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Pierre Campion : Compte rendu du recueil de Laurent Albarracin, Manuel de Réisophie pratique.
Mis en ligne le 5 juin 2022.

© : Pierre Campion.

Sur le même livre de Laurent Albarracin, voir l'étude d'Alain Roussel.


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Albarracin Laurent Albarracin,  Manuel de Réisophie pratique, Arfuyen, 2022.

Sur le même livre de Laurent Albarracin, voir l'étude d'Alain Roussel.


Penser les choses dans le vers
La méthode Albarracin

Baudelaire louait Théophile Gautier de pouvoir « sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l'attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l'homme ». Eh bien, retournant la perspective ou plutôt la complétant par sa réciproque, on devrait pouvoir reconnaître à Laurent Albarracin la faculté de maintenir sans cesse à l'égard des choses l'attitude que leur propre attitude à notre égard exige de nous.

Son dernier recueil est un écrit soi-disant parvenu d'une source secrète, anonyme et inconnue. C'est un manuel, au sens que ce mot revêt dans Marc-Aurèle, de carnet que l'on tient à la main en vue de toutes les circonstances à survenir dans les rencontres avec les choses et, éventuellement, d'y ajouter ses propres notes et observations.

C'est un manuel pratique de la sagesse appelée non sans humour réisophie, par opposition au terme de philosophie qui désigne l'amour de la sagesse ou du savoir, en général : ici il s'agit de la sagesse particulière à pratiquer en présence des choses. Philosophie si l'on veut, mais sans autre objet que les choses mêmes, prises une par une ou en bloc. En la matière, c'est un manuel d'autodidacte.

Un programme

224 textes ou plutôt des arcanes, séparés et plus ou moins développés, dont le premier, exceptionnellement long d'un peu plus de deux pages, édicte l'esprit et la signification de tous les autres, sous l'exigence apparemment impossible à remplir d'avoir à révéler ce qui ne doit et ne peut pas l'être — ce qui est tacite et doit le demeurer. En effet, ce tacite-là enveloppe dans sa définition les deux sens du terme : à la fois, comme la lettre volée de Poe, posé sous les yeux de tous mais également interdit à divulguer, à vulgariser — car alors il perdrait précisément sa nature essentielle d'être tacitement la chose. Il deviendrait l'un des déchets de l'intelligence quand elle laisse derrière elle le reste innommable de ce qu'elle n'a pu comprendre :

Peut-être une pourriture,

Sans doute une immondice,

Au contact de sa divulgation, il prendrait l'infâme couleur de l'incompréhensible. (1)

Car, par un deuxième paradoxe, si « les mystères de la Réisophie doivent être tenus secrets », tous les humains sont appelés à devenir réisophes, pourvu qu'ils observent les précautions nécessaires à approcher les choses dans une espèce de contemplation qui est un genre d'ascèse personnelle. Tellement le secret de chaque chose est la chose du monde la mieux partagée.

Un De natura rerum : exclusivement à toute autre préoccupation, le programme de ce recueil est donc de comprendre et de faire comprendre, en toute intelligence et en toute clarté, la nature des choses. C'est la suite, nous dit-on, du recueil de 2018, Res rerum. À nouveau comme toujours dans Albarracin, il s'agit de la chose de chaque chose et de toutes les choses, d'un programme immense de petites dialectiques. Mais cette fois, il est question de développer les fondements d'une science ou d'une philosophie qui ne traiteraient ni de Dieu, ni des fins dernières, ni d'un quelconque salut ; ni de l'éthique, ni de la science, ni de l'Histoire, ni du politique ; ni des Idées, ni de l'Homme en général. Il n'y a pas d'idée de la chose ni de théorie, ni de théodicée, il n'y a que la chose de chaque chose et de toutes choses.

Une méthode

Chercher un diamant avec un diamant,

C'est ce que fait le Réisophe.

Le trésor que tu possèdes,

Tu ne le posséderais pas

Si tu ne le cherchais désespérément. (222)

Il y a des préceptes adressés à un disciple, avec l'autorité de formules, celle-ci par exemple, d'ailleurs transposée de Pascal et qui renchérit sur lui, en interdisant le calcul d'un pari et jusqu'à l'espoir d'une certaine possession, comme étant autant de déportements à l'égard de la présence des choses et d'empêchements à la recherche de la vérité.

