© : Pierre Campion.
Penser les choses dans le vers
La méthode Albarracin
Baudelaire louait Théophile Gautier de pouvoir « sans
cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l'attitude mystérieuse que les
objets de la création tiennent devant le regard de l'homme ». Eh bien, retournant
la perspective ou plutôt la complétant par sa réciproque, on devrait pouvoir
reconnaître à Laurent Albarracin la faculté de maintenir sans cesse à l'égard
des choses l'attitude que leur propre attitude à notre égard exige de nous.
Son dernier recueil est un écrit soi-disant
parvenu d'une source secrète, anonyme et inconnue. C'est
un manuel, au sens que ce mot revêt dans Marc-Aurèle, de carnet que l'on tient
à la main en vue de toutes les circonstances à survenir dans les rencontres avec
les choses et, éventuellement, d'y ajouter ses propres notes et observations.
C'est un manuel pratique de la sagesse appelée non sans
humour réisophie, par opposition au terme de
philosophie qui désigne l'amour de la sagesse ou du savoir, en général :
ici il s'agit de la sagesse particulière à pratiquer en présence des choses.
Philosophie si l'on veut, mais sans autre objet que les choses mêmes, prises une
par une ou en bloc. En la matière, c'est un manuel d'autodidacte.
Un programme
224 textes ou plutôt des arcanes, séparés et plus ou moins
développés, dont le premier, exceptionnellement long d'un peu plus de deux pages,
édicte l'esprit et la signification de tous les autres, sous l'exigence apparemment impossible
à remplir d'avoir à révéler ce qui ne doit et ne peut pas l'être — ce
qui est tacite et doit le demeurer. En effet, ce tacite-là enveloppe dans sa
définition les deux sens du terme :
à la fois, comme la lettre volée de Poe, posé sous les yeux de tous mais également
interdit à divulguer, à vulgariser — car alors il perdrait précisément sa nature
essentielle d'être tacitement la chose. Il deviendrait l'un des déchets de l'intelligence
quand elle laisse derrière elle le reste innommable de ce qu'elle n'a pu
comprendre :
Peut-être une pourriture,
Sans doute une immondice,
Au contact de sa divulgation, il prendrait l'infâme couleur de l'incompréhensible.
(1)
Car, par un deuxième paradoxe, si « les mystères de
la Réisophie doivent être tenus secrets », tous
les humains sont appelés à devenir réisophes, pourvu
qu'ils observent les précautions nécessaires à approcher les choses dans une
espèce de contemplation qui est un genre d'ascèse personnelle. Tellement le secret
de chaque chose est la chose du monde la mieux partagée.
Un De natura rerum : exclusivement
à toute autre préoccupation, le programme de ce recueil est donc de comprendre
et de faire comprendre, en toute intelligence et en toute clarté, la nature des
choses. C'est la suite, nous dit-on, du recueil de 2018, Res rerum. À nouveau comme toujours dans Albarracin, il s'agit
de la chose de chaque chose et de toutes les choses, d'un programme immense de petites
dialectiques. Mais cette fois, il est question de développer les fondements d'une
science ou d'une philosophie qui ne traiteraient ni de Dieu, ni des fins dernières,
ni d'un quelconque salut ; ni de l'éthique, ni de la science, ni de l'Histoire,
ni du politique ; ni des Idées, ni de l'Homme en général. Il n'y a pas d'idée
de la chose ni de théorie, ni de théodicée, il n'y a que la chose de chaque
chose et de toutes choses.
Une méthode
Chercher un diamant avec un diamant,
C'est ce que fait le Réisophe.
Le trésor que tu possèdes,
Tu ne le posséderais pas
Si tu ne le cherchais désespérément. (222)
Il y a des préceptes adressés à un disciple, avec l'autorité
de formules, celle-ci par exemple, d'ailleurs transposée de Pascal et qui
renchérit sur lui, en interdisant le calcul d'un pari et jusqu'à l'espoir d'une
certaine possession, comme étant autant de déportements à l'égard de la présence
des choses et d'empêchements à la recherche de la vérité.
Une langue souvent familière, comme le sont les choses. On
est dans des proverbes (« Perles semées/ Dans une foule/ Sont graines
de porcs. », 3), ou dans les redondances des mots (« Ce que tu
dis,/ Dis-le à l'intérieur de ce que tu dis. », 7), ou dans la
créativité d'un lexique ad hoc (« Chaque jour invente/ Une
nouvelle chose :/ […] Le dé broussailleux/ La sciecatrisante/
La corne de redondance/ Le pétaliseur […] »,
33).
