Quelques réflexions sur l'article « Beau »
écrit par Diderot pour l'Encyclopédie
L'article « Beau » faisait partie du
deuxième tome de l'Encyclopédie
(1752, texte intégral sur le site de l'atilf, analyse et traitement informatique de la langue française, Nancy-Université).
La thèse centrale est que le beau
est une « perception de rapports ». Dès 1748, avant l'emprisonnement
de Vincennes, Diderot disait dans ses Mémoires
sur différents sujets de mathématiques : « Le plaisir, en
général, consiste dans la perception des rapports. Ce principe a lieu en
poésie, en peinture, en architecture, en morale, dans tous les arts et dans toutes les sciences. Une belle machine, un beau tableau, un beau portique ne nous plaisent que par les rapports que nous y remarquons. […] La perception des rapports est l'unique fondement de notre admiration et de nos plaisirs. […] Ce
principe doit servir de base à un essai philosophique sur le goût s'il se
trouve jamais quelqu'un assez instruit pour en faire une application générale à
tout ce qu'il embrasse ». Diderot passe ainsi d'une définition
psychologique du goût à une définition logique de la beauté :
« J'appelle donc beau hors de
moi, tout ce qui contient en soi de quoi réveiller dans mon entendement l'idée
de rapports ; et beau par
rapport à moi, tout ce qui réveille cette idée ».
Dans son souci d'universaliser la
question du beau, Diderot l'étend donc à la perception des rapports. C'est sans
doute à la fois trop et trop peu. À ce compte, la rhétorique philosophique, la
géométrie, toutes les activités et toutes les sciences produiraient de la
beauté, sans le vouloir, remarquons-le, tandis que le peintre, le sculpteur ou
l'écrivain, qui font un usage plus habituel de ce mot, s'efforcent sans doute
d'en enrichir la portée, au-delà du constat qu'ils obéissent à des lois et
exploitent des « correspondances ». Mais la définition de Diderot a
le mérite d'annoncer, comme le font les logiciens analytiques, quand il y a du beau. Le principal
rapport est celui qui s'instaure entre le connaissant et le connu. C'est la
thèse ancienne d'Aristote et de Thomas d'Aquin. Le beau est extrinsèque et
relationnel : s'il existe « hors de moi », pour être saisi il exige
un récepteur doté des qualités qui lui correspondent. « Nous naissons avec
la faculté de sentir et de penser » et « avec des besoins qui nous
contraignent de recourir à différents expédients » susceptibles de
satisfaire notre vocation anthropologique (envie de jouir, désir de comprendre,
sens des valeurs, goût des œuvres, respectivement vocations physiologique,
épistémique (cognitive), éthique, esthétique), avec une visée arétique. La
quête effrénée du beau équivaut à l'intensité que nous déployons à viser le
Bien et à trouver le Vrai. Ce sont les horizons ouverts à la réalisation de nos
facultés. Une vie est réussie lorsqu'elle parvient à équilibrer cette pluralité
d'aspirations conformes à notre être pour
et avec. Il importe que le beau soit
hors de moi, car « il faut bien distinguer les formes qui sont dans les
objets, et la notion que j'en ai ». Il importe aussi qu'une relation
s'établisse entre moi, le monde naturel et l'artefactuel. Cette coïncidence
rend seule compte de mon existence dans le monde, elle en présuppose
l'harmonie, et, à ce titre, les sciences et les arts établissent un même
constat, partagent une même ambition, selon des perspectives différentes, mais
complémentaires. La raison est privilégiée dans les sciences, l'émotion dans
les arts, mais cette distinction est finalement superficielle, comme nous
l'enseignent l'épistémologie et l'esthétique, qui nous éclairent un peu sur
l'entremêlement des idées, des théories et des affects mis en jeu dans ces
productions humaines. « C'est l'indétermination des rapports, la facilité
de les saisir et le plaisir qui accompagne leur perception, qui ont fait
imaginer que le beau était plutôt une
affaire de sentiment que de raison. » C'est une façon de reconnaître le
primat de la sensibilité dans l'expérience esthétique et la facilité avec
laquelle un individu peut être affecté par les œuvres. La plupart des
théoriciens de l'art, des philosophes, des penseurs et des professeurs traitent
cette empathie avec condescendance et décrètent qu'elle doit être évitée,
oubliée ou dépassée, qu'elle est d'une nature instinctive et primaire, alors
qu'elle est déjà un phénomène d'appréhension largement conditionné par la
culture et l'éducation. Il y a une continuité possible de l'expérience
esthétique. Diderot fait ainsi intervenir l'habitude et un principe de
reconnaissance, qu'il complète en ayant recours au discernement. Cette faculté