Une langue souvent familière, comme le sont les choses. On est dans des proverbes (« Perles semées/ Dans une foule/ Sont graines de porcs. », 3), ou dans les redondances des mots (« Ce que tu dis,/ Dis-le à l'intérieur de ce que tu dis. », 7), ou dans la créativité d'un lexique ad hoc (« Chaque jour invente/ Une nouvelle chose :/ […] Le dé broussailleux/ La sciecatrisante/ La corne de redondance/ Le pétaliseur […] », 33).

La langue est l'une des grandes affaires de l'homme, car elle dit de lui et de son histoire, tacitement, l'humanité de l'humain, c'est-à-dire son dictionnaire et même sa créativité en actes — cela singulièrement dans le cas du poète à la recherche de ce qui se tait en lui-même et qui doit demeurer tu. Car alors la langue dit et démontre de l'humain, pratiquement, la créativité qui est tout lui.

La méthode, c'est l'esprit, en actions, de l'amour des choses elles-mêmes. Elle exige une écriture au rasoir.

Ainsi, comme tout manuel, celui-ci instruit par l'exemple :

L'oiseau qui replie ses ailes

Recourbe sa lame sur son manche

Comme s'il entourait un fruit

Du manteau d'un couteau. (82)

La métaphore déporte l'un vers l'autre trois mystères et les protège les uns par les autres : celui de l'oiseau à l'arrêt de son vol et celui du fruit dans le mouvement de son mûrissement, et celui du désir de l'oiseau à l'abord du fruit. Cela, quatrièmement, par le geste du couteau qu'un paysan ferme avant de le remettre dans sa poche : clac, fin du repas de midi, retour au travail.

Ainsi agit le travailleur des vers, au fil d'un diamant découpeur de verre dans la matière fragile et incassable de la langue. Attention ! Que la main demeure légère, car ici on ne vise pas une cible à la force d'un arc, on opère (poing fermé et poing ouvert, 43), comme la goutte d'eau, à créer la cible même, là où elle est et comme elle se nomme :

Le goutte à goutte dans le seau

Atteint sa cible plus sûrement que la flèche.

Car ce qu'il vise et ce qu'il frappe

Est d'engendrer le cœur. (223)

La figure privilégiée

Que nul n'entre ici s'il n'est tautologue.

Car c'est à sa dimension de chose que se mesure la chose

Et c'est dans sa dimension de chose qu'elle se déploie en chose,

Parce qu'elle s'enchose qu'elle est chose.

[…] (2)

Depuis ses premiers textes, Albarracin pratique la tautologie, parce qu'elle mime idéalement le mouvement et l'effort paisible de la chose elle-même à être la chose, à chaque fois singulièrement.

Ainsi le feu,

On n'y voit que du feu

Alors que le feu est du feu et du feu. (109)

Ou bien les fruits,

Quel fruit n'est pas le résultat de soi

[…]

Quel fruit n'a pas en lui le miracle de se correspondre ? (200)

Et puis ce moment de la pensée, encore une provocation, encore un transport lyrique, mais plus purs et plus simples que dans la métaphore ; plus radicaux et plus adéquats, plus péremptoires ; indécomposables, indiscutables :

Les choses sont pareilles.

Elles sont gorgées de pareil.

De ce pareil qui brille en elles

Et les réchauffe de pareil. (59)

Un circuit très court, des déplacements plus fulgurants, plus décisifs, la tautologie développe brièvement le mouvement de l'énigme. Elle évite de diluer et de liquider l'énigme et sa provocation. Telle est la force de frappe de ces sentences comme venues de loin dans le temps et dans l'espace de la pensée :

Qu'il existe un « tout même »

Comme on parle du « tout autre ».

Que le tout même est

L'absolument soi de soi.

Non pas seulement soi,

Mais radicalement soi.

Soi jusqu'à être soi pour soi,

Soi jusqu'à la dimension

Du tout même. (145)

Séquences d'une ontologie, tirées au cordeau des vers.

Les choses, « Peut-être qu'au fond d'elles-mêmes/ Elles circulent entre elles/ À la vitesse de l'être » (34), et ceci :

Les choses sont les choses

Parce qu'elles sont hors d'elles

Et à l'intérieur d'elles-mêmes.

Elles sont l'exact point de rencontre

De ne plus être elles

Et de l'être en secret. (156)

La tautologie appelle des « pourquoi ? » et suscite des « parce que ». Soulevant des réflexions et les gouvernant, elle représente, dans la voix mentale, la suggestion d'un mouvement physique qui porte de manière pour ainsi dire calculable en nombre de syllabes et de vers à une métaphysique :

La toupie est un des emblèmes du Réisophe.