La langue est l'une des grandes affaires de l'homme, car elle
dit de lui et de son histoire, tacitement, l'humanité de l'humain, c'est-à-dire
son dictionnaire et même sa créativité en actes — cela singulièrement dans
le cas du poète à la recherche de ce qui se tait en lui-même et qui doit
demeurer tu. Car alors la langue dit et démontre de l'humain, pratiquement, la
créativité qui est tout lui.
La méthode, c'est l'esprit, en actions, de l'amour des choses
elles-mêmes. Elle exige une écriture au rasoir.
Ainsi, comme tout manuel, celui-ci instruit par l'exemple :
L'oiseau qui replie ses ailes
Recourbe sa lame sur son manche
Comme s'il entourait un fruit
Du manteau d'un couteau. (82)
La métaphore déporte l'un vers l'autre trois mystères et les
protège les uns par les autres : celui de l'oiseau à l'arrêt de son vol et
celui du fruit dans le mouvement de son mûrissement, et celui du désir de l'oiseau
à l'abord du fruit. Cela, quatrièmement, par le geste du couteau qu'un paysan ferme
avant de le remettre dans sa poche : clac, fin du repas de midi, retour au
travail.
Ainsi agit le travailleur des vers, au fil d'un diamant découpeur
de verre dans la matière fragile et incassable de la langue. Attention ! Que
la main demeure légère, car ici on ne vise pas une cible à la force d'un arc,
on opère (poing fermé et poing ouvert, 43), comme la goutte d'eau, à créer la
cible même, là où elle est et comme elle se nomme :
Le goutte à goutte dans le seau
Atteint sa cible plus sûrement que la flèche.
Car ce qu'il vise et ce qu'il frappe
Est d'engendrer le cœur. (223)
La figure privilégiée
Que nul n'entre ici s'il n'est tautologue.
Car c'est à sa dimension de chose que se mesure la chose
Et c'est dans sa dimension de chose qu'elle se déploie en chose,
Parce qu'elle s'enchose qu'elle est chose.
[…]
(2)
Depuis ses premiers textes, Albarracin pratique la tautologie,
parce qu'elle mime idéalement le mouvement et l'effort paisible de la chose elle-même
à être la chose, à chaque fois singulièrement.
Ainsi le feu,
On n'y voit que du feu
Alors que le feu est du feu et du feu. (109)
Ou bien les fruits,
Quel fruit n'est pas le résultat de soi
[…]
Quel fruit n'a pas en lui
le miracle de se correspondre ? (200)
Et puis ce moment de la pensée, encore une provocation, encore
un transport lyrique, mais plus purs et plus simples que dans la métaphore ;
plus radicaux et plus adéquats, plus péremptoires ; indécomposables, indiscutables :
Les choses sont pareilles.
Elles sont gorgées de pareil.
De ce pareil qui brille en elles
Et les réchauffe de pareil. (59)
Un circuit très court, des déplacements plus fulgurants, plus
décisifs, la tautologie développe brièvement le mouvement de l'énigme. Elle évite
de diluer et de liquider l'énigme et sa provocation. Telle est la force de
frappe de ces sentences comme venues de loin dans le temps et dans l'espace de
la pensée :
Qu'il existe un « tout même »
Comme on parle du « tout autre ».
Que le tout même est
L'absolument soi de soi.
Non pas seulement soi,
Mais radicalement soi.
Soi jusqu'à être soi pour soi,
Soi jusqu'à la dimension
Du tout même. (145)
Séquences d'une ontologie, tirées au cordeau des vers.
Les choses, « Peut-être qu'au fond d'elles-mêmes/
Elles circulent entre elles/ À la vitesse de l'être » (34), et ceci :
Les choses sont les choses
Parce qu'elles sont hors d'elles
Et à l'intérieur d'elles-mêmes.
Elles sont l'exact point de rencontre
De ne plus être elles
Et de l'être en secret. (156)
La tautologie appelle des « pourquoi ? » et suscite
des « parce que ». Soulevant des réflexions et les gouvernant, elle
représente, dans la voix mentale, la suggestion d'un mouvement physique qui
porte de manière pour ainsi dire calculable en nombre de syllabes et de vers à une
métaphysique :
La toupie est un des emblèmes du Réisophe.