prend le relais dans les cas où le rapport qui existe entre les qualités de
l'objet esthétique n'est plus perçu intuitivement : « J'ose assurer
que toutes les fois qu'un principe nous sera connu dès la plus tendre enfance,
et que nous en ferons par habitude une application facile et subite aux objets
placés hors de nous, nous croirons en juger par sentiment ; mais nous
serons contraints d'avouer notre erreur dans toutes les occasions où la
complication des rapports et la nouveauté de l'objet suspendront l'application
du principe ; alors le plaisir attendra, pour se faire sentir, que
l'entendement ait prononcé que l'objet est beau. »
Beau, dit ensuite Diderot, est une qualification générale affectée à des
domaines ou des réalisations diverses : il y a un beau moral, un beau
littéraire, un beau pictural, un beau musical, un beau naturel… Dont acte,
mais qu'est-ce qui permet, sur la base d'une saisie des rapports, de décréter
que telle chose est belle et telle autre laide ? Pour fonder ce qu'il faut
bien appeler des critères, il est significatif que Diderot, après Montaigne,
se tourne vers la « belle nature » puisque, pour un matérialiste, il n'y
a pas pour l'homme de paradis ailleurs que sur la terre. La nature étant ad vitam aeternam le lieu où sont le
mieux établis les rapports qui provoquent invariablement et communément le sens
du beau, Diderot en infère que « selon la nature d'un être, selon qu'il
excite en nous la perception d'un plus grand nombre de rapports, et selon la
nature des rapports qu'il excite, il est joli,
beau, plus beau, très beau ou laid ;
bas, petit, grand, élevé, sublime, outré,
burlesque ou plaisant ».
S'ensuit une distinction entre le beau
réel, qu'on pourrait dire tout aussi bien absolu — « tout ce qui
contient en soi de quoi réveiller l'idée de rapport » — et un beau relatif, qui convient « à tout
ce qui réveille des rapports convenables avec les choses auxquelles il en faut
faire la comparaison ». Les qualités esthétiques sont en fait toujours
relatives ou relationnelles, si l'on accepte d'entendre et d'étendre cette loi
des rapports observée par Diderot : l'expérience esthétique ne peut
d'abord naître que de la mise en présence et de la confrontation de l'homme
avec l'objet ; ensuite l'entendement appréhende des qualités « qu'un
être constitué de corps et d'esprit comme moi ne pourrait considérer sans
supposer l'existence ou d'autres êtres ou d'autres qualités, soit dans la chose
même soit hors d'elle », d'où la distinction entre les rapports réels,
faciles à attester in praesentia et
les rapport aperçus, qui renvoient à mes connaissances et à des expériences
antérieures. « Mais il y a une troisième sorte de rapports ; ce sont
les rapports intellectuels ou fictifs ; ceux que l'entendement
humain semble mettre dans les choses. » Par exemple, un statuaire, devant
un bloc de marbre, imagine la figure qu'il pourrait en extraire. La toile
blanche, les brosses et les couleurs suffisent aussi au peintre pour faire
advenir le tableau, comme l'exprime
de façon saisissante ce propos de Braque : « Quand je commence, il me
semble que mon tableau est de l'autre côté, seulement couvert de cette
poussière blanche, la toile. Il me suffit d'épousseter. J'ai une petite brosse
à dégager le bleu, une autre le vert ou le jaune : mes pinceaux. Lorsque
tout est nettoyé, le tableau est fini. » (Braque)
Diderot est sensible à la
richesse des dénominations linguistiques du beau, à ce que l'on appelle
communément aujourd'hui son champ lexical, ses synonymes, ses nuances (joli,
grand, sublime, charmant…), mais, selon lui, cette variété est
épiphénoménale : il n'y a là que des variations locales et un
enrichissement prévisible du principe premier : la perception des rapports
est le fondement du beau. Les différences de perception selon les époques, les
milieux et les individus, si elles sont avérées, ne remettent pas en cause le
principe. D'ailleurs tout le monde convient « qu'il y a un beau, qu'il est le résultat de rapports
aperçus : mais selon qu'on a plus ou moins de connaissance, d'expérience,
d'habitude de juger, de méditer, de voir, plus d'étendue naturelle dans
l'esprit, on dit qu'un objet est pauvre ou riche, confus ou rempli, mesquin ou
chargé ». Quand Diderot parle du beau, il faut comprendre qu'il parle en
fait du jugement esthétique, en un
sens très général, c'est-à-dire d'une compétence humaine spontanée et
perfectible, constative et évaluative, dans l'appréhension du réel et des
objets, qu'ils soient saisis effectivement dans la nature (globale ou spéciale,
végétale, animale ou minérale), ou dans la quasi-nature des productions
artefactuelles.