[…]

Car la toupie est rendue stable par son mouvement.

C'est en tournant sur elle-même à toute vitesse

Qu'elle se tient debout

Comme si elle avait un pied également

Dans un autre monde.

C'est d'ailleurs parce que la vitesse

Nous enlève à la vue cet autre monde

Qu'elle peut y faire s'appuyer

La toupie.

La toupie en rotation

Ne tiendrait pas en équilibre sur sa pointe

Si elle n'avait pas des appuis

Dans un autre monde. (85)

Un autre monde supposé, mais pour de bonnes raisons, d'évidence et de postulation de la raison. Un tacite autre monde, où les deux plans de l'horizontal et du vertical s'impliquent, et les deux notions de la vitesse et de l'immobilité.

Comme toute métaphysique, irrésistiblement celle-ci est à la recherche d'un certain lieu de l'esprit, du vrai lieu des choses et des phénomènes, celui de leur origine :

Comment la chose rencontre dans la chose son déclencheur ?

Comment se fait le point où la chose en rencontrant

La chose dans la chose crée la chose ?

Par quelle butée en soi débute-t-elle ?

Par la surprise d'être.

Par la très simple et douce surprise d'être.

[…]

Le matin se lève et en se levant

Tombe sur lui.

Merveille.

Matin.

Il ne s'attendait pas à être là

Puisqu'il n'était pas là pour attendre ni pour être.

Ou peut-être attendait-il (19)

En encore plus métaphysique, si c'est possible, cette fois porté dans l'absolu :

[…]

Ressentir la dimension de chose de la chose

C'est retrouver la chose primordiale.

Car il y eut jadis une chose primordiale.

À l'origine, dans l'aurore des choses,

Ce fut, pour toute chose,

Une belle syzygie.

Toute chose était inséparée

Et elle était inséparée d'elle-même.

C'est au Réisophe de remonter

À la syzygie de la chose inséparée. (2)

Dans cette cosmographie, tout matin renouvelle le premier matin. C'est son mouvement et son commandement, et le genre de sa beauté.

 

En somme, par tous les moyens de l'écriture, insinuer dans les choses certaines opérations de la parole et de la pensée, jusque dans la pierre :

Que fait la pierre

Dans son immobilité

Et dans son hyperconcentration ?

Elle se filtre.

Se filtrant elle dépose au fond de soi et autour de soi

Son immobilité et son hyper concentration. (218)

Le mouvement d'une œuvre

Ce qui est beau dans Albarracin, c'est qu'il ne cesse de développer son intuition première. Depuis le titre Le Feu brûle (2004), et à travers notamment Le Secret secret (2012), Res rerum (2018) et Pourquoi ? (2020), il approfondit le sillon où il travaille du côté des choses. Et, à chacun de ses grands recueils, il défie l'attente que l'on avait. Para ten doxan, contre les suppositions que l'on pouvait faire de tel développement et aussi contre la crainte qu'il ne puisse pas aller plus loin, de fait il va plus loin dans sa voie.

Cependant il sait bien que l'idem (la répétition) inévitablement attire, tend et menace l'ipse (le même dans le toujours). Et qu'il devrait lui-même, logiquement, renoncer à son nom d'auteur et au genre d'autorité qui s'y attache, c'est-à-dire devoir lui-même revêtir l'anonymat d'un sujet qui devrait n'être plus que tacite. (Quelqu'un qui fait ça très bien, c'est Proust, dans un tout autre genre d'œuvre.)

Mais il ne peut pas faire qu'il ne soit pas Laurent Albarracin, tant son goût des choses mêmes et sa poétique sont désormais reconnaissables et reconnus.

Alors il invente une petite fable, dans la tradition d'un Voltaire et de bien d'autres qui prétendaient abolir leur identité dans la seule transcription d'un texte soi-disant venu d'ailleurs. Ils avaient leurs raisons, de sécurité ; il a les siennes, d'une certaine ironie. Une société secrète diffuse son code à tout un chacun, ainsi que le guide pratique pour le penser et le traiter, à savoir : le secret des choses est purement et simplement un secret.

 

Ce Manuel de Réisophie pratique est une déclaration d'amour sans cesse renouvelée à l'égard des choses, et une fête perpétuelle pour l'imagination et pour l'entendement.

Pierre Campion

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