Pierre Campion. Sur le livre de Jean-Loup Trassard : Manivelles et valets.
© : Pierre Campion.
Des outils et des hommes
Une archéologie
À Dominique Vaugeois.
Chez l'un de ses éditeurs historiques — l'autre
étant Gallimard —, Jean-Loup Trassard renoue avec ses premières
inspirations, qu'il n'a d'ailleurs jamais quittées : dégager les outils
anciens, les mesurer (les décrire, les photographier), les restituer à leurs
lieux, remonter d'eux aux mains qui les fabriquèrent et à celles qui les utilisèrent,
et au monde disparu où ils servaient, où ils avaient leur sens. Le prototype de
ces livres fut bien l'Inventaire des
outils à main dans une ferme. Et
il y revint, dans La Déménagerie, à
l'occasion du dénombrement épique des outils de la trop petite ferme de la Hougerie en Mayenne au moment de son déménagement pour la grande ferme de la Mézangerie
près du Mans, pour un autre monde.
Des photographies, très belles, peu nombreuses, de certains
objets anciens, dans un espace plutôt neutre de musée imaginaire, dans l'ambiance
sévère du noir et blanc et de ses nuances infinies de gris : voix du
silence. Ces photos représentent des objets usuels : une chaufferette, un
grelot, un panneton, ou quelques choses plus énigmatiques. Elles ne sont pas
légendées, elles se contentent de leur simple évidence. Comme toujours dans les
photos de Trassard, les humains sont absents. Ils sont portés disparus :
les contemporains de l'écrivain sont partis dans les maisons de retraite,
brûlant tout derrière eux ;
leurs parents, nés vers 1900, sont morts depuis longtemps ; leurs
petits-enfants se sont fondus dans la foule de leur génération. Tout ce monde
rural qui s'était fondé au néolithique a naufragé corps et biens.
Posé en regard de ces photos, mais non asservi à les
commenter une par une, le texte porte la charge principale d'une archéologie
lyrique : des descriptions d'outils et de cette affection que je ne
voudrais pas appeler nostalgie. Car cette douleur-là ne saurait produire ce
monde d'imagination obstinée, ingénieuse et réfléchie : il y a là trop de
passion créatrice et allègre, trop de pur plaisir d'écrire, même si l'écrivain
parfois laisse passer de la colère ou du ressentiment.
Des manivelles à la main-d'œuvre, tel est le parcours de ce
livre, avec le paradoxe suivant : Trassard nous dit, brièvement, que les
enfants maniaient les manivelles parce que barattes, écrémeuses ou meules à
affûter, c'était un travail aisé. Ils ne figurent pas pourtant dans la
main-d'œuvre. Le mouvement passe ainsi directement au personnel des
domestiques, comme si, dans une ferme, les enfants du fermier et sa femme et lui-même ne faisaient pas partie de
la main-d'œuvre, parfois de la seule.
« J'ai aimé,
dit Trassard, observer une telle
économie, essayé même de la pratiquer. » Petit univers aimé et qu'il
regrette. Mais la révolution silencieuse qui a aboli le monde ancien n'a pas
été imposée à ces fermes, elle y a été acceptée et même désirée, et elle s'y
est réalisée. Le ménage Fourboué de La
Déménagerie en est le premier protagoniste, dès 1941, sous l'Occupation.
« Tout un peuple d'objets et d'outils »
La bascule, la vanette, le diable vont de concert. C'est pour eux, et
aussi bien pour la baratte ou le coupe-racines, outils à manivelle, que
la phrase de Trassard fait merveille. Précise, nerveuse, elle classe les outils
par leurs lieux et leurs sociabilités, analyse les mécanismes, les fonctions et
les solidarités, non pas dans l'esprit philosophique de l'Encyclopédie, mais à l'égal de celle de Diderot et sans le secours
de ses planches :
Dans le grenier d'une ferme la vanette
avait des voisins : le diable et la bascule. Le diable est une sorte de
brouette pour déplacer un sac empli de blé, orge ou avoine à l'intérieur du
grenier jusqu'à l'escalier pour descendre où c'est une épaule qui reçoit la
charge. Les brancards et les trois traverses qui les joignent sont en bois. Au
chargement le sac se tient debout sur un petit tabler de tôle et quand on pousse
le diable devant soi, grâce aux deus roulettes métalliques, le sac se couche un
peu sur les traverses, faisant alors porter une part de son poids sur les bras
de l'homme qui tient les poignées (il est rare de voir une femme à ce
travail !).
