneront rien sur la famille, car, à l'été de 1882, Joseph a dû servir de manière temporaire au château de Vaugrigneuse, comme extra ou comme employé de ses patrons d'alors, le couple Posuel de Verneaux par ailleurs habitant Paris, 284 boulevard Saint-Germain. L'enquêteur se rappelle alors que, à la naissance d'Albert, deux ans après celle de Charles, l'un des deux témoins nommés dans son acte est concierge à cette adresse. Selon toute probabilité, en 1882-1884, Joseph Wolff travaille donc chez les Posuel-Verneaux mais il habite avec Rosalie, son épouse sans profession, rue Fabert, où est né Albert.

Cependant les mentions marginales de cet acte de naissance livrent des informations décisives. Charles Wolff est décédé à Neuily-sur-Seine le 9 novembre 1967, à l'âge de 85 ans. Auparavant, toujours à Neuilly-sur-Seine, il avait épousé Marie Marguerite Wachenheim, le 16 octobre 1961. Sur ce mariage, je ne saurai rien de plus.

Revenons maintenant au dossier militaire de Charles Wolff, qui a mené l'enquêteur à des informations essentielles mais aussi à une surprise de taille. Car, hormis les indications d'état-civil en en-tête, la page est vide. Barrée en diagonale, elle porte la mention « Rayé » et la cause de cette décision : « A répudié sa qualité de Français par déclaration le 28 décembre 1903. »

Là où Albert adoptait la nationalité française en 1910, je découvre que son frère Charles, en 1902, est français (et probablement binational), qu'il est recensé comme tel avec sa classe, qu'il reçoit un matricule, et qu'il renonce quasi immédiatement à la nationalité française. En même temps, le dossier indique un métier d'électricien et une adresse aux États-Unis : Schenectady 609 State Sreet — des indications qu'il a dû donner lui-même. Renseignements pris sur Wikipedia, cette ville située un peu au nord d'Albany, la capitale de l'État de New York, a accueilli en 1892 le siège de la General Electric d'Edison. Charles Wolff, électricien de son métier, serait-il, dès avant 1902, un employé de la grande firme américaine ? Toujours est-il qu'il sera parti aux États-Unis, probablement très jeune. Pourquoi et dans quelles conditions ?

Là-dessus, l'indispensable Ancestry procure la fiche plutôt convaincante d'un Charles Wolff, débarqué à New York City du navire La Gascogne le 8 août 1904, en provenance du Havre. Ce passager est déclaré né en 1882 et dutch de nationalité (néerlandais). Charles serait-il revenu en décembre 1903 régler à Paris ses affaires militaires puis retourné aux États-Unis, après un séjour de six mois auprès de ses parents ? En tout cas, il aurait pu assister au mariage de son frère Albert le 16 juillet 1904, juste avant de s'embarquer au Havre.

Quand sera-t-il revenu en France, avec les moyens d'habiter boulevard Murat puis à Neuilly-sur-Seine ? Aurait-il même alors, se recommandant de son poste à la General Electric et de son expérience américaine, travaillé en France comme ingénieur ? Quelles sont les grandes firmes françaises dans ce secteur qui, l'ayant employé, l'auraient encore dans leurs archives ?

 

On reste nécessairement sur beaucoup de questions. Il y a ce que l'enquête a mis au jour, il y a tous les faits corrélatifs qu'elle n'a pas établis, il y a ceux qu'elle ne traite même pas. Par exemple, Rosalie et Joseph ont-ils eu d'autres enfants ? Je ne sais non plus ni où ni quand Louis Collin est mort, et je me résigne désormais à ne le savoir jamais. Et puis tant d'événements et de personnes demeurent dans l'ombre : les trois sœurs de Rosalie parties à Paris et leurs maris ; ses trois autres sœurs dont je ne saurais dire ni la date de leur décès, ni si elles sont restées dans la région, ni si elles se sont ou non mariées au pays ; Antoine et François Wolff, et leur neveu Pierre…

Il y surtout ce que l'enquête ne peut pas savoir et qu'elle provoque cependant à envisager. Entre les actes, ii y a de l'inconnu, irréductible : les pensées et les sentiments, les rêves et les désirs, les frustrations, les jalousies et les amertumes mais aussi les amours, les ruptures et les retrouvailles, les joies et les douleurs. Cela, l'enquête peut et doit le donner à supposer ; elle doit laisser entendre que ces sentiments et ces passions furent, inévitablement, dans des personnes qui vivaient pas si loin de nous, à plus ou moins un siècle, dans des époques disparues depuis peu et pour toujours, et comportant cependant des émotions et des modes de vie qui nous paraîtraient incompréhensibles, si nous les connaissions. Que pouvons-nous savoir des décisions et des pensées, du calme ou de la panique d'un infirmier pris sous le feu en 14, qui ramène tout le monde ainsi que le matériel, à commencer par le sien ? Quelles relations entretiennent les deux frères Charles et Albert, nés à deux ans d'intervalle, dans leur enfance, dans leur adolescence, dans leur âge mûr, dans leur vieillesse : ayant vécu de manière si différente, pouvaient-ils encore se comprendre ou même se parler ? Comment Joseph et Rosalie ont-ils vécu le départ tout jeune de l'un de leurs fils pour l'Amérique et, dans l'autre, l'irruption d'une vocation artistique ? Dans son extrême vieillesse, comment Rosalie Collin se rappelait-elle les maisons où elle avait vécu vers ses seize ans, comment pensait-elle à sa mère qu'elle n'avait pas connue et de laquelle elle n'avait probablement en souvenir aucun objet ?