[…]
Car la toupie est rendue stable par son mouvement.
C'est en tournant sur elle-même à toute vitesse
Qu'elle se tient debout
Comme si elle avait un pied également
Dans un autre monde.
C'est d'ailleurs parce que la vitesse
Nous enlève à la vue cet autre monde
Qu'elle peut y faire s'appuyer
La toupie.
La toupie en rotation
Ne tiendrait pas en équilibre sur sa pointe
Si elle n'avait pas des appuis
Dans un autre monde. (85)
Un autre monde supposé, mais pour de bonnes raisons, d'évidence
et de postulation de la raison. Un tacite autre monde, où les deux plans de l'horizontal
et du vertical s'impliquent, et les deux notions de la vitesse et de l'immobilité.
Comme toute métaphysique, irrésistiblement celle-ci est à
la recherche d'un certain lieu de l'esprit, du vrai lieu des choses et des
phénomènes, celui de leur origine :
Comment la chose rencontre dans la chose son déclencheur ?
Comment se fait le point où la chose en rencontrant
La chose dans la chose crée la chose ?
Par quelle butée en soi débute-t-elle ?
Par la surprise d'être.
Par la très simple et douce surprise d'être.
[…]
Le matin se lève et en se levant
Tombe sur lui.
Merveille.
Matin.
Il ne s'attendait pas à être là
Puisqu'il n'était pas là pour attendre ni pour être.
Ou peut-être attendait-il (19)
En encore plus métaphysique, si c'est possible, cette fois porté
dans l'absolu :
[…]
Ressentir la dimension de chose de la chose
C'est retrouver la chose primordiale.
Car il y eut jadis une chose primordiale.
À l'origine, dans l'aurore des choses,
Ce fut, pour toute chose,
Une belle syzygie.
Toute chose était inséparée
Et elle était inséparée d'elle-même.
C'est au Réisophe de remonter
À la syzygie de la chose inséparée. (2)
Dans cette cosmographie, tout matin renouvelle le premier
matin. C'est son mouvement et son commandement, et le genre de sa beauté.
En somme, par tous les moyens de l'écriture, insinuer dans les choses certaines
opérations de la parole et de la pensée, jusque dans la pierre :
Que fait la pierre
Dans son immobilité
Et dans son hyperconcentration ?
Elle se filtre.
Se filtrant elle dépose au fond de soi et autour de soi
Son immobilité et son hyper concentration. (218)
Le mouvement d'une œuvre
Ce qui est beau dans Albarracin, c'est qu'il ne cesse de développer
son intuition première. Depuis le titre Le Feu brûle (2004), et à
travers notamment Le Secret secret (2012), Res
rerum (2018) et Pourquoi ? (2020), il approfondit le sillon où il travaille du côté des choses. Et, à chacun
de ses grands recueils, il défie l'attente que l'on avait. Para ten doxan, contre les suppositions
que l'on pouvait faire de tel développement et aussi contre la crainte qu'il ne
puisse pas aller plus loin, de fait il va plus loin dans sa voie.
Cependant il sait bien que l'idem (la répétition) inévitablement
attire, tend et menace l'ipse (le même dans le
toujours). Et qu'il devrait lui-même, logiquement, renoncer à son nom d'auteur
et au genre d'autorité qui s'y attache, c'est-à-dire devoir lui-même revêtir l'anonymat
d'un sujet qui devrait n'être plus que tacite. (Quelqu'un qui fait ça très bien,
c'est Proust, dans un tout autre genre d'œuvre.)
Mais il ne peut pas faire qu'il ne soit pas Laurent
Albarracin, tant son goût des choses mêmes et sa poétique sont désormais
reconnaissables et reconnus.
Alors il invente une petite fable, dans la tradition d'un
Voltaire et de bien d'autres qui prétendaient abolir leur identité dans la seule
transcription d'un texte soi-disant venu d'ailleurs. Ils avaient leurs raisons,
de sécurité ; il a les siennes, d'une certaine ironie. Une société
secrète diffuse son code à tout un chacun, ainsi que le guide pratique pour
le penser et le traiter, à savoir : le secret des choses est purement et simplement un
secret.
Ce Manuel de Réisophie pratique
est une déclaration d'amour sans cesse renouvelée à l'égard des choses,
et une fête perpétuelle pour l'imagination et pour l'entendement.
Pierre Campion
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