La bascule. Son domicile
normal, c'est bien le grenier, où elle servait à peser le sac des grains à
vendre au voisin pour ses poules. Chez nous, elle pesait toute la récolte de
blé, que la batteuse de mon père, antique et bricolée, avait sortie encore trop
peu propre de balles et menues pailles. En septembre, avant la rentrée des
classes, les enfants la passaient donc avec patience à la vanette de Trassard, notre ventouére, au
souffle d'un dernier tri, l'un tournant la manivelle, les autres apportant le grain,
les autres ensachant sous la machine, et d'ailleurs se remplaçant les uns les
autres à ces tâches. Après quoi peser en sacs de cent kilos, que l'adolescent
d'entre nous déplaçait par le diable,
appelé chez nous cabrouet,
tous les sacs assez aisément portés ainsi près de la gerbière, à l'intention du
commerçant venu les prendre en camion. Le long d'une échelle, un homme alors
les faisait glisser aux pieds du camionneur.
Seulement voilà, j'ai connu le grenier et ses utilités, et j'y
ai servi. J'ai vu aussi les chevaux, lèvres retroussées, manger avec appétit les
ajoncs broyés et les vaches leurs betteraves débitées en lamelles par le
coupe-racines et mêlées des balles de blé recueillies près de la batteuse en
août. La phrase de Trassard s'en trouve comme renversée, elle était faite
pour suggérer aux étrangers, et je la lis au critère de l'exactitude. En
prend-elle moins de puissance et de beauté ? Au contraire peut-être, quand
je vois par moi-même comment Trassard traverse l'épreuve des objets. Oui, c'est
ça, c'était bien ça !
Dans le défi qu'elles se donnent, les phrases de Trassard
illustrent les vertus de la force et de la finesse, et c'est pourquoi, à mes
yeux, elles ne relèvent pas de la nostalgie et de ses douleurs. Elles ont la
confiance de l'écrivain : lui qui écrit, il a vu cela. Elles feront
leur chemin dans l'esprit rien moins qu'encombré et distrait d'un lecteur de la
ville, pourvu qu'il soit de bonne volonté.
Par un passage pris
dans Dormance,
essayons d'éclairer ce travail de
la phrase, fait de mouvement et de ruses, de changements de pied, de gouvernance au
plus près de la chose et du chemin à proposer au lecteur dans sa lecture et en lui-même :
Écrire devient le geste d'écarter des branchages pour voir,
c'est en rêverie, en questions, en recherche, en idées ou images qui
surgissent, pousser une phrase au milieu des embûches, des ratures, qui se
fraye un chemin, tel un chien à la chasse, et révèle par fragments, détail
précis ou perspective plus large mais floue, une existence dont la mise au
jour, plus exactement les parts tirées de l'ombre, m'apprendront peut-être le
lien par lequel j'y suis attaché.
Quelque chose de caché et d'innommé, à débusquer, à
s'approprier par des mouvements de phrases imprévisibles. Ce quelque chose qui se
dérobe à la prise, c'est ce qui a été et qui, en vertu du passé composé
français, réside encore quelque part, dans la mémoire et dans l'esprit. C'est cela que la phrase
cache à celui-là même qui l'écrit et qu'elle peut lui révéler, et qu'il tente
de faire partager à un lecteur non prévenu : la relation qui l'attache,
lui l'écrivain, à un certain monde disparu, et qui va au delà du regret et
d'une passion triste. Ce lien-là pourrait bien être
celui d'une fidélité à
observer, ou d'une justice à rendre. Un monde disparu donc et non pas anéanti,
qui en appelle de sa disparition à ceux qui apparaissent encore dans la vie.
Cette injustice-là, contre laquelle crient les êtres et les
choses — les outils et le personnel des outils —, est de
l'ordre métaphysique. Au vrai, depuis que l'enfant a perdu prématurément sa
mère pour laquelle, dans La Déménagerie,
il cueillait encore sur la route un bouquet des fleurs du monde nouveau, la phrase
n'a pas de coupables à identifier et à maudire. Contre l'auteur peut-être,
elle observe la neutralité éthique qui s'impose à l'égard de ses personnages.
C'est là qu'il faut se rappeler une vie antérieure de
Jean-Loup Trassard, quand il écrivait pour la collection Le Chemin, que
dirigeait Georges Lambrichs chez Gallimard, dans un esprit d'avant-garde, au
milieu de jeunes ou moins jeunes camarades qui avaient nom J.-M. G. Le Clézio, Jacques Borel, Jean-Jacques Schuhl,
Denis Hollier, Jean Roudaut ou Henri Thomas, celui-ci
devenu ensuite un auteur du Temps qu'il fait… De ces proximités avec la
littérature qui cherchait ses voies, Trassard a gardé le goût
et le talent d'une expérience d'écriture,
d'une tentative que l'on pourrait prendre à tort pour une vision réactionnaire
des choses et des êtres : celle de rendre au jour du présent ce qui lui a été injustement
dérobé.
Une fois que l'on a quitté Le Chemin, il
reste à faire non pas un travail de deuil mais le travail des phrases,
toutes
teintées dans leur masse du causement
des campagnes, conduites selon des bifurcations légères
— ponctuation ou grammaire —, tous traits qui les rendent plus
difficiles à lire qu'elles n'en ont l'air.