Je ne partage avec elle que deux aïeuls, aussi inconnus à elle qu'à moi : Thomas Campion et Olive Guineheux. Elle était quand même plus près d'eux, c'était ses arrière-grands-parents, mais sa mère n'a jamais pu lui dire ce qu'elle savait de sa grand-mère et de son grand-père : finalement, j'en sais peut-être plus que Rosalie, à travers les actes de leur état-civil, et je gage qu'elle n'aura sans doute jamais vu la signature de Thomas, si nette et si ferme, si belle, quand, à quatorze ans, le 30 janvier 1754, à Saint-Jouan, il signe au baptême de sa petite demi-sœur. Il l'a reconnue à sa manière d'adolescent qui avait appris à écrire, on le lui a permis, il lÔa peut-être demandé.

En elle-même, l'enquête généalogique porte ses récompenses, ses excitations, ses surprises et ses frustrations, et puis l'émotion particulière de découvrir, dans les actes mêmes, les traces physiques des protagonistes : le trop ou le trop peu d'encre ou la volonté d'épargner le papier timbré, l'insouciance ou le soin du curé, la prétention ou la maladresse ou le manque constaté de certaines signatures (« la mère de l'époux ne sachant signer »), les fautes de langue de l'officier d'état-civil élu par une municipalité de la Révolution et de fait peu instruit, l'écriture souvent belle des actes de Paris puis l'apparition des actes dactylographiés, lignes alignées à gauche et les vides à droite soigneusement remplis de xxx, jusqu'à ce que le chariot revienne, pour empêcher tout ajout frauduleux. Sous les rois comme sous la République, on sent presque toujours, dans les responsables de l'état-civil qui se désignent nommément, la haute idée d'un service essentiel dans l'État.

Entre les actes proprement dits, il y a toutes sortes de documents officiels. Surtout il y a tout ce que ni l'état-civil Ñ si exactement nommé Ñ ni ces documents ne peuvent ni ne veulent dire mais qu'ils délimitent, soutiennent de leur objectivité froide et normée et suggèrent ainsi à la liberté responsable de l'invention : l'existence des disparus.

Dans cette invention peut jouer aussi la pratique d'une écriture, ni comme histoire, ni comme littérature, ni comme pure érudition mais comme enquête de vies : d'une écriture attentive à une grammaire de la vérité, c'est-à-dire à la lisibilité d'événements parfois minuscules et toujours compliqués, d'une écriture pleine d'incidentes, de conditionnels et de précautions, et soucieuse de compter sur la compréhension de lecteurs, comme pour en appeler à eux, de la part de plaignants désormais privés de parole et enfermés dans les registres, postés à attendre ceux qui passeraient devant leurs stèles de papier : « Nous avons existé telle est notre légende », pourraient-ils dire, à l'instar de Michel Houellebecq (« Présence humaine »).

Pierre Campion

⇒ Suite et fin de cette enquête, ˆ cette adresse



[1] Ce que l'enquêteur sait, par une base de données néerlandaise : Mathias Josef Wolff, apotheker, est né en 1803 en Allemagne et sa femme, Johanna Fransiska Petronilla Hubertina Claessens en 1810. Elle appartenait à une famille néerlandaise implantée à Roermond. Soit le rédacteur de l'acte soit plutôt les trois fils Wolff francisent les prénoms de leurs parents. De plus, pour notre Joseph Wolff, la base néerlandaise comme son acte de décès en 1922 à Paris, donnent Susteren et non Lunteren comme son lieu de naissance.

[2] Les recensements, appelés officiellement dénombrements de la population, ont lieu tous les cinq ans à partir de 1836, celui de 1871 étant reporté à 1872 pour cause de guerre. Les listes procèdent par lieudits, notés en marge et maison par maison. Après le chef de la famille figurent les membres du ménage, y compris les personnes hébergées (un petit-enfant, un neveu, une aïeule, un enfant en nourrice…) et les domestiques, étant notés pour chacun le lien au chef de ménage, le sexe, l'âge et la profession. Les étrangers sont recensés comme tels, sans indication de nationalité. Le plus souvent, les listes sont fiables, comme on peut le vérifier par les registres d'état-civil. De dénombrement à dénombrement, elles révèlent de manière fine les déménagements, les décès, les naissances et les mariages, les habitudes de cohabitation, les changements de profession, etc. Parfois elles ont été perdues.

[3] Paul Vidal a laissé un nom dans l'histoire de la musique. Quant à l'enfant Stéphane Wolff, la marge de son acte de naissance est remplie de mentions, de ses quatre mariages et deux divorces, et de sa mort le 24 décembre 1980 à Avignon.

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