Hume, dans son traité sur la norme du goût (1757) rejoindra
Diderot — qu'il a sans doute lu — sur la définition et la
description de cette compétence particulière qui, lorsqu'elle est développée
correctement, aboutit à ce que le philosophe écossais subsume sous le terme de délicatesse. Une « première source
de diversité » dans les jugements provient de la difficulté où l'on se
trouve de les accorder, de les harmoniser à la complexité des rapports mis en
œuvre par les artistes. Chacun n'aperçoit que ce que son éducation et son
expérience lui permettent de voir. Hume évoquera à son tour les limites de la
réception des œuvres que sont l'ignorance et l'envie. À l'art de concevoir
devrait toujours, dans la mesure du possible, correspondre un « art
d'aimer », la patience réflexive et la sympathie éclairée que donne seule
une éducation convenable.
« L'intérêt, les passions,
l'ignorance, les préjugés, les usages, les mœurs, les climats, les coutumes,
les gouvernements, les cultes, les événements, empêchent les êtres qui nous
environnent, ou les rendent capables de réveiller ou de ne point réveiller en
nous plusieurs idées, anéantissent en eux des rapports très naturels, et y en
établissent de capricieux et d'accidentels ». Diderot reprend et élargit
la liste des circonstances et des facteurs qui interfèrent en quelque sorte
toujours peu ou prou dans l'exercice de la faculté de juger (esthétiquement).
La tendance à généraliser son point de vue n'est pas oubliée. Pourtant, comme
le rappelle le mot du peintre Apelle, ne
sutor ultra crepidam, on ne
devrait parler qu'en connaissance de cause, et pas forcément au-delà.
Comme « nos sens sont dans
une état de vicissitude continuel » et que nous changeons en permanence
d'humeur au fil du temps, il se peut bien que notre jugement subisse de
constantes fluctuations, à l'image de notre moi, comme l'avait déjà noté
Montaigne. Et j'associe très souvent aux lieux et aux objets des connotations
toutes personnelles, des « idées accidentelles ».
« Quoi qu'il en soit de
toutes ces causes de diversité dans nos jugements, ce n'est point une raison de
penser que le beau réel, celui qui
consiste dans la perception des rapports, soit une chimère ; l'application
de ce principe peut varier à l'infini, et ses modifications accidentelles
occasionner des dissertations et des guerres littéraires : mais le
principe n'en est pas moins constant. Il n'y a peut-être pas deux hommes sur la
terre qui aperçoivent exactement les mêmes rapports dans un même objet, et qui
le jugent beau au même degré ;
mais s'il y en avait un seul qui ne fût affecté des rapports dans aucun genre,
ce serait un stupide parfait ; et s'il y était insensible seulement dans
quelques genres, ce phénomène décèlerait en lui un défaut d'économie
animale ; et nous serions toujours éloignés du scepticisme, par la
condition générale du reste de l'espèce. »