Ainsi écrivaient Noël du Fail et Rabelais. Ainsi la littérature rénove-t-elle l'un de ses chemins.
De certaines existences
Jusqu'aux années 1950, dans presque toutes les fermes il y
avait un valet et même dans les fermes plus conséquentes un premier valet qui menait
l'attelée, autour duquel travaillait un aide, plus jeune ou alors trop vieux
pour tenir les chevaux, parfois aussi une servante secondait la fermière,
s'occupait des cochons, remuait des seilles de tôle, lavait au ruisseau ou
tournait la baratte, elle devait accepter d'être, journée au long, envoyée
d'une tâche à l'autre. La condition des commis restait dans ses habitudes même
si l'on n'en parlait pas, les règles qui existaient en pratique n'étaient pas ou guère
exprimées. Quand l'homme ou la femme parlaient du valet de leur ferme, ils
disaient « le gars chez nous », pas de prénom.
Dans l'œuvre de Trassard, cette précarité et cette misère
ont un précédent, celui du taupier Joseph Heulot, nommé dans un livre bien
après avoir chassé les taupes, même pas domestique, et qu'aucun fermier
n'identifia jamais comme « le gars chez nous ». En
toute justice, ce monde ancien d'appartenances, strictement hiérarchisé, dur et
abandonné à la peine des hommes a disparu, dès que la mécanisation et ses
incidentes ont rendu possible et désirable cette disparition. Reste un devoir,
de Justice et de Fidélité.
En quelques pages, Trassard trace la condition des valets de
ferme. Placés là dès l'enfance par des parents pauvres et chargés de famille ou
par l'Assistance publique, ils vivaient dans des conditions misérables, de
dépendance et d'inconfort, d'hygiène nulle, sur des engagements le plus souvent
tacites et coutumiers. Leur destin, avec l'âge : il arrivait que les plus
capables se mettent à deux, homme et femme, pour devenir patrons. Pour les
autres,
il restait à compter les quelques billets sans doute pliés en
quatre dans leur porte-monnaie pour commencer à se procurer une mobylette
d'occasion qui leur a permis d'aller travailler dans une scierie, dans un bourg
comme cantonnier, ou même jusqu'à
une petite ville pas trop éloignée comme terrassier ou balayeur. Ils y ont été
protégés contre les avatars de leur fin de vie.
« Leur a permis,
ils y ont été protégés », juste le déplacement d'air qu'emportent deux
temps du passé induisant un présent. Les valets de ferme ont disparu, chassés en dernier
lieu et paradoxalement par les progrès des retraites obligatoires, à cotiser.
Tableau très noir et qui peut-être superpose plusieurs
périodes, et où il apparaît, de temps à autre, que la condition des patrons et
de leurs enfants n'est pas forcément bien meilleure :
Les cultivateurs de mon enfance étaient assez petits […]. Ils étaient de génération en génération
comme écrasés par le travail, par les sacs de blé trop souvent portés, presque
cent kilos, par les brouettes de fumier, leurs larges mains crispées sur les
brancards malgré les blessures parfois ou, l'hiver, des engelures éclatées non
soignées, j'ai vu cela de près. […] Autour du manche de l'outil, c'est le corps
entier qui est requis par l'effort, les bras, les cuisses, les genoux et le
dos, vers la soixantaine les cultivateurs étaient rompus. […] Est-ce dû à une
nourriture différente sur la table des fermes ou à la prolongation des
études ? Les enfants des agriculteurs sont devenus aussi grands que ceux
des villes.
Dans sa jeunesse, l'étudiant en droit a pu lier avec plusieurs
des domestiques des relations vraies et qui furent durables :
Avec un troisième valet, j'avais alors vingt ans et lui six
ou sept de plus, j'ai pu devenir ami et nous avons aussi beaucoup parlé de
cette vie particulière du commis de ferme que j'avais en même temps sous les
yeux, un ensemble de droits et de devoirs jamais exprimés et entendus pourtant,
ce qui m'intriguait. Lui, dormait dans l'écurie des étalons percherons et comme
tous les soirs avant d'éteindre la lumière, il voyait un rat longer une poutre devant
son lit, il m'a emprunté un piège pour se débarrasser de l'animal.
« Les valets de
ferme sont des souvenirs déjà lointains. Aujourd'hui, après le passage des
machines, les champs sont vides de toute présence. À cause des poisons
répandus, les oiseaux, même, ont disparu. »
Ainsi se ferme le livre, dont le mouvement va d'un certain
bonheur des choses au malheur des personnes, un livre fort dont l'un des
paradoxes tient à ce qu'il s'accorde à l'un des discours de notre toute
dernière époque. Coïncidence évidemment, plutôt que communauté d'inspiration.
Pierre Campion